Rencontre avec Oscar Rubén Bag
Suite de nos échos au colloque « Les propagations : un nouveau paradigme pour les sciences sociales ? » qui s’est déroulé du 25 au 31 juillet 2025, à travers, cette fois, un entretien avec Oscar Rubén Bag. Professeur d’université, il a conçu l’approche et la méthode « Contact pour la Créativité » pour un « développement humain et social ».
– Qu’est-ce qui vous a motivé à assister à ce colloque-ci ?
Oscar Rubén Bag : Je suis quelqu’un d’un naturel très curieux, qui essaie en permanence d’agrandir son horizon de connaissances. Il y a peut-être chez moi aussi un côté un peu aventurier ! Avant de vous dire pourquoi je suis venu à ce colloque-ci, permettez-moi de rappeler d’abord comment j’ai découvert Cerisy. C’est par le truchement d’une amie, Martine Morisse [ Maîtresse de conférences en sciences de l’éducation et de la formation à l’Université de Paris 8-Vincennes à Saint-Denis ] qui, l’an passé, m’avait annoncé sa participation au cours du mois d’août à un colloque sur les « histoires de vie » [ « Histoire de vie récits et savoirs expérientiels en formation et santé » ]. Or, il se trouve que c’est un sujet qui m’intéresse au plus haut point et ce, depuis longtemps. Quand je faisais mes études de sociologie à Buenos Aires, j’avais assisté à des séminaires sur ce thème, qui m’avaient enthousiasmé. Et puis, un grand spécialiste des sciences de l’éducation devait participer à ce colloque : Gaston Pineau, dont j’avais beaucoup entendu parler mais sans avoir eu l’occasion de le rencontrer. Je m’inscris donc à ce colloque et, le jour de mon arrivée, par un heureux hasard, la première personne que je rencontre n’était autre que lui ! Nous avons eu l’occasion d’échanger et, je crois pouvoir le dire, nouer une belle amitié. Merci à Cerisy ! De ce colloque, je garde d’autres beaux souvenirs comme les ateliers au cours desquels les participants avaient été répartis en petits groupes. Le mien avait pour thème le récit de nos vulnérabilités – chacun de nous devait témoigner d’un moment où il/elle s’était senti.e vulnérable. Parmi les personnes qui y participaient, il y avait Natalie Depraz, qui avait codirigé le colloque sur Varela [ « Francisco Varela, une pensée actuelle », du 13 au 19 août 2022 ]. Quelqu’un que j’admire beaucoup et qu’elle a eu la chance de connaître personnellement. Cerisy, c’est aussi cela : des rencontres improbables.
– Est-ce ce premier colloque qui vous a décidé à assister à un second colloque, au cours de la même saison ?
Oscar Rubén Bag : Oui ! Avec ma compagne, nous avions repéré le colloque « La performance comme méthode : quand les arts vivants rencontrent les sciences sociales » qui se déroulait au mois de septembre suivant. Là encore, j’ai passé de très bons moments. Parmi les intervenants, je me souviens en particulier du sociologue Yves Winkin, auteur notamment D’Erving à Goffman. Une œuvre performée ? [ MkF, 2022 ], un livre extraordinaire en forme de biographie. Erving Goffman est une figure des sciences sociales que j’apprécie aussi particulièrement. . Je me suis aussitôt procuré le livre Le parler frais d’Erving Goffman, les actes d’un colloque de Cerisy [qui s’était déroulé du 17 au 24 juin].
Ce colloque auquel j’ai participé comptait aussi beaucoup d’ateliers ou de séances de performances collectives ou artistiques, ce qui m’a également plu. Je me souviens en particulier d’un jeune homme qui au cours d’une de ces séances, avait impressionné les colloquants par la manière toute simple d’exprimer son attention aux autres – le thème de cette séance. Il avait fait le tour de chacun des participants disposés en cercle en leur remettant un bout de papier sur lequel il avait griffonné leur prénom, qu’il énonçait à haute voix – nous étions pourtant plus de quarante. Quelle plus belle manière de montrer son attention aux autres, qu’il ne connaissait pas quelques jours plus tôt ? Un moment qui m’a beaucoup touché.
