Rencontre avec Corine Le Carrer
Nous l’avons connue du temps où elle animait Le Comptoir, la merveilleuse librairie sise 54 Boulevard Raspail, dans le 6e arrondissement de Paris, au premier étage de la Fondation Maison des Sciences de l’Homme. Elle a fait depuis valoir ses droits à la retraite. Une retraite active comme on pouvait s’y attendre : entre autres choses, elle consacre trois heures par mois, à titre bénévole, à La Louve, « son » hypermarché sis, lui, rue Poissonnière, dans le 18e arrondissement. Forcément, nous avons voulu en savoir plus en nous rendant sur place. D’autant qu’elle nous avait promis de nous en présenter le rayon « chocolat », qui lui avait réservé une belle surprise…
– Si vous deviez, pour commencer, caractériser le lieu où nous sommes ?
Corine Le Carrer : Bienvenue à La Louve, « notre » supermarché, un grand local [de 1 450 m2 au total 650 m2 au rez-de-chaussée et 800 m2 en sous-sol], situé entre les stations de métro Simplon etMarcadet Poissonniers, à Paris, dans le 18e. Nous sommes plusieurs consommateurs à avoir décidé d’en avoir un en propre, dans notre quartier. Pour pouvoir y faire ses courses, il suffit de devenir coopérateur, c’est à dire participer à son financement en acquérant des une parts sociales, à sa gouvernance puis de oeuvrer à son fonctionnement à raison de trois heures par mois – pour aider, selon les besoins, au réassort des rayons, au ménage, à la découpe (de fromages, notamment), à la confection des sachets de thé, de tisane ou d’épices, et ce en respectant des conditions d’hygiène rigoureuses – nous avons été formés à la mise sous vide -, ou encore travailler à la caisse – ce à quoi nous avons été aussi formés. Bref, ici, on allie capital et travail ! Il ne suffit pas de détenir des parts sociales, il faut encore mettre la main à la pâte, en prenant le temps de se former et de travailler.
– Des bénévoles, mais « professionnalisés » en somme…
Corine Le Carrer : En effet. Comme nous manipulons des biens alimentaires, il nous faut être rigoureux et responsables. Il y a tant à faire. Les premiers bénévoles arrivent à 6 h, sachant que le supermarché est ouvert jusqu’à 21 h – les derniers en repartent donc vers 22 h, une fois le nettoyage fait.
– Précisons qu’on peut y trouver des produits de marque, comme dans des supermarchés classiques…
Corine Le Carrer : À La Louve, le choix des produits repose sur une demi-douzaine de critères, qui vont de l’impact environnemental au prix en passant par la proximité, le caractère équitable, au fait de répondre aux besoins alimentaires des coopérateurs, sans oublier le goût bien sûr. Ces critères sont contradictoires, mais tous les coopérateurs n’ont pas les mêmes sources de revenus. Certains regardent donc d’abord le prix, ce qui est normal. Nous parvenons cependant à imposer une marge de 20% aux centrales d’achat, ce qui permet de vendre ces produits à meilleurs prix. Tout membre a par ailleurs la possibilité de proposer un ou des produits, qui sont alors testés – s’il existe effectivement une demande, on les maintient en rayon.
– Quand a débuté cette aventure ?
Corine Le Carrer : Après une phase de test d’un an, le supermarché a officiellement ouvert ses portes en novembre 2016 ! L’initiative en revient à deux Américains, originaires de Brooklin [New York], Tom Boothe et Brian Horihan, qui, dans les années 2010, fréquentaient la Park Slope Food Coop, le plus grand supermarché coopératif et participatif américain. Ils ont eu l’idée de transposer le concept à Paris où ils s’étaient installés. Initialement, en 2013, un groupement d’achats « Les amis de la Louve » avait investi un local rue de la Goutte d’Or, dans le 18e. Le succès a été immédiat : avant même la fin de la matinée, tout ou presque était déjà vendu…
– Combien La Louve compte-t-elle de coopérateurs ?
Corine Le Carrer : À ce jour, 10 426 personnes détiennent des parts sociales. Depuis, certains sont partis – parce qu’ils ont déménagé ou pour d’autres motifs -, sachant que les numéros ne sont pas réattribués. Aujourd’hui, La Louve compte environ quelques 13083 « numéros ». Pour ma part, je suis le numéro 286. Ce qui signifie que je suis une des plus anciennes – j’ai adhéré en 2016.
– Compte-t-elle aussi des salariés ?
Corine Le Carrer : Oui, bien sûr, car des tâches exigent un suivi régulier et quotidien – je pense, par exemple, à la comptabilité, qui requiert par ailleurs des compétences particulières. Tous ne sont pas employés à temps plein.
– Je vous ai connue dans le cadre du Comptoir, la librairie installée au premier étage de la MSH, boulevard Raspail, dans le 6e arrondissement. Un tout autre univers…
Corine Le Carrer : Deux univers différents, en effet, mais qui n’en ont pas moins des rapports à mes yeux. Ici, à La Louve, on est soucieux de l’humain, dans toutes ses dimensions, qu’il soit consommateur ou producteur. Or, quelles autres sciences nous éclairent mieux sur l’humain que ces sciences de l’homme abritées dans cette FMSH ? C’est à leur lumière, que je parviens à qualifier ce qui se passe ici, à comprendre comment des habitants d’un quartier, qui ne se connaissaient pas, se sont dit un jour : « Allez, on y va : ce supermarché pas comme les autres, qui sera nôtre, on va le créer ensemble ! » Bien sûr, nous n’étions pas seuls. Sans l’expérience de Tom et Brian, il n’aurait certainement pas vu le jour. Nous avons été aussi soutenus par la mairie du 18e arrondissement, la Ville de Paris et le mouvement de l’Économie sociale et solidaire. Or, si des sciences ont contribué à le faire connaître celui-ci, à le promouvoir aussi, ce sont encore ces sciences de l’homme.
