Les Maîtres de vérité de l’Occident

De la métaphysique au monde social

Les philosophes inventent en Grèce la métaphysique entre le VIe et le IVe siècle avant notre ère : la raison y apprend à accéder au vrai et au bon et enseigne comment former les jeunes, gouverner les cités et comprendre la vie sociale. C’est avec le sens de l’histoire d’origine judéo-chrétienne une des deux spécificités de la pensée occidentale.
Cet ouvrage retrace sur deux millénaires et demi les rapports de la raison spéculative et de la pensée sociale : il met en parallèle l’évolution de la métaphysique, le tournant qu’initie Descartes avant que Kant ne le réalise pleinement, et le passage d’une phase où la réflexion philosophique apprenait à former des jeunes et à exercer le pouvoir à une époque où elle donne naissance aux philosophies de l’histoire, inspire les idéologies du progrès et modèle en partie les sciences de l’homme et de la société.
Doit-on, comme le propose la déconstruction, rejeter cette tradition parce que l’Europe et ses projections outre-mer ont exercé un temps leur suprématie sur le reste du monde ? Ne convient-il pas, plutôt, de sauvegarder la curiosité, l’ouverture à l’autre et le souci de l’épanouissement des hommes qu’elle apportait et leur trouver de nouvelles formes ?
Pour résumer, Paul Claval retrace notre histoire intellectuelle en nous invitant à la repenser sans la renier.

Géographe, épistémologue et historien des idées, Paul Claval participe à l’élaboration de la Nouvelle Géographie, joue un rôle déterminant dans le développement de l’approche culturelle dans cette discipline et éclaire l’évolution des sciences de l’homme et de la société.

DÉTAILS TECHNIQUES

Auteur(s) : Paul Claval
Catégorie(s) :
Nombre de pages : 316
Format : 150x228 mm
Date de parution : Août 2024
ISBN : 978 2 9593522 3 2
Prix : 0,00 

Extrait

Cet ouvrage éclaire les rapports entre métaphysique et pensée sociale qui constituent une des spécificités de la pensée occidentale : spécificité de la métaphysique, qui s’appuie sur la raison pour atteindre le monde proprement divin des certitudes et de la vérité ; spécificité des sciences sociales, qui se substituent aux disciplines de l’agir éducatif et politique que mettent en œuvre toutes les sociétés ; spécificité des rapports entre les deux domaines.
La Grèce archaïque avait des maîtres de vérité dont la parole, souvent énigmatique, guidait tous ceux qui avaient à prendre des décisions importantes au sein des cités : formation des jeunes (paideia) ou choix politiques en particulier. Les philosophes se sont substitués à eux.
La pensée grecque naît de la remise en cause de la parole des oracles et d’une codification nouvelle du discours et de ce qui le valide : elle est l’œuvre des présocratiques, des sophistes et des philosophes.
À partir de Parménide, ces derniers font de l’Un et de l’Éternel le modèle de toute chose ; Platon situe la perfection dans la transcendance des Idées, dont les âmes gardent enfoui le souvenir après leur passage aux enfers ; selon Aristote, les hommes s’évertuent à égaler la perfection du divin que révèle la contemplation du Ciel étoilé. Le monde grec est ainsi le seul à juger les hommes capables d’atteindre le Vrai, le Bon, le Beau par le mouvement ascendant de la raison.
D’autres métaphysiques naissent à l’époque hellénistique. Le Dieu du stoïcisme irradie de son souffle le monde, l’homme en particulier, et conduit ce dernier à conformer sa vie à une morale qui assure son insertion dans le mouvement du Cosmos. Pour les épicuriens, les atomes, qui constituent la réalité ultime, sont dotés d’une propension à s’agréger, le clinamen, qui dévient de leur cours ceux qui sont de même nature ; ils s’agglomèrent et construisent ainsi le monde. C’est là une métaphysique originale puisqu’elle fait du ressort du monde, le clinamen, une propriété fondamentale de la matière : une interprétation qui ne met pas en jeu la transcendance, mais l’immanence ; la raison parvient là aussi à dévoiler les secrets du Cosmos et à en déduire une morale du plaisir qui est beaucoup plus qu’un simple hédonisme.
Ces métaphysiques jouent un rôle essentiel dans le monde hellénistique puis dans l’Empire romain. Elles concourent à forger un consensus sur la paideia, l’éducation des jeunes, et ajoutent à la formation des corps par la gymnastique, à celle des sens, de l’ouïe en particulier par la musique, l’apprentissage de l’écriture, de la grammaire, de l’art du discours et une initiation à la philosophie. Dans le même temps, la métaphysique devient une autre manière d’étudier le Dieu et les enseignements des régions révélées, judaïsme, christianisme et islam donnent ainsi une dimension rationnelle à la théologie.