– J’y étais ! Et effectivement, ce fut un très beau moment !
Oscar Rubén Bag : Et il y en eut bien d’autres. Je pense à cette fête dans la cave du château : nous avons dansé, ri… Un colloque de Cerisy, c’est aussi ça !
– Vous voici donc déjà à votre troisième colloque de Cerisy, en compagnie de votre femme. Qu’est-ce qui vous a personnellement incliné à venir à ce colloque-ci ?
Oscar Rubén Bag : J’ai été très attiré par le titre. Je suis allé sur internet pour me renseigner sur Dominique Boullier, auteur d’un livre sur ce thème, en consultant notamment des vidéos. J’ai été impressionné par sa vivacité d’esprit, son flot de paroles ! La moindre chose qu’il disait renvoyait à des références et univers très variés. Je me souviens de m’être dit : « Cet homme, ce doit être une mine d’or » [rire]. Il faut absolument aller à ce colloque !
– Venons-en donc à vous et à votre propre cursus. Dans quelle mesure les thématiques de ces trois colloques entrent-elles en résonance avec vos propres sujets de recherche ou activités professionnelles ? Cet intérêt pour ces trois colloques est-il juste imputable à votre curiosité – ce qui serait déjà tout à votre honneur – ou a-t-il à voir avec votre propre cursus ? Une invite à m’en dire plus sur cette notion de « contacteur » dont vous m’avez parlé en amont de cet entretien…
Oscar Rubén Bag : J’ai forgé ce néologisme dans le cadre d’un groupe de contact pour la créativité pour le développement humain et social. De manière générale, pour qu’un groupe marche, il doit y régner une atmosphère positive, à même d’inciter les gens à s’exprimer en public qu’ils en aient l’habitude ou pas. Avec ma compagne, nous avons quatre ans durant mené une expérience de « Cafés-échanges interculturels ». Nous donnions rendez-vous au centre de Paris, dans une brasserie, à raison d’une fois par mois, à des personnes de différents horizons géographiques et culturels : d’Europe, d’Afrique, d’Amérique latine,… Ensemble, nous choisissions un sujet en échangeant les points de vue. Ce qui était intéressant d’observer, c’est la diversité des solutions ou réponses pouvant être apportées à un même problème, la solution la plus pertinente pouvant venir de non Européens. Il s’agit donc d’encourager un processus d’apprentissage mutuel en étant attentif à autrui, d’où qu’il vienne. Cela passe par une attention au moindre détail comme par exemple le fait de dire bonjour. Je me souviens de cet Africain qui s’était étonné auprès de moi de ce qu’une autre personne ne prenne pas cette peine, comme s’il n’existait pas à ses yeux… Un aussi simple manquement peut être blessant alors qu’un simple bonjour peut faire beaucoup de bien…
– Quelle est donc la fonction du « contacteur » ?
Oscar Rubén Bag : Au sein d’un groupe, un contacteur facilite la mise en contact avec soi-même, avec les autres participants, avec le monde extérieur (les connaissances, les informations, l’environnement). La Universidad Pedagógica Nacional de México a publié le livre dans lequel je développe de nouveaux concepts et pratiques[1] En français, le titre donne : Expériences éducatives novatrices. Vers l’approche et méthode Contact pour la créativité. Le contacteur peut intervenir aussi bien dans des groupes d’apprentissage ou éducatifs que dans des groupes thérapeutiques ou autres.
– Des contacteurs sont-ils nécessaires à la dynamique d’un colloque de Cerisy ?
Oscar Rubén Bag : Oui, je pense que des personnes jouent ce rôle, sans nécessairement le savoir. La première fois que je suis venu ici, une personne m’a conduit à ma chambre, dès mon arrivée. Un geste anodin mais qui m’a d’emblée donné la sensation de faire partie du groupe et, donc, d’être autorisé à échanger avec tout un chacun. Que dire d’Édith qui donne l’exemple par la passion qu’elle met dans ce qu’elle fait. Elle est présente au milieu de nous, va jusqu’à assister à des communications. Un autre concept que j’ai travaillé, est celui d’« euphorie partagée ». Au terme d’un processus d’apprentissage, il importe que les gens éprouvent un sentiment de satisfaction, du plaisir. De l’«euphorie partagée », j’en éprouve ici !
