Vu d'ailleurs

Quand des artistes s’emparent de la Mc2

« Poétique urbaine » : c’est le nom de l’exposition qui se déroule jusqu’à la fin du mois d’octobre, à l’Espace 181 de la rue de Paris, à Palaiseau. En voici une visite guidée en compagnie de Jérôme Michaut qui en a été le catalyseur.

– Si vous deviez pour commencer caractériser le lieu où nous sommes ?

Jérôme Michaut : L’Espace 181 est une galerie d’exposition, sise rue de Paris à Palaiseau – au 181 ! Une heureuse coïncidence quand on sait que le lieu qui a inspiré les œuvres qui y sont exposées est lui-même sis rue du même nom, à Orsay : la maison familiale où j’ai grandi. On peut y voir comme une continuité magnifiée par l’Yvette qui relie les deux villes. J’y suis accueilli par Rosa Puente, avec d’autres artistes qui ont tous exposé, elle comprise, dans cette maison familiale que j’évoquais. Notre démarche a tout d’une œuvre poétique et urbaine, de là le nom de l’exposition, « Poétique urbaine ». Elle renvoie à une situation concrète qui a inspiré des artistes engagés dans un processus de redéfinition des usages de l’urbanisme, à Orsay et au-delà. La démarche trouve des prolongements jusqu’au fond de la vallée de Chevreuse…

– Il faut préciser à l’attention du lecteur que cette « Poétique urbaine » puise dans une histoire qui vous est chère puisqu’elle concerne la maison familiale dont vous avez été exproprié pour un projet urbain se traduisant notamment par l’artificialisation du grand jardin de cette propriété, alors même qu’il pourrait constituer un précieux îlot de fraîcheur dans le contexte des canicules appelées à se répéter…

Jérôme Michaut : Un projet d’urbanisme en cela décalé, de surcroît dans le temps. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, il fallait bien reconstruire le pays. Depuis maintenant un quart de siècle, la logique a été de densifier l’espace urbain pour limiter son étalement. Une logique à laquelle n’a pas échappé Orsay et qui est encore à l’œuvre. Mais ce qui pouvait se justifier dans les années 1990-2000 ne l’est plus aujourd’hui du fait du dérèglement climatique. Parler de « Poétique urbaine » est une manière de répondre à l’absence d’une « politique de l’urbanisme », d’un urbanisme qui prenne acte du changement de contexte qui se traduit notamment par des épisodes pluvieux erratiques ayant déjà donné lieu à des inondations qui ne sont autres que la conséquence de cette densification urbaine. En effet, l’artificialisation et l’imperméabilisation des sols auxquelles elle donne lieu contrarie le cycle naturel de l’eau au point de faire sortir l’Yvette de son lit.

La préservation de l’espace arboré – d’une surface de 2 000 m2 – de notre ancienne maison familiale s’inscrit dans cette volonté de ne pas aggraver la situation. Comme les autres espaces arborés, il est capable d’accueillir les eaux de pluie comme elles viennent, et d’en favoriser l’absorption en pleine terre. Cette volonté de le préserver s’inscrit cependant dans une réflexion plus générale incluant le devenir de cette maison familiale. Une réflexion engagée dès 2018, suite à la disparition de son dernier occupant – le docteur Michaut, notre père – avec la volonté d’en redéfinir des usages en les orientant désormais vers le bien commun. Soit la désormais notoire Maison de la Connaissance & de la Création – Mc2 Orsay.

– Concrètement, vous avez eu l’ambition de faire de votre maison familiale le cœur battant d’une vie culturelle au croisement des sciences et des arts : vous y avez accueilli différentes initiatives, dont celles de ces artistes qui exposent ici des œuvres composées d’éléments recueillis, récoltés, inspirés ou photographiés dans cette maison…

Jérôme Michaut : L’ambition était en effet d’en faire évoluer les usages en en faisant une Maison de la Connaissance & de la Création (Mc2). « Sciences » et « Arts » sont bien des mots clés de cette démarche, mais c’est aussi un pas de côté auquel nous avons procédé. Si la « connaissance » renvoie bien sûr à ce que produisent les scientifiques de notre bassin de vie, la « création » est une invite faite aux artistes d’y promouvoir une intelligibilité de la complexité en réinventant un nouveau rapport au réel. C’est dire si scientifiques et artistiques ont des choses à se dire. Ils partagent le point commun d’un rapport véritablement poétique, sinon une prise de distance par rapport à ce réel. Les artistes et les scientifiques ont des manières de le faire, qui aident à révéler ce que nous avons en commun. C’est pourquoi la maison accueillait ou se laissait approprier indifféremment par des artistes ou des scientifiques.