– Est-ce à dire que, quand vous venez ici, c’est en tant que coopératrice, mais aussi comme « anthropologue/ethnologue » – je rappelle que vous avez soutenu une thèse doctorale en ethnologie1…
Corine Le Carrer : Oui, c’est vrai, il m’arrive de poser un œil d’anthropologue sur ce qu’il m’est donné à observer ici. On m’a même proposé de présenter les résultats d’une mission que j’avais faite en 2015 au Panama auprès de la communauté des Ngäbe – la population autochtone la plus importante de l’ouest du Panama et qui compte encore des cacaoyères -, dans le cadre d’un projet financé notamment par le Musée national d’Histoire naturelle. Les fèves sont récoltées, séchées et fermentées sur place avant d’être vendues à une coopérative locale de produits issus de l’agriculture organique, COCABO, de la ville d’Almirante, située dans le versant caraïbe. J’ignorais alors qu’à mon retour en France, je découvrirais des tablettes de chocolat faites à base de cacao provenant de cette coopérative et qu’elles seraient en rayon à La Louve !
– On imagine l’émotion ressentie à cet instant !
Corine Le Carrer : J’en ai même versé quelques larmes [sourire]. Au point d’ailleurs que des coopérateurs présents ce-jour-là se sont inquiétés de savoir ce qu’il m’arrivait. Je les ai aussitôt rassurés : je pleurais mais de joie, en découvrant tes tablettes de ce chocolat qui m’était si cher. Je connaissais ceux qui avaient cultivé, récolté et séché les fèves, comme ceux qui les avaient vendues à la coopérative. Une salariée avait alors demandé : « Mais pourquoi tu ne nous parlerais pas de ce tu as fait auprès de cette communauté de producteurs ? » C’est comme cela que je me suis retrouvée à faire un exposé, à la Péniche Antipode, amarrée au bassin de la Villette. Le principe d’une conférence a été depuis pérennisé, à raison d’une par mois, le lundi soir, à chaque fois sur une thématique proposée par La Louve. C’est ainsi, au passage, que j’ai découvert les concepts de l’habitat participatif, de la monnaie locale à travers l’exemple de La Pèche, une monnaie créée à Montreuil et qui s’est diffusée depuis en Île-de-France. Pour en revenir au chocolat, j’ai découvert d’autres acteurs de la filière bio et équitable, à commencer par Éthiquable : La Louve en propose toute une gamme de produits, y compris du café, etc.
– Je confirme non sans en avoir éprouvé à mon tour une certaine émotion, car il se trouve que je connais bien cette coopérative, à laquelle j’ai d’ailleurs consacré un livre2…
Corine Le Carrer : Je le lirai ! J’apprécie d’autant plus cette marque qu’elle promeut le commerce équitable dans le commerce international, avec des producteurs de pays du Sud, mais également en France, en faveur de petits producteurs…
– En effet, sous la marque « Paysans d’ici ». Pour en revenir à vous, précisons que vous ne vous bornez pas à vous intéresser au chocolat en anthropologue. Vous en êtes aussi une amatrice…
Corine Le Carrer : Oui, je l’avoue [rire]…
– Quels conseils me donneriez-vous pour choisir une tablette ?
Corine Le Carrer : Voici deux critères, tout simples, sur lesquels je fonde mon choix : d’abord que les producteurs puissent en vivre, que le chocolat s’inscrive, donc, dans le commerce équitable ; ensuite qu’il soit labellisé bio. Cela étant dit, ma préférence va aussi au chocolat issu d’un conchage effectué en Suisse. Pour mémoire, on appelle ainsi le procédé d’affinage à une température variable selon le type de chocolat qu’on veut. Et il faut reconnaître qu’en la matière, les Suisse en ont une parfaite maîtrise. Des producteurs d’autres pays ne s’y trompent pas d’ailleurs : ils leur confient cette opération – de là, le drapeau helvétique qu’arbore l’emballage de leurs tablettes. Leur technique ajoute indéniablement un plus au goût.
– Pouvez-vous préciser à quel moment les lecteurs pourraient vous croiser ici pour recueillir vos conseils, sous réserve bien sûr qu’ils deviennent coopérateurs de La Louve.
Corine Le Carrer : J’y suis un samedi par mois !
– Charge donc à ces lecteurs d’appeler préalablement !
Corine Le Carrer : Je partagerai d’autant plus mes connaissances que le cacaoyer symbolise, chez les Ngöbe, l’« arbre de la connaissance »… Pour autant, je ne vous dirai pas tout de ce que j’ai vécu sur le terrain ! Sans quoi vous allez me soupçonner d’être un peu « perturbée ». Ce serait précisément le mot : sur le terrain, tout chercheur qu’on soit, on ne comprend pas tout. On peut y être « perturbé ». Vous n’en saurez pas plus : tout ne se dévoile pas !
– Concluons donc cet entretien sur l’évocation de cet indicible ! Après tout, les mots manquent parfois aussi pour témoigner ne serait-ce que de la saveur d’un morceau de chocolat…
L’entretien se termine dans un éclat de rire.
Propos recueillis par Sylvain Allemand
Pour en savoir plus sur La Louve, cliquer ici.
Notes
1 « Le mouvement du monde. Croissance, fécondité et régénération sociale chez les Ngobe de Costa Rica et de Panama ».
2 Entre valeurs et croissance, le commerce équitable en question, Les Carnets de l’info, 2008.