– Fort de votre expérience de trois colloques de Cerisy, que voudriez-vous, au-delà de ces concepts, mettre en avant parmi les caractéristiques d’un colloque de Cerisy ?
Oscar Rubén Bag : C’est précisément ce que j’ai essayé d’analyser. Suite au premier colloque, j’ai voulu comprendre comment le « dispositif cerisyen » parvenait à produire quelque chose d’aussi extraordinaire. Je me suis amusé à tout décortiquer. Parmi les ingrédients que j’ai identifiés, il y a la liste des participants du colloque avec leurs coordonnées de sorte qiu’on peut garder contact avec eux ; il y a aussi tous ces rites, à commencer par la « photo de famille » qui crée d’emblée comme un sentiment d’appartenance à une même communauté ; les repas que les auditeurs peuvent partager avec les intervenants – c’est l’occasion pour les premiers de poser les questions qu’ils n’ont pas osées ou eu le temps de poser, et ainsi de s’impliquer complètement dans la dynamique d’échange. Personnellement, j’aime pouvoir échanger de manière informelle avec les intervenants comme avec les auditeurs. J’ajoute aussi, bien sûr, l’implication de la famille elle-même, à commencer par Édith, présente à tous les colloques ; à ses nièces – Fabienne, présente à ce colloque-ci, Anne, présente au précédent. Sans oublier le personnel du secrétariat ou qui nous sert à table. On devine que pour parvenir à un fonctionnement aussi efficace, il importe que chacun respecte les horaires. Ce que font précisément les participants. C’est, je crois, ce qui contribue aussi à ce que le dispositif marche.
– Comme vous, je me suis demandé comment ce « dispositif cerisyen », pour reprendre votre formule, marchait. J’en suis venu à cette hypothèse que je vous soumets : pour que ça marche, il faut que les personnes qui viennent ici renoncent non pas tant à leur titre, à leur identité disciplinaire ou professionnelle, qu’aux codes de leur milieu social, professionnel. Concrètement, un universitaire ne peut pas venir ici en reproduisant les codes du milieu académique, encore moins en maintenant des rapports de hiérarchie, comme ceux d’un.e directeur.trice de thèse avec son/sa doctorant.e. Les seuls codes à respecter ici sont ceux de la sociabilité cerisyenne : en plus de respecter les horaires, quiconque s’installe là où il veut à la table des repas, de sorte qu’il peut se retrouver en face à une éminente personnalité ou celle-ci face à un inconnu. Cela fait-il sens pour vous ?
Oscar Rubén Bag : Oui, d’autant plus que je viens moi-même d’une tradition universitaire plutôt égalitariste. Personnellement, je me sens bien avec quiconque, qu’il soit professeur ou pas. J’aime jusqu’au personnel de service : il fait montre de tant d’attention, de bienveillance à l’égard de chacun de nous, qui que nous soyons, et cela me touche énormément. Je suis sensible à l’accueil qui nous est réservé, au plaisir qu’on prend à partager l’histoire du lieu, de la famille. Il faut voir Édith lors de la visite du château ! Quelle passion chez cette femme ! Qu’elle pousse le souci du détail jusqu’à nous faire découvrir l’exemplaire original de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, cela me touche aussi beaucoup.
En réfléchissant ainsi au dispositif cerisyen, j’ai repensé à mon propre parcours. J’ai commencé mes études de sociologie à l’Université de Buenos Aires alors que je n’étais encore qu’un adolescent de 17 ans. Les autres étudiants étaient plus âgés et en connaissaient déjà bien plus que moi. Je me sentais totalement démuni de connaissances au point qu’il m’était difficile de prendre la parole dans les réunions ou les assemblées étudiantes. Depuis, je me suis demandé comment faire pour qu’une personne qui se trouverait dans la même situation où je l’avais été puisse quand même intervenir, oser participer. Quel serait le dispositif à imaginer ? Une interrogation qui a débouché sur ma thèse de doctorat soutenue à l’université Paris 8. Elle portait sur « Le groupe “ Contact pour la créativité ” en Amérique latine » qui proposait « une approche alternative pour le développement personnel et la formation ».