De nombreuses initiatives ont été proposées auxquelles vous avez-vous-même pris part à travers notamment des conférences-débats avec des universitaires comme Yves Citton, professeur de littérature, ou Dominique Boullier, sociologue du numérique. Tant et si bien que la Mc2 est devenue un lieu de brassage des connaissances, au bénéficie de l’ensemble des publics qui peuplent la vallée de l’Yvette, le plateau de Saclay, mais aussi celui de l’Hurepoix et le fond de la vallée de Chevreuse. 

– Points communs entre les artistes et les scientifiques, donc, et entre les artistes qui exposent ici. Permettez-moi de revenir sur ce point : ils ont tous un jour ou l’autre créé, résidé, exposé à la Mc2. Pour témoigner de la richesse de leurs créations, je vous propose de dire un mot de plusieurs d’entre eux en commençant peut-être par…

Jérôme Michaut : … Guillaume Maillet qui, en tant que photographe, orcéen, a su capter ce que la maison fait à l’inconscient collectif de par son emplacement au cœur de la ville d’Orsay. La photo intitulée « Constante & variable, histoire de liberté à conquérir » donne à voir la façade de la maison, ornée ce jour-là d’échelles pour suggérer aux passants l’idée de s’en emparer. C’est précisément ce qu’ont fait les artistes : ils se sont emparés de cet espace, d’abord pour le découvrir, ensuite pour le révéler. Ils n’ont pas caché leur curiosité et ont investi l’espace pour en restituer leur vision que ce soit à travers des photos, comme ici, avec Guillaume Maillet, ou d’installations plastiques, dans les espaces intérieurs comme dans les espaces extérieurs, dont le jardin arboré.

– Poursuivons avec Barus, peintre également orcéen, et habitué du lieu où il a réalisé plusieurs performances…

Jérôme Michaut : En effet. Son travail sur l’espace consiste notamment à suspendre à plusieurs mètres de hauteur, dans ou entre les arbres, de grandes voiles de plusieurs mètres carrés, qui réagissent aux éléments – le vent, la pluie,…. Des voiles de marin qu’il enchâsse dans des armatures en bambou qu’ils fabriquent lui-même. Parmi les artistes présents ici, il est le premier, en 2022, à s’être emparé du jardin en y installant une de ses immenses voiles, qu’il a appelée « Présages ». Ici, il présente une tout autre installation, réalisée cette fois à l’intérieur de la maison, en 2024 : le fragment d’une fresque de plusieurs dizaines de mètres de long, qui allait de l’extérieur côté rue à l’intérieur côté cours, tout en traversant la maison. Le fragment est ici agrémenté de plusieurs toiles encadrées qui illustrent un autre aspect de son travail inspiré d’une réflexion sur le rapport au chaos, et le sens qu’il tend à lui trouver.

– Nous pouvons poursuivre avec Rosa qui expose aussi ici, en plus de vous accueillir.

Jérôme Michaut : D’abord un mot sur Rosa Puente elle-même, que je connaissais encore peu avant qu’elle n’arrive un jour de mai 2025, en compagnie de Nathalie Dupuit, une autre artiste, palaisienne, dont on parlera plus loin. Plasticienne, Rosa avait eu écho de ce qui se passait ici par Nathalie et d’autres artistes, dont Barus. Elle est installée depuis une vingtaine d’années dans un des ateliers d’artistes situés au-dessus de l’Espace 181. En avril-mai de cette année, elle est venue en résidence plusieurs jours durant dans la maison et l’espace arboré. Elle y a dessiné, pris des photos, ressenti les espaces, les sonorités, croqué les végétaux. Le résultat, c’est, entre autres, ce qui est exposé ici : le dessin d’un arbre qui trouve au-delà du cadre des prolongements sous la forme de fils évoquant des racines. L’autre œuvre est un assemblage d’images photographiques développées sur du papier japonais, qui donnent à voir des éléments végétaux : les feuilles d’un buisson de ronces, que l’on n’a pas l’habitude de signifier encore moins de magnifier. Une manière de rendre disponible à notre regard le sauvage végétal relégué d’ordinaire au second plan.

