Nous avons rencontré

Un long chemin semé d’heureuses rencontres

Rencontre avec Marie-Brigitte Ruel-Martin

Suite de nos échos au colloque « Hartmut Rosa : accélération, résonance, énergies sociales », qui s’est déroulé du 30 août au 5 septembre, au Centre culturel international de Cerisy, sous la direction de Corine Pelluchon et Dietmar Wetzel, avec, cette fois, le témoignage de Marie-Brigitte Ruel-Martin, psychanalyste, qui témoigne ici en tant qu’auditrice originaire du Cotentin.

– Pour commencer, pouvez-vous nous dire ce qui vous a motivée à assister à ce colloque ?

Marie-Brigitte Ruel : J’ai eu l’occasion de rencontrer Hartmut Rosa lors du colloque « Les autres noms du temps », dirigé par Étienne Klein et Vincent Bontems en 2021. Je le lisais déjà depuis quelque temps. Dès que j’appris la tenue de ce colloque, j’ai naturellement souhaité m’y inscrire. À défaut d’avoir lu tous ses ouvrages, j’ai suivi son parcours. Le colloque m’offrait l’occasion de découvrir ses nouveaux sujets de réflexion. Sauf qu’entretemps, j’appris qu’un autre colloque se tiendrait autour de François Julien, quelques semaines plus tôt. Il m’a donc fallu choisir. Finalement, j’ai opté pour le premier, mais en obtenant d’Édith [Heurgon] la possibilité d’assister à celui de Hartmut Rosa, au moins une journée. Originaire du Cotentin, je pouvais faire l’aller-retour en étant hébergée par ma famille. Je suis donc arrivée hier matin, pour assister à cette journée – l’avant dernière et au retour sur colloque, toujours riche en enseignements.  

– Qu’en avez-vous retenu en particulier ?

Marie-Brigitte Ruel : Je dois dire d’abord que, ce colloque, je l’ai abordé en ayant eu conscience de prendre le train en marche, de ce que les colloquants avaient déjà abordé de nombreux sujets. J’ai cependant apprécié, entre autres, la visioconférence sur la musique comme thérapie de la démence [de Jan Sontag], et la communication sur la voix [de Dietmar Wetzel]. J’ai aussi trouvé un grand intérêt à la table-ronde que vous avez animée : en plus de donner un aperçu des échos des concepts de Hartmut Rosa chez les praticiens, elle répondait à la question que je me pose, à savoir : comment, précisément, mettre en pratique ce concept de résonance, qui est, je crois, au cœur de mon existence, depuis le jour où je suis née. Je suis en effet quelqu’un qui vit intensément, qui aime la nature, qui cultive la relation à autrui, convaincue de ce que l’interdépendance entre les humains et les autres vivants est essentielle. C’est dire si je me retrouve dans la pensée de Hartmut Rosa. La table ronde m’a permis de prendre la mesure de sa contribution à une approche plus humaine de notre relation au monde, à l’importance du soin. Cette manière que j’ai d’accueillir cette pensée n’est sans doute pas étrangère à mon parcours de vie.

– Est-il indiscret de vous demander en quoi celui-ci peut expliquer votre intérêt pour la pensée de Hartmut Rosa, et notamment son concept de résonance ? 

Marie-Brigitte Ruel : En 2005, il a une vingtaine d’années, on a diagnostiqué une grave maladie à mon mari.  J’ai dû être très présente auprès de lui dans les hôpitaux pour que les professionnels de santé prêtent davantage attention à son état dans sa globalité, qu’ils ne le considèrent pas seulement comme un patient, un malade, mais une personne en souffrance. Sans cela, je doute qu’il aurait survécu à sa maladie.

