Approche culturelle et imaginaires en géographie

Née d’une question posée par l’évolutionnisme mais aussi du refus d’un déterminisme environnemental, la géographie humaine éclaire le fonctionnement des groupes humains à genres de vie du monde traditionnel, puis les jeux de l’échange et de la circulation dans le monde moderne. Le tournant culturel qu’elle prend à partir des années 1970 lui fait découvrir le rôle négligé des valeurs : celles qui sont réductibles à un facteur commun, l’utilité, et celles qui ne sont pas négociables, se traduisent par des discontinuités spatiales et conduisent à des affrontements. Elle rend ainsi compte de la dimension identitaire des dynamiques territoriales, de la crise de l’Occident et des conflits du monde actuel.

DÉTAILS TECHNIQUES

Auteur(s) : Paul Claval
Catégorie(s) :
Nombre de pages : 200
Format : 100x190 mm
Date de parution : 2 décembre 2024
ISBN : 978-2-9593522-4-9
Prix : 15,00 

Extrait

Pour vivre, nos premiers ancêtres ont appris à s’orienter, à tirer parti de leur environnement, à nouer des liens entre eux et à donner un sens à leur présence en ce monde : comme pratique, la géographie est aussi vieille que l’humanité. Comme savoir scientifique, elle débute en Grèce il y a deux millénaires et demi, mais reste longtemps essentiellement descriptive. Au cours de cette longue phase, les géographes apprennent à dessiner des images de la terre – des cartes – qui permettent d’embrasser d’un coup d’œil et comme de haut des ensembles qu’ils auraient, sans cela, de la peine à appréhender.

Lorsque les données dont on dispose sur les milieux et sur leur humanisation se multiplient, au XIXe siècle, les chercheurs constatent que certaines configurations et certains dispositifs spatiaux sont stables ou n’évoluent que lentement : ce sont des structures qui deviennent les objets propres de la discipline. Les ambitions de cette dernière s’élargissent : elle essaie de retracer la genèse de ces dispositifs et de montrer ce à quoi ils servent ; qu’ils soient naturels ou aient été au moins partiellement façonnés par l’homme, la recherche les analyse à la fois d’un point de vue historique et dans une perspective fonctionnelle ; elle s’appuie pour cela sur des postulats et met en œuvre des démarches conformes aux principes méthodologiques et aux conceptions épistémologiques de l’époque : souci de bâtir une connaissance positive accrochée au « réel » et aux « faits »; conviction que les configurations observées – des structures plus ou moins stables – ne doivent pas leur extrême diversité à des causes spécifiques à chaque cas, mais à des processus généraux pouvant se reproduire en d’autres lieux ou d’autres temps – ce que les géologues et les géomorphologues baptisent, au début du XIXe siècle, le principe des causes actuelles. Cette hypothèse élimine le Déluge et les autres interventions divines de l’interprétation des formes terrestres.

En géographie humaine, de la fin du XIXe siècle au milieu du XXe, durant sa phase classique, la recherche repose sur l’analyse des genres de vie partagés par les populations qui pratiquent les mêmes activités partout où le milieu est homogène. Cet outil se révèle inadapté aux problèmes posés par les sociétés plus fortement différenciées qui se mettent progressivement en place depuis les débuts de la révolution industrielle. La Nouvelle Géographie répond au défi (i) en substituant au concept de genre de vie, satisfaisant pour des groupes aux activités productives peu différenciées, la prise en compte des budgets espace-temps de chaque individu, et en faisant passer l’accent des relations des hommes à son environnement à celles qu’ils entretiennent entre eux : la circulation est désormais au cœur de la discipline. Mutation, donc, mais continuité aussi : au positivisme du XIXe siècle a succédé un néo-positivisme toujours aussi attaché aux faits, mais pour lequel, le rôle de l’expérience est de valider – ou d’invalider – des hypothèses. (ii) Le principe des causes actuelles n’est pas remis en cause. (iii) Les processus à l’œuvre sur la surface terrestre sont partout de nature générale, ce qui condamne l’exceptionnalisme, c’est-à-dire le recours à une causalité propre à chaque lieu.

Point essentiel, qu’elle soit classique ou nouvelle, la géographie, repose sur une conception simplifiée de l’être humain : les décisions qu’il prend sont considérées comme rationnelles, même si ce n’est pas toujours pour les mêmes raisons ; au regard de la géographie classique, du moment qu’un genre de vie peut être observé, c’est que ceux qui l’ont conçu étaient capables de tirer de leur environnement ce qui leur était nécessaire pour vivre : leur démarche reposait sur une analyse adéquate de leur situation, et donc sur des choix judicieux. De son côté, la Nouvelle Géographie emprunte à l’économie l’hypothèse de la rationalité de l’homo economicus.

