Nous avons rencontré

De l’intérêt d’une approche par les communs

Entretien avec Vincent Guichard

Les 17 et 18 octobre 2025, nous avons participé à la 19e édition des Entretiens de Bibracte – Morvan, qui avait pour thème cette année « Des paysages en commun ». En voici un premier écho à travers un entretien avec Vincent Guichard, archéologue, directeur général de l’Établissement public de coopération culturelle (EPPC) en charge notamment du Centre archéologique européen de Bibracte.

Pouvez-vous, pour commencer, rappeler ce que sont les Entretiens de Bibracte – Morvan ?

Vincent Guichard : Lancés il y a une vingtaine d’années, les Entretiens sont nés de l’ambition que partageait l’Établissement public Bibracte EPCC avec le Parc naturel régional du Morvan d’éclairer les questionnements du territoire à partir de contributions de scientifiques. Cette ambition est toujours d’actualité mais nous avons voulu élargir le spectre des intervenants à des praticiens, une évolution qui fait désormais de nos Entretiens la conférence annuelle du Grand Site de Bibracte – Morvan des Sommets, un moment privilégié où les partenaires de cette démarche collective se rencontrent et peuvent mesurer le chemin parcouru d’une année sur l’autre, en combinant l’éclairage théorique de scientifiques avec des témoignages d’applications concrètes.

– Vous avez évoqué le Grand Site de Bibracte – Morvan des Sommets. Pouvez-vous rappeler le principe de ce dispositif ?

Vincent Guichard : « Grand Site de France » est un label créé en 2003 par le ministère en charge des politiques du paysage. Il est attribué à des sites de grande notoriété, classés au titre de la loi de 1930, dont il reconnaît la qualité de gestion. Vingt-deux sites sont labellisés à ce jour. Concrètement, il implique de garantir une capacité à léguer le site aux générations futures dans un état aussi satisfaisant que possible, en veillant notamment à limiter les effets des flux touristiques et, au-delà, tout en proposant une expérience optimale aux visiteurs et en contribuant au bien-être des populations qui vivent sur le site et à ses alentours. Bien-être étant à entendre dans toutes ses dimensions : au regard du profit économique dont les habitants peuvent bénéficier, mais aussi de la maîtrise des nuisances liées à l’activité touristique et plus largement du bien-être que peut procurer le fait de vivre sur un territoire auquel on porte un fort attachement. Il ne s’agit donc pas d’empêcher tout développement d’activités économiques. Au contraire. Il ne s’agit pas non plus de se restreindre au seul bien-être des humains. Nous sommes de plus en plus soucieux de prendre en compte celui des vivants non humains : de la faune et de la flore. C’est dire si la labellisation des Grands Sites de France est un levier possible pour la préservation de la biodiversité et l’adaptation au changement climatique. Au regard d’autres politiques ou dispositifs ayant les mêmes objectifs – les Parcs naturels régionaux, par exemple – la labellisation présente un autre avantage : elle est encore jeune – le label a, comme je l’ai rappelé, été créé au début des années 2000…

– Soit tout de même un quart de siècle… Cela étant dit, on peut concevoir que ce peut paraître encore jeune au regard de l’échelle du temps dans laquelle travaille un archéologue…

Vincent Guichard : [Sourire]. En effet ! Disons que cette labellisation est encore jeune au regard du Code civil, qui a plus de deux siècles d’existence, ou de cette loi de 1930 que j’ai évoquée – une loi quasi séculaire. Surtout, et c’est en cela qu’elle est jeune, elle n’est pas normative : il revient à chaque territoire de définir son projet Grand Site. Une fois n’est pas coutume, l’État s’est gardé d’imposer des normes nationales. « Étonnez-nous ! », « Organisez-vous  comme vous voulez, mais montrez-nous que de Grands Sites, cela peut marcher ! » Tels semblent avoir été ses mots d’ordre lancés aux acteurs du territoire. Pas moins d’une cinquantaine de territoires ont donc dit chiche, la plupart prenant une décennie, voire souvent plus, pour préparer leur candidature. Loin d’œuvrer chacun dans leur coin, ils sont réunis dans un réseau associatif de façon à échanger autour de leurs retours d’expérience et de leurs problématiques.