II- La fin de l’Antiquité défait l’Empire romain en Occident, mais laisse vivant une partie de son héritage, celle qui est véhiculée par la religion. Le Moyen Âge occidental lui doit les influences néo-platoniciennes véhiculées par saint Augustin, Boèce ou le pseudo-Denys l’Aréopagite, et leurs conceptions hiérarchiques de l’ici-bas et de l’au-delà. La Renaissance carolingienne renoue avec les conceptions politiques de l’Empire et restitue un certain lustre à l’éducation. La révolution grégorienne approfondit le catholicisme et lui fait redécouvrir, via la philosophie arabe ou judéo-arabe, la totalité de la métaphysique antique, celle d’Aristote en particulier. La philosophie qui renaît ainsi s’applique aux transcendantaux, aux notions qui ont la particularité d’être communes aux deux étages de la réalité, le divin et l’humain : le Bien, le Vrai, le Beau. La raison est ainsi capable d’éclairer certains aspects du registre supérieur. Pour saint Thomas, à la voie descendante que la Révélation à fait naître en théologie s’ajoute la voie ascendante de la raison ; elle ne se substitue pas à la première, mais l’épaule, et suffit d’autre part à expliquer bien des aspects du monde et de la manière de le gouverner, comme le montre la place qu’il réserve au contrat social dans son analyse du monde politique. L’Université met en œuvre, à travers le trivium et le quadrivium, une version christianisée de la paideia antique. Avec le nominalisme, la pensée chrétienne remet en cause certains aspects du thomisme, la notion d’intellect-agent en particulier : la vérité naît d’une expérience personnelle, elle est vécue et ne se réduit pas au concept. L’Incarnation prend ainsi une nouvelle dimension.