– On poursuit avec cette œuvre de Nathalie Dupuit qui évoque comme une horloge…

Jérôme Michaut : Nathalie est une céramiste… polymorphe ! Durant sa propre résidence à la Mc2, elle a moulé des fragments d’écorces d’arbres du jardin, à partir de terre meuble du même jardin, qu’elle a fait cuire ensuite. Elle a disposé le tout en cercle sur un mur, chacun des moulages, au nombre de douze, étant placé comme dans une horloge, à l’emplacement d’une heure. Au centre, elle a placé ce qui évoque des aiguilles, composées elles aussi à partir de moulages, en l’occurrence de prélèvements de branches d’arbres. De prime abord, son installation représente le rapport au temps apparemment figé d’un espace qui est en réalité en devenir et dont il est possible de revisiter l’usage.

– Tout semble indiquer le cadran d’une horloge mais d’un temps tout sauf linéaire, inéluctable : les « aguilles », au nombre de trois, adoptent des orientations différentes vers l’avenir ou le passé, tandis que les « heures » ne sont pas sans évoquer chacune un univers à part : l’empreinte de l’écorce d’arbre est à chaque fois différente, évoquant par la même le vivant dans sa singularité. Poursuivons avec cette autre œuvre qui exprime un tout autre parti pris…

Jérôme Michaut : Placée au cœur de la galerie, elle est l’œuvre de Clara Delaunay qui réalise des bijoux très inspirés par les préoccupations de notre temps. Il est bien question ici d’un bijou, d’une parure en l’occurrence, mais d’une forme singulière évoquant une sculpture : les filaments de la parure lient des objets recueillis dans la Mc2 : une figurine de soldat, une poignée de porte, une bouteille de Perrier, une photographie,… Précisons que cette parure est, comme les autres exposées ici, conçue à partir d’une cristallisation chimique – ici d’alun de potassium -, Clara ayant pris le parti de ne plus promouvoir l’extraction de minéraux, pour les travailler ensuite ; elle met à l’honneur des objets qui l’ont inspirée pour les sertir en quelque sorte dans une parure de cristaux, formés à partir d’une structure créée par ses soins. Des bijoux éphémères, car appelés à se désagréger au fil du temps.

– Une proposition emblématique de l’esprit de cette exposition dont les œuvres procèdent, on l’a dit, d’une création in situ, à la Mc2, donc, à partir de prélèvements et de collectes de matières ou d’objets…

Jérôme Michaut : Le gisement était, il est vrai, presque illimité !

– Vous avez vous-même contribué à l’exposition à travers des objets et ce dessin…

Jérôme Michaut : intitulé « Le présent constant », je l’ai réalisé en 1989, à distance, lors d’un long séjour à Rome. J’avais reconstitué de mémoire l’ensemble de la maison avec ses dépendances, sa cours, son jardin. On peut y voir  l’arrière des façades, ce à quoi, par définition, les gens n’ont pas accès.

– Je le découvre à l’occasion de cette exposition. On mesure à quel point ce lieu que vous avez habité enfant, vous a… habité…

Jérôme Michaut : Habité, oui en effet … par ce lieu, cette maison ! Il m’a habité avant de laisser s’installer en moi des motifs, sensations et perceptions qu’il a fallu tamiser pour ne garder que ce qui était possiblement partageable, distribuable, et filtrer ce qui, comme dans toute vie, est nécessaire à amender.

– Un mot sur ces pièces de bois, disposés au pied du dessin ?

Jérôme Michaut : Il s’agit de rebus de pièces de bois sur lesquels des visiteurs ont été invités à écrire un mot comportant celui de cale. Un jeu de cales décalées en somme… Nous sommes loin du concept : ces rebus proviennent de chutes de bois de mon atelier de menuiserie.

La cale à poncer du menuisier, la cale en sifflet, qui peut servir à caler une porte, non sans devenir aussi possiblement une « cale à penser » pour celle ou celui qui, dans la période actuelle, comme dans toutes les périodes d’encombrement des idées, souhaite garder l’esprit ouvert, en maintenant ouvertes les portes font accéder à d’autres espaces, d’autres mondes…

Par-delà leurs diversités, tous ces prélèvements exposés ici disent quelque chose de mon rapport au temps et à l’espace. En cela, ils reproduisent la magie de la Mc2, celle qu’on aborde de l’extérieur et celle qu’on peut éprouver quand on y entre. Ce qui domine alors, c’est la sensation de se sentir à l’abri. Une sensation qui a un rapport avec le temps passé, puisque la fondation de cette maison remonte à la fin du XVIIIe siècle : avec son jardin, ses caves, sa serre, son puits, elle fut conçue pour vivre dans une relative autonomie.

Propos recueillis par Sylvain Allemand

À lire aussi l’entretien avec Rosa Puente – pour y accéder, cliquer ici.

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