– Sous la direction de qui avez-vous mené cette thèse ?
Oscar Rubén Bag : Sous celle d’un des créateurs de la pédagogie institutionnelle, le psychopédagogue Michel Lobrot. Un homme extraordinaire, tout sauf directif : il m’a laissé toute latitude de sorte que lorsque je lui ai soumis le fruit de mon travail, il s’est montré agréablement surpris du résultat – j’obtins la mention très honorable avec félicitations du jury, soit la meilleure mention qu’on puisse obtenir. Malheureusement, une grande partie de l’œuvre de Michel Lobrot n’a pas été publiée. Avec un groupe, nous nous réunissons donc trois fois par an pour mettre en forme ses archives en vue de les éditer.
– Peut-être qu’un colloque de Cerisy lui sera consacré, codirigé par un certain Oscar Ruben Bag ?
Oscar Rubén Bag : [Rire]. Peut-être, pourquoi pas. En attendant, pour en revenir à cette notion de dispositif, et à celui de Cerisy en particulier, je réfléchis à ce que je pourrais en reprendre pour nourrir mon propre travail auprès de groupes. J’ai fini par comprendre qu’ici le moindre détail compte de sorte que je ne peux pas faire autrement que de m’en sentir responsable. C’en est à un point où je me suis même interdit de cueillir une pomme dans le potager. Car cela aurait rompu l’harmonie du lieu ! Je suis aussi d’autant plus respectueux à l’égard du jardinier et de toutes les autres personnes qui travaillent ici : elles contribuent directement à cette harmonie d’ensemble, par cette attention au moindre détail.
– Vous donnez raison à Édith Heurgon qui rappelle à chaque soirée de présentation que, la première fois qu’on vient ici, on est impressionné mais que la 3e fois, on se sent revenir chez soi, « à la maison »… Vous me faites aussi penser au couple « dispositif / disposition » exposé par Yves Winkin, celui-là même que vous avez évoqué, qui dit en substance que pour qu’un spectacle ou même un colloque, fonctionne, il faut un dispositif, mais aussi que les participants, le public, soient « disposés » à ce qu’il marche, et donc à « jouer le jeu ».
Oscar Rubén Bag : Effectivement. Tout un chacun doit avoir un état d’esprit positif à l’égard des autres, des participants comme du personnel.
– Rappelons que vous n’êtes pas venu seul à ce colloque, pas plus qu’aux deux premiers : vous êtes accompagné de votre compagne, elle-même très conquise par le lieu et ses colloques. Comme se passe la vie d’un couple à Cerisy ? Faites-vous un bilan quotidien ? Partagez-vous vos impressions ?
Oscar Rubén Bag : Catherine et moi n’échangeons pas autant que cela sur nos impressions respectives. Elle comme moi sommes dans la dynamique du colloque. Nous aimons interagir avec les intervenants et les auditeurs. Elle comme moi sommes stimulés par ce que nous entendons, ce que nous voyons. On se sent bien à Cerisy sans avoir besoin de le verbaliser ou de s’en assurer réciproquement.
– Une particularité de ce colloque-ci est de se tenir en parallèle avec un autre colloque (« Un mystère à Carentan »), qui a démarré avec quelques jours de décalage…
Oscar Rubén Bag : En effet, et ce midi, j’ai d’ailleurs déjeuné avec des participants de ce colloque, dont une personne qui, à en juger par son érudition, devait en être un des codirecteurs. Des participants ouverts, quoique dans une autre « longueur d’onde » !
Propos recueillis par Sylvain Allemand
[1] Experiencias educativas inovadoras. Hacia el enfoque y método Contacto para la creatividad.