III- Le souvenir de Rome ne s’était jamais effacé en Occident – l’usage du latin comme langue universelle du catholicisme en Occident le prouve – mais sans que l’on ait conscience de la richesse du monde, de l’art et de la pensée antiques. La Renaissance les redécouvre en même temps que les progrès de la navigation ouvrent le Nouveau Monde et rapprochent l’Europe de l’Asie du Sud et de l’Est. Le néo-platonisme fait naître à Florence une autre conception de la Vérité et de la Beauté, et une croyance renforcée en le génie de l’homme capable d’atteindre le niveau du divin. L’averroisme conduit à la mise au point à Padoue de la méthode résolutive-compositive, le premier pas vers la science moderne. Le retour aux formes premières du christianisme débouche sur la Réforme. L’influence des diverses composantes de la métaphysique antique se renforce ; de nouvelles formulations en sont formulées.
Avec Descartes, la métaphysique s’ancre dans le cogito, l’expérience intime que chacun fait de la pensée comme seule arme contre le doute, puisqu’elle nous assure de notre existence : la philosophie s’articule désormais sur la jointure entre la matière étendue et la pensée immatérielle, au cœur de chaque être humain, mais sans rompre avec ses racines antiques, puisque Descartes a besoin de Dieu et de la transcendance pour souder matière et pensée : un tournant qui ne sera complété qu’un siècle et demi plus tard par la révolution copernicienne de Kant.
La paideia se trouve enrichie par la place accordée aux témoignages littéraires et artistiques de l’Antiquité, et un peu plus tard, par les leçons tirées des contacts noués avec des cultures jusque-là ignorées. Collèges jésuites et académies protestantes s’ouvrent à la fois aux humanités et aux formes nouvelles de la science. Les disciplines de la langue et du discours se trouvent rénovées par la rationalisation que connaît la grammaire et par l’exégèse des textes. C’est dans le domaine politique que la mutation est la plus forte : le monarque n’abuse-t-il pas de son pouvoir lorsqu’il impose à ses sujets la foi de son choix ? La Réforme met ainsi en doute la légitimité des pouvoirs institués. L’idée d’une justification purement rationnelle du politique, présente dans la pensée catholique depuis saint Thomas, s’épanouit aux XVIe siècle avec l’École de Salamanque avant d’être reprise par le Néerlandais Grotius. La manière nouvelle dont sont alors présentées ces idées leur donne la prégnance de croyances. Avec Thomas More, l’Utopie naît de l’exemple d’une Terre sans Mal contemporaine, mais inaccessible jusqu’aux Découvertes, puis, au tournant des XVIe et XVIIe siècles, localise l’idéal à copier dans le futur. Le Contrat social situe dans une préhistoire indéterminée le moment où les hommes, lassés de l’insécurité née à la violence, acceptent de renoncer au droit d’y recourir et le délèguent au Léviathan, à l’État, c’est-à-dire à un Dieu civil qui la mobilise pour faire régner l’ordre et la paix. Les orientations nouvelles de la pensée sociale dans les deux domaines où elle s’exerçait surtout depuis l’Antiquité, la paideia et la vie politique, ne résultent pas directement des transformations que connaît alors la métaphysique (le pouvoir accru que la philosophie accorde à la raison humaine avec le cogito), mais s’appuient sur l’autorité que les récits rationnels de l’Utopie ou du Contrat social tiennent de ce qu’ils émanent, à l’exemple du mythe, d’une source lointaine située dans le passé de l’immémorial, dans un présent juste découvert ou dans le futur, et à laquelle on accorde toute confiance – où que l’on récuse.