–  Revenons-en aux Entretiens qui, chaque année, proposent une thématique différente…

Vincent Guichard : Cette année, nous avons voulu réfléchir à ce que pourrait donner le fait de croiser les notions de paysage – soit l’entrée dans le projet de territoire de la démarche Grand Site de France -, avec celle du « Commun ».  Laquelle nous est en réalité déjà familière : elle avait été discutée dès l’édition de 2017, alors qu’elle était encore nouvelle pour moi. L’intervention de l’anthropologue du droit, le regretté Étienne Le Roy [ Université Paris I Panthéon-Sorbonne ], que nous avions invité à cette occasion, nous avait convaincu de son intérêt. Depuis, nous en avons exploré les aspects au fil d’autres éditions. Il nous a paru nécessaire d’y revenir cette année en nous interrogeant sur la manière d’en faire un concept opérationnel pour la démarche paysagère au cœur du dispositif de Grand Site. Dès lors qu’elle peut fédérer les acteurs d’un même territoire, il nous a paru intéressant de réfléchir à la manière dont concrètement cette démarche paysagère peut contribuer à faire du commun. Et vice versa : comment une approche par les communs peut contribuer à cette démarche.

– Dissipons un éventuel malentendu en précisant qu’il ne s’agissait pas pour autant de revenir à des communs comme on reviendrait au temps de l’éclairage à la bougie… Les communs ancestraux, dont il a été question au cours d’une table ronde, ne sont pas à reproduire forcément tels quels. Il s’agit bien de promouvoir une « approche par les communs », en évitant d’en imposer une définition canonique…

Vincent Guichard :  Oui. Pour autant, je ne tournerai pas trop vite la page de la bougie ! On peut aussi gagner à s’inscrire dans une trajectoire historique, à s’appuyer sur des pratiques ayant existé et fait leurs preuves par le passé, en cherchant juste à souffler sur la flamme de la bougie pour qu’elle reparte de plus belle et nous éclaire de nouveau. Il ne s’agit pas nécessairement de repartir d’une page complètement blanche. C’est d’ailleurs pour cela que nous sommes dans une démarche de recherche qu’on peut qualifier d’ethnographique, pour comprendre les motifs d’attachement qui ont pu faire commun par le passé ; étudier les vestiges de ces communs susceptibles d’exister encore dans la tête des gens d’ici ou d’ailleurs. C’est à ce titre que nous nous sommes intéressés en particulier aux chemins.

– Arrêtons-nous sur cet exemple, objet d’une revalorisation portée par une association locale, Chemins, tant elle illustre bien ce en quoi peut consister cette approche par les communs, en quoi elle peut aider à déjouer des tendances comme celle d’une privatisation de certains de ces chemins, et à surmonter des conflits d’usage. Deux défis parfaitement bien mis en lumière dans le documentaire réalisé par Laurent Bouit, projeté à l’occasion de ces 19e Entretiens de Bibracte – Morvan…

Vincent Guichard : Le chemin cristallise tous les enjeux des communs territoriaux, c’est-à-dire attachés à un territoire en particulier, dans sa singularité – d’autres communs n’étant pas nécessairement rattachés à un territoire : je pense en particulier aux communs numériques évoqués par une de nos intervenantes, Véra Vidal, de la Coop des Communs.