Je précise qu’à l’époque nous vivions en Espagne – mon mari est espagnol. Il devait partir à la retraite quelques mois plus tard. Je ne m’attendais pas à ce que la maladie s’invite ainsi dans nos vies. Au bout de quelques mois, j’ai sombré dans une dépression. Entretemps, mon mari et moi, nous nous étions installés en France comme prévu depuis un certain temps. J’ai ensuite entrepris de solliciter l’aide d’un psychanalyste en cherchant dans le bottin. J’ai appelé celui qui me semblait le plus accessible – il consultait à la fois à Dreux et à Paris, ce qui me permettait de suivre mon mari hospitalisé pendant environ deux ans dans plusieurs Hôpitaux parisiens. J’ai entamé une cure avec ce psychanalyste et au bout de quelques mois, il m’a tenu à peu près ce discours : « Écoutez Madame, vous avez 53 ans, vous n’allez pas devenir l’infirmière de votre mari . Je vous écoute : vous avez manifestement un bon bagage intellectuel. Vous pourriez reprendre des études et devenir vous-même psychanalyste !”

– Comment avez-vous réagi ?!

Marie-Brigitte Ruel : J’étais stupéfaite ! Je lui ai demandé s’il plaisantait : il était clair pour moi que je ne pouvais pas prétendre exercer ce métier, je voyais un boulevard inaccessible devant moi. Il a non seulement insisté, mais encore, m’a introduite dans les milieux parisiens de psychanalystes : j’ai pris part à des cartels [ un mode de travail par petit groupe de 4 + 1 personnes – des psychanalystes et quiconque souhaite étudier la psychanalyse -, conçu par Lacan ], à des séminaires et des colloques, ajoutant à cela une formation de deux ans à l’EPHEP [ École des Hautes études en Psychopathologies ], un dispositif créé par Charles Melman, proche de Lacan. Au bout de sept ans, je suis devenue… [elle hésite]. Disons plutôt que je me suis autorisée à recevoir des patients en tant que psychanalyste. Un changement professionnel que j’ai vécu comme une métamorphose avec tout ce que cela peut avoir de rapport à la vie.

Entretemps, en 2006, il y eut un autre épisode. Cette année-là était sorti le film de Pascale Ferran, « Lady Chatterley » – un film qui m’a proprement bouleversée. Au point d’ailleurs que j’ai écrit un texte inspiré de ce film et du roman, et que j’avais intitulé « Sur l’allée cavalière » : j’y mettais en parallèle le cheminement de Constance (Lady Chatterley) et le mien. Je me suis reconnue dans l’appel de la vie incarné par Parkin, « L’homme des bois » de D.H. Lawrence. Dans mon cas, cet appel à la vie s’exprimait à travers ma pratique du jardinage, mon intérêt pour la botanique et le nouveau milieu que je côtoyais. C’est ainsi, au contact de la nature, et en me formant aux arcanes de la psychanalyse et de la psychopathologie que j’ai vaincu ma dépression.

– Il se trouve que Cerisy accueille chaque année un colloque de psychanalyse…

Marie-Brigitte Ruel : Je le sais pour avoir assisté à certains d’entre eux. La première fois que j’ai entendu parler des colloques de Cerisy, c’était en 2009, à l’occasion d’un cartel. Quelqu’un avait évoqué le colloque autour de Camille Claudel [« Regards croisés : Camille Claudel, sa vie, son œuvre », organisé du 3 au 10 juillet 2006, sous la direction de Sike Schauder ]. Cerisy, me suis-je dit, mais c’est à côté de la région d’où je viens ! J’ignorais que s’y tenaient des colloques. Je me suis aussitôt renseignée. Le premier colloque auquel je devais assister fut « Culture(s) et autofiction(s) » [ organisé du 16 au 23 juillet 2012, sous la direction d’Arnaud Genon et Isabelle Grell ].

Je me souviens d’y avoir pleuré : je prenais  la mesure de tout ce à côté de quoi j’étais passée. Quand j’ai appris qu’il y avait eu un colloque sur Pascal Quignard [ « Pascal Quignard, figures d’un lettré », du 10 au 17 juillet 2004, sous la direction de Philippe Bonnefis et Dolorès Lyotard ], un auteur que j’adore, ma peine n’a fait que redoubler ! À l’époque, je vivais encore en Espagne. Depuis,  je suis venue plusieurs fois à Cerisy. Le colloque d’Hartmut Rosa est le 11e auquel j’assiste.