IV- Aux XVIIe et XVIIIe siècles, les progrès de la science s’affirment dans le domaine physique et de plus en plus dans celui de la nature. Les vieilles disciplines intégrées dans la paideia, celles qui portent sur la langue, sur le discours en particulier, bénéficient du mouvement et gagnent en crédibilité. Leurs résultats nourrissent la critique des institutions politiques et religieuses. La conception philosophique de l’homme évolue : au lieu de considérer ses traits comme innés, et donc fixes et permanents, le sensualisme de Hobbes et de Locke, né de l’atomisme antique, montre que c’est au contact de l’environnement où il évolue que ses traits psychologiques se définissent : il est dans une large mesure un produit de la société où il évolue Son épanouissement n’est possible que là où l’oppression n’entrave pas le développement de ses aptitudes.
Le mouvement des Lumières naît ainsi de la conjonction du progrès des sciences physiques et naturelles, des apports critiques de l’exégèse et de la nouvelle anthropologie philosophique qui accorde autant de place à la sensibilité morale ou artistique de l’homme qu’à sa raison, et invite à construire un monde où les hommes pourraient s’épanouir plus complètement.
Pour la majorité des philosophes, la société repose cependant toujours sur la mise en œuvre de règles morales par les individus, qui sont malheureusement souvent conduits à les enfreindre par passion ou par intérêt : la bonne marche de la société repose sur les politiques que mènent les gouvernants. La paix sociale que tout le monde souhaite ne nécessite que la réforme de ses institutions politiques jointe pour certains à un sursaut moral collectif. Dans un tel contexte, la mécanique des interactions entre les individus n’a pas besoin d’être analysée : le souci d’étudier scientifiquement la société reste minoritaire. La métaphysique garde son rôle de soutien de la théologie, mais cesse de le faire essentiellement au profit des religions révélées maintenant qu’elle inspire un déisme où la Raison se substitue à Dieu.
Le mouvement des Lumières souffre ainsi de contradictions, que, dans sa seconde phase, mettent en évidence certains de leurs membres. Pour David Hume, la raison est incapable d’atteindre la vérité si elle ne s’appuie pas sur l’évidence empirique, ce qui condamne la métaphysique telle qu’elle s’est développée depuis Parménide. Pour Jean-Jacques Rousseau, la morale ne naît pas de la mise en œuvre des préceptes imposés de l’extérieur, mais de la conviction intime de chacun.
La connaissance du social essaie de s’appuyer sur des principes nouveaux, mais l’application brutale des recettes de la physique, de la théorie newtonienne de la gravitation en particulier, ne mène pas à grand-chose. Condorcet est plus heureux en mobilisant les probabilités pour éclairer la mécanique des choix électoraux. Avec Herder, l’idée s’impose que les sociétés diffèrent par leur façon de parler, de s’exprimer, de sentir – par leur culture. Toutes sont animées d’une dynamique de progrès – c’est par cela que ses thèses appartiennent aux Lumières – mais elles le font selon des cheminements et à des rythmes différents.
Une vraie science sociale naît avec Adam Smith. Il emprunte à Locke la conviction que c’est le travail incorporé dans le produit qui valorise celui-ci, aux physiocrates l’idée que l’économie retrace le circuit qui va de la production des richesses à leur consommation et à Turgot la mise en évidence du rôle régulateur du marché : une « main invisible » y assure l’équilibre de l’offre et de la demande. C’est ce qu’apprend l’anthropologie humaine sensualiste sous sa forme d’arithmétique des plaisirs : lorsque les choix des consommateurs sont rationnels au sens de l’utilitarisme, c’est-à-dire univoques et classables sur une échelle unique, le marché les traduit en prix que le jeu de rétroaction de l’offre et de la demande fixe à l’équilibre. Les choix n’ont pas alors à être empiriquement observés : l’économiste est à même de connaître ceux qu’effectuent producteurs et consommateurs s’il connaît les problèmes auxquels ils sont confrontés. Simplification qui fait la force de la nouvelle discipline, mais en gêne l’application à d’autres secteurs de la vie sociale.

V- La contradiction fondamentale des Lumières ne trouve de solution qu’avec Kant. À la suite de Hume, il admet l’invalidité des constructions de la raison qui n’ont pas de caution empirique, ce qui condamne les constructions spéculatives de la métaphysique dogmatique, celle héritée des Grecs. A la suite de Rousseau, il souligne la validité des jugements moraux et esthétiques, auxquels il consacre la critique de la raison pratique et celle de la faculté de juger. Il donne vie ainsi à une nouvelle métaphysique, qui n’est plus centrée sur un Dieu transcendant, mais sur les pouvoirs transcendantaux de la volonté et du goût : il propose ainsi une anthropologie philosophique de l’Homme, capable d’égaler Dieu. La révolution copernicienne qu’il effectue ainsi place celui-ci au centre de la philosophie. Mais cet homme, comme le souligne Alain Renaut, n’est pas celui de l’innéisme, mais celui du sensualisme : c’est un homme social.
Ayant surmonté leurs contradictions, les Lumières donnent naissance, au tournant des XVIIIe et XIXe siècles, à deux mouvements philosophiques : celui, inspiré de Hume, de l’empirisme ; celui, initié par Kant, de l’idéalisme allemand. L’un et l’autre nouent des liens nouveaux entre réflexion philosophique et monde social : à côté de celui, datant de l’Antiquité, que constituaient les disciplines de la paideia et les principes de la politique, apparaissent ceux des idéologies et des sciences sociales.