Donc, oui, les chemins revêtent une importance particulière. C’est le long de chemins qu’on parcourt un territoire, qu’on appréhende son paysage. Ils sont de surcroît, et par définition, utilisés par des gens différents : les paysans, les professionnels de la forêt, les chasseurs, les randonneurs, les touristes, sans oublier les sportifs. C’est dire si, effectivement, ils sont des lieux de frictions, de conflits  d’usage. Si, donc, nous voulons que ces chemins perdurent, il nous faut apprendre collectivement à surmonter ces derniers. Et c’est en cela que l’approche par les communs devient intéressante : tout le monde ayant un intérêt à ce que les chemins soient maintenus et, donc, entretenus, il y a un terrain d’entente possible. Certes, chacun a sa vision des choses, ses propres intérêts, mais rien n’interdit a priori de s’accorder sur des règles pour que quiconque puisse utiliser ces chemins dans le respect des usages des autres. Ce faisant, on ne fait rien d’autre qu’instaurer les possibilités d’un dialogue et, donc, du lien social, ce qui n’est pas négligeable. Si le chemin est un cas emblématique, s’il se prête aussi bien à cette approche par les communs, c’est aussi peut-être parce que, par définition, il a vocation à relier.

– Il est d’autant plus intéressant qu’il peut aussi justifier la mobilisation de chercheurs, comme vous qui savez exhumer et interpréter des archives, comme ces vieux plans cadastraux, qui se révèlent précieux pour révéler des chemins ayant disparu. Un travail d’archives qui n’empêche pas de recourir par ailleurs à des technologies de pointe, comme le LiDAR, qui permet de déceler aussi des traces de chemins disparus.

Vincent Guichard : De fait, une bonne compréhension des enjeux relatifs aux chemins – pour en rester à cet exemple – requiert la mobilisation de plusieurs expertises : scientifiques, savantes, bien sûr, mais aussi situées, c’est-à-dire portées par des usagers de ces chemins – tous ceux que j’ai mentionnés tout à l’heure. Les premiers plans cadastraux qui, sur notrre secteur, ont près de 200 ans sont de précieuses sources d’information qui peuvent enrichir la mise en récit de cette approche par les communs. Ils donnent à voir de manière précise le moindre chemin public alors actif, mais souvent aujourd’hui enfoui sous la végétation en raison de l’importante chute de population qu’a connue le Morvan depuis lors.. Pour leur part, les relevés LiDAR, qui restituent de façon très précis la topographie grâce à un scanner laser embarqué dans un avion, permettent de détecter les anomalies du relief qui révèlent le tracé de ces chemins oubliés.

– Bien d’autres enjeux sont traités dans le cadre du Grand Site de France, qui  justifient une approche par les communs : l’eau, de la forêt et de l’agriculture.

Vincent Guichard : En effet, et à chaque fois, il s’agit de s’interroger sur la manière d’assurer la gestion collective d’une ressource pour laquelle il y a une forme d’attachement partagé. Il s’agit moins de les ériger en communs que d’en faire – on y revient – l’objet d’une approche par les communs. Approche qui a l’avantage d’éviter les débats sans fin autour de leur définition.

– D’ailleurs, c’est à une convention européenne qui n’évoque pas à proprement parler les communs, à laquelle vous vous référez…

Vincent Guichard : En effet : la Convention de Faro [ une Convention-cadre signée en 2005 par le Conseil de l’Europe ], puisque c’est d’elle qu’il s’agit, parle davantage de « communautés patrimoniales » en cherchant par là à reconnaître des communautés affranchies du pouvoir instituant de l’État. Faut-il pour autant opposer ces communautés aux pouvoirs publics comme d’ailleurs aux acteurs privés ? Certainement pas. C’est d’ailleurs pourquoi l’approche de La Coop des Communs est intéressante : ainsi que l’a bien expliqué Véra Vidal, elle se veut pragmatique, en n’excluant pas de concilier les communs avec le fonctionnement d’institutions classiques. De fait, l’État peut parfaitement intégrer une approche par les communs dans l’élaboration de ses politiques publiques. C’est bien dans cet esprit que nous travaillons ici, sur le Grand Site de Bibracte – Morvan des Sommets. Il ne s’agit pas de faire la révolution – ce n’est pas vraiment dans notre tempérament ni ce qu’on attend d’un établissement public comme le nôtre ! [ Sourire ]. Aujourd’hui plus que jamais, nous avons besoin de promouvoir le sens du collectif. Lequel peut être une manière de redonner du sens aux politiques publiques à un moment où de plus en plus de citoyens disent douter de leur efficacité.