Ces présupposés commencent à être remis en cause aux alentours de 1970. L’analyse ne porte plus sur les comportements homogènes à l’échelle de groupes entiers que constituaient les sociétés à genres de vie, mais prend en compte le parcours de chaque individu. Il paraît dès lors impossible de réduire l’étude de la culture à celle de ses manifestations matérielles, artefacts ou paysages humanisés, et d’ignorer qu’elle est d’abord présente dans la tête des individus, qui n’en intériorisent pas nécessairement les mêmes traits. L’hypothèse selon laquelle les décisions humaines sont toutes rationnelles devient insoutenable. Les économistes et les tenants de la Nouvelle Géographie sont de plus en plus nombreux, dans les années 1960, à essayer de rendre compte de l’imparfaite rationalité des choix humains. Les différences qui existent d’un lieu à l’autre ne peuvent pas toutes s’expliquer par les effets de seuil[1] auxquels conduit la combinaison de processus multiples. Les spécialistes d’histoire des religions et certains sociologues s’attachent à la sacralité des lieux de culte ou de pèlerinage[2]. Michel Foucault[3] parle de l’hétérotopie qui isole, au sein d’espaces sociaux, des lieux qui assument des fonctions indispensables au groupe mais que celui-ci condamne par ailleurs.

Un changement de perspective intervient alors en géographie : la discipline connaît un tournant culturel. La nouvelle démarche s’oppose à celles qui l’ont précédée parce qu’elle ne suppose plus que l’espace qu’explore la géographie n’est partout de même nature que dans ses aspects physiques – on parle d’espace géographique. En revanche, l’espace social, celui où s’expriment les distances entre personnes, peut changer de consistance d’une aire à l’autre ou d’un moment à l’autre. C’est désormais à des problèmes d’ontologie spatiale qu’est confrontée la discipline

Le premier chapitre de cet ouvrage résume à grands traits la logique des développements qu’a connus la géographie comme discipline savante, souligne les avantages qui ont assuré leur succès, met en évidence leurs faiblesses et leurs lacunes, et souligne les changements de perspective auxquels ils ont conduit jusqu’aux alentours de 1970. Les raisons qui mettent fin à l’hégémonie de la perspective fonctionnaliste sont analysées au chapitre deux : l’être humain que prend en compte la géographie est plus complexe qu’on ne l’avait admis jusqu’alors ; les représentations qu’il se fait d’un même espace sont multiples ; à la différence de l’espace naturel ou de l’espace économique, structurés par des processus généraux, l’espace social qu’élaborent les groupes est marqué de discontinuités fondamentales. L’ontologie spatiale devient un domaine essentiel de la nouvelle discipline, comme on le verra aux chapitres 3 et 4. L’approche culturelle ajoute à l’analyse de l’espace matériel celle de l’espace social qu’élaborent les groupes humains et celle des imaginaires qui informent leur appréhension de ce qui les entoure et le lestent de valeurs qui donnent un sens à leur vie et orientent leur action, comme on le verra au chapitre 5.

Conçue selon la perspective culturelle, la géographie cesse de rentrer dans le cadre des sciences humaines tel qu’il s’est bâti au cours des deux derniers siècles : en faisant de l’ontologie spatiale un de ses chapitres clés, elle se rapproche des humanités – et permet de les repenser.

[1] Brunet, R., 1967, Les Phénomènes de discontinuité en géographie, Paris, CNRS.

[2] Durkheim, E., 1912, Les Formes élémentaires de la vie religieuse. Le totémisme en Australie, Paris, Félix Alcan ; Otto, R., 1917 Das Heilige. Über das irrationale in der Idee des Göttlichen un sein Verhältnis zum Rationalen, 9e édition, Breslau, Trewendte et Garnier, 1922

[3] Foucault, M. 1984, « Des espaces autres », Conférence au Cercle d’études architecturales, 14 mars 1967, in Architecture, Mouvement, Continuité, no 5, p 46-49.

Née d’une question posée par l’évolutionnisme mais aussi du refus d’un déterminisme environnemental, la géographie humaine éclaire le fonctionnement des groupes humains à genres de vie du monde traditionnel, puis les jeux de l’échange et de la circulation dans le monde moderne. Le tournant culturel qu’elle prend à partir des années 1970 lui fait découvrir le rôle négligé des valeurs : celles qui sont réductibles à un facteur commun, l’utilité, et celles qui ne sont pas négociables, se traduisent par des discontinuités spatiales et conduisent à des affrontements. Elle rend ainsi compte de la dimension identitaire des dynamiques territoriales, de la crise de l’Occident et des conflits du monde actuel.

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