VI- Le scepticisme de Hume modifie la manière d’analyser les réalités sociales. Pourquoi ne pas les aborder à travers leurs aspects tangibles comme le font les sciences physiques ou naturelles ? Ne convient-il pas d’étudier l’homme social et la société à travers leurs manifestations observables : les artefacts que fabriquent les êtres humains, les coutumes qu’ils suivent, les règles de droit qu’ils se donnent, les signes, les symboles et les documents écrits et aujourd’hui audio-visuels qu’ils mobilisent pour communiquer, les déplacements de personnes ou de biens, les aménagements de l’espace et le façonnement de paysages qu’ils réalisent ? Pas question, en revanche, d’analyser ce qui se passe dans la tête des gens. On ne peut que le conjecturer.
Bâties sur des faits observables, les sciences de l’homme et de la société sont nécessairement éclatées : chacune traite d’un univers documentaire différent, dont l’analyse implique des approches spécifiques. L’identité des sciences sociales empiriques naît du « métier » qu’elles requièrent. Leurs recherches mettent en évidence des configurations, des modes d’organisation, des séquences, des périodes, des entités politiques ou culturelles pour l’histoire, des régions ou des paysages pour la géographie – en un mot, des structures – qu’elles cherchent à expliquer. Elles élaborent ainsi des interprétations qui mettent en jeu les hommes, leurs décisions, les enchaînements dont elles résultent, les mécanismes qu’elles impliquent, mais tout cela, à titre conjectural. Toutes les sciences sociales empiriques contribuent ainsi à éclairer ce qu’est l’homme social et ce qu’est la société : leur travail, d’abord éclaté, converge progressivement. Les approches pluridisciplinaires se multiplient.
La naissance des sciences sociales empiriques s’étale dans le temps – de la fin du XVIIIe siècle aux premières décennies du XXe. Les phases où elles se focalisent sur la mise en évidence et l’analyse de structures, puis sur leur interprétation, s’échelonnent également.
Dans leurs interprétations, les sciences sociales empiriques se heurtent au problème central du rôle des décisions humaines. Elles ont parfois tendance à le contourner, à la manière de l’économie, en supposant les comportements humains rationnels, et donc reconstituables à partir du contexte où ils prennent place.

VII- Les nouvelles pistes que Kant a ouvert à la métaphysique sont explorées en Allemagne par Fichte, Schelling et Hegel. Ils la construisent autour de la liberté humaine, de la nature à laquelle se mesure l’homme ou de l’esprit humain conçu comme intelligence collective. Ces nouvelles métaphysiques ne placent plus une sphère du divin au-dessus de l’humain : elles expliquent comment l’homme est appelé à se dépasser en mettant politiquement en œuvre sa volonté, en se situant au niveau de la totalité naturelle et en s’épanouissant dans la création artistique, ou au travers des ruses d’une raison en marche vers l’absolu. Ce sont des philosophies de l’histoire qui transforment en certitudes l’aspiration au progrès dont étaient porteuses les Lumières. Elles ne placent plus le paradis dans un autre monde, mais sur Terre : l’humanité entière y accédera. C’est à cette époque que Destutt de Tracy forge le terme d’idéologie pour désigner les systèmes de pensée qui caractérisent les groupes sociaux. Ce dont on prend ainsi conscience, c’est de la substitution d’un nouveau type de religiosité à la foi dans des religions doctrinales souvent révélées. Le mouvement était né dans le sillage de la Renaissance et avait trouvé ses justifications dans des procédés narratifs, recours à l’utopie ou à la préhistoire imaginée où les hommes s’étaient unis par contrat. L’idéologie avait d’abord eu recours à des formes modernes du mythe. La voici maintenant authentifiée par la métaphysique.
Avec Auguste Comte, la pensée philosophique française suit une trajectoire parallèle, malgré les apparences, à celle de l’idéalisme allemand. Le positivisme qu’il professe ne croit qu’aux faits. La loi des trois états considère la religion et la métaphysique comme des reliques du passé, et fait du progrès le trait fondamental de l’évolution de l’humanité : le positivisme est une philosophie de l’histoire.
En divisant les tâches, le progrès rend les membres de la société plus dépendants les uns des autres qu’ils ne l’ont jamais été, mais leur fait perdre conscience de leur solidarité. Pour lui redonner de la force, il n’est d’autre moyen que de fonder une religion de l’humanité. La philosophie cède la place à une science nouvelle, la sociologie – une philosophie ou une idéologie de l’histoire, en fait.
Le néo-kantisme aboutit à un résultat similaire. Les sciences sociales empiriques sont incapables de prendre en compte le jeu des décisions humaines. Le néo-kantisme et les sciences sociales de l’esprit soulignent qu’à défaut de les expliquer, l’empathie dont est doté le chercheur lui permet de les comprendre. Max Weber reconstitue à partir de là l’idéal-type de sociétés à laquelle conduit chaque type de choix. La sociologie qu’il propose s’ancre ainsi dans une vision philosophique.
La philosophie de l’histoire de Hegel est critiquée par les courants de la gauche allemande et mise sens dessus dessous par Karl Marx : ce n’est plus l’Idée qui guide le monde, mais la réalité matérielle. Dans le processus de production, le capitaliste achète le travail à sa valeur d’échange et le revend, incorporé au produit, à un prix plus élevé : il empoche la différence, le profit. Marx subvertit ainsi l’économie classique, incapable de dévoiler ce mécanisme caché. Il crée ainsi un type nouveau de science sociale puisqu’il repose sur l’inconscient : à l’économie marxiste s’ajoutent bientôt la psychanalyse du refoulé de Freud et celle des mécanismes cachés de la langue selon de Saussure.
Sciences sociales ? Pas seulement : le dévoilement dont sont porteuses les sciences sociales de l’inconscient leur donne une dimension critique et une charge émotive qui leur permet de se substituer aux philosophies de l’histoire dans la quête de lendemains qui chantent…