– Dans quelle mesure votre propre expertise en archéologie vous a-t-elle prédisposé à vous intéresser à cette double approche paysagère et par les communs ?

Vincent Guichard : Je doute que ce soit mon expertise en archéologie qui m’y ait conduit, du moins de prime abord. C’est peut-être d’abord en tant qu’habitant de ce territoire, attaché à lui, que je me suis intéressé à cette double approche. Maintenant, en tant que directeur d’un établissement public comme celui en charge d’un site patrimonial, il me revient de contribuer à sa préservation et plus largement à préparer l’avenir du territoire dans lequel il s’insère. Force est de constater que son paysage évolue rapidement et pas forcément dans la bonne direction, sous l’effet du changement climatique, bien sûr, qui compromet déjà l’avenir d’essences d’arbres, mais du fait aussi de la déprise agricole, qui se traduit par la fermeture de l’horizon à certains endroits  ; ou encore d’une sylviculture qui ne manifeste pas toujours autant d’égards pour ce même paysage. C’est dire si on ne peut pas être indifférent à cette situation qui ne manque pas de nous impacter, individuellement et collectivement. Pour autant, le regard de l’archéologue n’est jamais totalement absent. Il a pour lui de s’inscrire dans le temps long, plus que n’importe quel autre regard disciplinaire. C’est la chance de l’archéologie, qui lui permet de replacer des évolutions dans des trajectoires de très long terme et, de cette façon, d’anticiper leur progression dans le futur. Cela étant dit, il ne s’agit pas pour l’archéologie de mettre au jour des solutions conçues dans des temps lointains, pour les recycler dans le contexte actuel. Je n’y crois pas même si, comme je l’ai dit, il n’est jamais inutile de de chercher à comprendre des pratiques anciennes. Il s’agit plutôt d’enrichir la perception d’un territoire par la prise en compte de ce qui a pu s’y produire au cours de son histoire, des siècles voire des millénaires.

– Je souhaiterais revenir sur la visite complète du site archéologique de Bibracte que vous nous en avez proposée. J’ai pu mesurer à quel point sa préservation dépend des importants moyens de recherche mobilisés par les pouvoirs publics, mais aussi de l’attention que le moindre visiteur lui porte, ne serait-ce qu’en commençant par y respecter les règles. Tant et si bien que je n’ai pas pu m’empêcher de voir dans ce site une forme de commun…

Vincent Guichard : De toute évidence, c’en est un ! C’est tout d’abord un site patrimonial classé, reconnu comme tel par la nation au terme d’un processus de décision étatique et donc descendant. Mais on voit aussi que tout un chacun, le moindre visiteur qu’on y accueille, peut le considérer lui-même comme un objet patrimonial, en étant sensible à ce qu’on y donne à voir, mais aussi à tout ce qui y est encore enfoui. Une double patrimonialisation en quelque sorte, au sens où la valeur patrimoniale a été définie par des experts patentés, extérieurs au territoire, tout en étant reconnue comme telle par les concitoyens eux-mêmes, au nom de leur propre sensibilité. Quelque chose d’indispensable si on veut en assurer leur appropriation.

– Précisons que le site est en accès libre, étant entendu qu’il est recommandé de le visiter en étant accompagné d’un guide…

Vincent Guichard : Nous le recommandons d’autant plus que ce qui en est donné à voir ne donne pas de clés de compréhension immédiate des usages et pratiques qui y étaient associés. Les guides de Bibracte sont là pour accompagner les visiteurs, ce qu’ils font avec passion.

Propos recueillis par Sylvain Allemand

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