Parmi les plus importants : outre celui sur « Culture(s) et autofiction(s)», il y eut l’autre colloque consacré à Pascal Quignard [« Pascal Quignard, translations et métamorphoses, du 9 au 16 juillet 2014, sous la direction de Mireille Calle-Gruber, Jonathan Degenève et d’Irène Fenoglio]. J’ai aussi suivi plusieurs colloques de psychanalyse – par exemple, « Écriture de soi, écriture des limites », qui s’est tenu en juillet 2013, sous la direction de Jean-François Chiantaretto. J’étais intervenue en commentant le cas de Lee Miller et son parcours de vie après un viol dans sa petite enfance. Ce qui a attiré l’attention d’une psychanalyste présente à ce colloque, Régine Waintrater qui travaille sur le handicap. Elle m’a invitée à intervenir à l’Université Paris-Diderot pour le séminaire « Traumatisme, handicap et créativité » qu’elle dirigeait de pair avec Simone Korff-Sausse. J’y avais présenté un travail personnel intitulé « Lee Miller. L’objectif comme une arme », documenté par nombre de ses photos prises en France et en Allemagne au cours de la Seconde Guerre mondiale et les premiers jours de la libération des camps.

– Revenons-en au colloque autour de Hartmut Rosa. Avec quelle impression globale en repartez-vous ?

Marie-Brigitte Ruel : J’ai eu le sentiment d’arriver ici comme le vilain petit canard tant le groupe m’a paru, ainsi que je l’ai dit, déjà bien constitué. Je me suis cependant ressaisie en allant à la rencontre des participants. Bien m’en a pris. Au cours de la seule journée d’hier, j’ai pu échanger agréablement avec plusieurs colloquants. Par-delà leur diversité, les conférences ont été pour la plupart l’occasion de confronter la résonance à des formes d’expression artistique : la musique, le chant, la peinture (chinoise en l’occurrence). Or, avec mes patients – ainsi qu’avec mon groupe de « Rendez-Vous Philo » que je propose dans ma ville, Verneuil-sur-Avre -, j’aime aborder la question du beau, à travers la littérature et l’art en général.

À chaque fois que je viens ici, c’est la même chose : une sorte de grâce opère. Cette nuit, prise d’un début de migraine et d’insomnie, j’ai songé au Marais Poitevin, avec ces lentilles qu’on peut percevoir à la surface de l’eau. J’y ai vu une métaphore de ce qu’on vit ici : nous sommes autant d’être singuliers, apparemment autonomes, et en réalité interreliés par des liens invisibles. De quoi nous redonner espoir.

Pour moi, Cerisy, ce sont aussi des rencontres, que je n’aurais pas pu faire ailleurs. Au fil des ans, j’y ai noué des amitiés précieuses et durables. Dès mon premier colloque, j’ai rencontré Annie Richard qui m’a fait connaître son Association « Femmes Monde » à la Coupole Paris, où je me suis souvent rendue ensuite depuis ma campagne. J’y ai même fait une communication en présence de la plasticienne contemporaine suisso-italienne Solvejg Albeverio-Manzoni, qui alterne écriture, peinture et gravure, la partie d’un travail de recherche paru dans la revue suisse, Bloc Notes 59 : « Étincelles pulsionnelles dans l’œuvre de S.A. M. … » où je présentais son œuvre baignant dans un surréalisme actuel et engagé.

Autres belles rencontres : Mireille Calle-Gruber [ professeur de littérature et esthétique à La Sorbonne Nouvelle ], au cours du colloque Pascal Quignard ; Marielle David, une psychanalyste chevronnée, qui m’a adoubée en tant que professionnelle ; Jean-Louis Vincendeau [ plasticien, expert en jardins auprès de la Commission Nationale des Monuments Historiques ], rencontré l’an passé au colloque « Raconter et montrer l’invisible à la croisée de la littérature, des arts et du cinéma (1850-1930) » [ sous la direction de Julie Anselmini, Yann Calvet et José Moure ] ; ou encore Sandra Travers de Faultriers [ juriste spécialisée en droit de la Propriété littéraire ]. Je pourrais citer bien d’autres noms.

En cela, Cerisy est une sorte d’Abbaye de Thélème, une « Communauté de solitaires » pour reprendre la belle formule de Pascal Quignard avec, en plus, cet effet ricochet dont a parlé un participant au colloque de Hartmut Rosa : les liens qu’on y tisse peuvent se prolonger ailleurs.

Propos recueillis par Sylvain Allemand

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