VIII- Les métaphysiques du progrès humain ne sont pas les seules qui fassent suite à la révolution copernicienne de Kant. D’autres naissent de la subversion de son anthropologie. Frédéric Schopenhauer initie le mouvement : pour lui, ce qui caractérise fondamentalement l’homme, ce n’est pas un sens moral qui le pousserait à se dépasser, mais la volonté que rien n’éclaire et qui le mène souvent au malheur. Friedrich Nietzsche va plus loin. La morale que prônent toutes les métaphysiques et plus encore le christianisme n’ont d’autre but que d’étouffer ce qui est cœur de l’individu : son élan vital, les forces qui le poussent à s’affranchir de toutes limites en devenant surhomme. La raison et la morale sont condamnées. L’art échappe seul au naufrage. Une connivence s’établit entre le nihilisme de Nietzsche et les sciences sociales de l’inconscient.
La remise en cause du kantisme se poursuit de manière moins spectaculaire mais tout aussi profonde avec la phénoménologie. Pour Husserl, le rationalisme néglige ce qui se passe avant la formation du concept : l’expérience du premier contact, l’intuition qui saisit le monde extérieur et la vie intérieure : tout ce qui intervient avant le travail de la raison et qui est fondamental. Cette approche ne condamne pas l’intellect, mais insiste sur ce qui le précède, correspond à un moment essentiel de l’être et révèle son ouverture fondamentale sur le monde et l’intentionnalité qu’il y projette. L’homme n’est pas seulement un esprit : il est corps. Il n’existe que situé en un lieu à un instant donné. La philosophie oublie depuis ses origines son Dasein, son être-là. Pour Heidegger, cela « détruit » toute la philosophie occidentale depuis les présocratiques – ses épigones diront que cela la « déconstruit ».
La conjonction des philosophies postkantiennes et des sciences sociales de l’inconscient met en cause les fondements mêmes de la pensée occidentale, comme le montre ce que certains qualifient d’aventure du siècle, le mouvement de subversion des valeurs qui bouleverse la vision du monde dans la première partie du XXe siècle à partir de Vienne puis des grandes capitales du monde ; il sape la morale et libère l’homme et la femme de leurs contraintes, ne reconnaît de valeur à la connaissance que si elle est critique, entraîne l’emballement de la modernité et finit par proclamer son dépassement.
La déconstruction de la tradition occidentale devient systématique dans la philosophie française des années 1960, avec la remise en cause du structuralisme, la mise en évidence par Derrida de tout ce que la transcendance faisait admettre sans aucun fondement, le rôle du discours comme instrument de domination que dénonce Foucault dans une large partie de le son œuvre, la critique impitoyable des structures hiérarchiques opposées à l’enchevêtrement horizontal de celles qui sont rhizomatiques pour Deleuze, et la dénonciation des romans nationaux par Lyotard. Dans les années 1980, le mouvement s’accélère outre-Atlantique, où il dénonce les non-dits des humanités et les remplace par une initiation au soupçon, et fait triompher dans les sciences sociales poststructuralistes et postmodernes l’idée que la vie société est dominée par la triple matrice de domination de la race, du genre et de la classe : ceux qui adoptent cette interprétation sont « éveillés » à la vérité, « woke » dit-on en anglais. Suprême perversion, les sciences sociales se transforment en idéologies de la haine de l’impur et du du mâle blanc dominateur, et se rallient sans hésitation à tout ce qui se présente comme nativisme, fondamentalisme ou écologisme radical.

IX- Fin de parcours pour l’Occident et pour les modes de pensée qui ont permis sa formation et son évolution ? Certainement pas, comme le montre la résurrection d’une métaphysique dont la déconstruction vient une fois de plus de déclarer la mort : le post-corrélationnisme reproche à toute la pensée postérieure à Kant de reposer sur une hypothèse que l’on peut mettre en doute : l’existence d’une corrélation entre le monde extérieur, celui des noumènes, et l’esprit – corrélation qui limite la liberté de celui-ci. L’hypothèse inverse, celle de la contingence généralisée, ouvre une nouvelle sphère à la raison spéculative – au religieux. On attend en vain depuis un quart que Quentin Meillassoux défriche l’espace qu’il a fait ainsi entrevoir, mais l’œuvre d’Emmanuel Lévinas, débouchant sur une religion sans Dieu et fondée sur la rencontre inéluctable de tout un chacun avec l’Autre, avec son prochain, ne va-t-elle pas en ce sens ?
D’une manière plus générale, la condamnation des formes qu’a prises l’interprétation philosophique de la transcendance en Occident remet-elle en cause la totalité des idées auxquelles elle servait de justification ? La raison n’a-t-elle servi qu’à propager la domination, l’injustice et la haine ? N’a-t-elle pas nourri, en Occident, une ouverture inégalée à d’autres civilisations ? Comme le souligne François Jullien, n’y-a-t-il pas moyen de renouer avec les aspects positifs de la tradition occidentale ?

Par Paul Claval

Les philosophes inventent en Grèce la métaphysique entre le VIe et le IVe siècle avant notre ère : la raison y apprend à accéder au vrai et au bon et enseigne comment former les jeunes, gouverner les cités et comprendre la vie sociale. C’est avec le sens de l’histoire d’origine judéo-chrétienne une des deux spécificités de la pensée occidentale.
Cet ouvrage retrace sur deux millénaires et demi les rapports de la raison spéculative et de la pensée sociale : il met en parallèle l’évolution de la métaphysique, le tournant qu’initie Descartes avant que Kant ne le réalise pleinement, et le passage d’une phase où la réflexion philosophique apprenait à former des jeunes et à exercer le pouvoir à une époque où elle donne naissance aux philosophies de l’histoire, inspire les idéologies du progrès et modèle en partie les sciences de l’homme et de la société.
Doit-on, comme le propose la déconstruction, rejeter cette tradition parce que l’Europe et ses projections outre-mer ont exercé un temps leur suprématie sur le reste du monde ? Ne convient-il pas, plutôt, de sauvegarder la curiosité, l’ouverture à l’autre et le souci de l’épanouissement des hommes qu’elle apportait et leur trouver de nouvelles formes ?
Pour résumer, Paul Claval retrace notre histoire intellectuelle en nous invitant à la repenser sans la renier.

Géographe, épistémologue et historien des idées, Paul Claval participe à l’élaboration de la Nouvelle Géographie, joue un rôle déterminant dans le développement de l’approche culturelle dans cette discipline et éclaire l’évolution des sciences de l’homme et de la société.

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