Rencontre avec Pauline Fatien
Suite de nos échos au colloque « Hartmut Rosa : accélération, résonance, énergies sociales », qui s’est déroulé du 30 août au 5 septembre, sous la direction de Corine Pelluchon et Dietmar Wetzel, avec, cette fois, le témoignage de Pauline Fatien (au premier plan sur la photo), chercheuse-enseignante à Grenoble École de Management.
– Pour commencer, pouvez-vous préciser ce qui vous a motivée à participer à ce colloque, en tant qu’auditrice ?
Pauline Fatien : Mes travaux de recherche en gestion, mais cela s’est fait de manière très inattendue ! J’ai en effet appris l’existence de ce colloque seulement quelques mois avant sa tenue, par l’intermédiaire d’une collègue qui avait assisté à celui autour du sinologue François Julien [ « De la dé-coincidence à la “ vraie vie ”. Rouvrir des possibles avec François Julien », du 28 juin au 4 juillet ]. Co-animant avec moi des communautés professionnelles autour du coaching, elle n’ignorait pas mon intérêt pour la pensée de Hartmut Rosa que j’avais commencée à explorer au regard de cette pratique d’accompagnement. Depuis plusieurs années, je guettais l’opportunité de le rencontrer. Régulièrement, j’entrais « Hartmut Rosa + colloque ou séminaire » dans mon moteur de recherche, j’allais sur son site internet, guettant ses apparitions publiques ! Peine perdue ! Finalement, c’est quand je m’y attendais le moins que cette opportunité s’est présentée, avec ce magnifique colloque de Cerisy. J’avais d’autant moins prévu de m’y rendre que nous sommes en période de rentrée universitaire. Sans compter que ma fille fêtait ses dix-huit ans juste avant l’emménagement de sa sœur à Paris ! Bref, tout s’opposait à ce que je vienne à un colloque organisé en début septembre, de surcroît dans un lieu aussi éloigné – j’ai vécu en Normandie mais vis désormais à Grenoble ! Finalement, j’étais finalement dans la meilleure disposition d’esprit : en plus du plaisir de découvrir le lieu et de rencontrer des personnes de multiples horizons, je n’avais pas de programme préconçu : j’étais ouverte à l’inattendu. De fait, les choses se sont passées à l’image d’une expérience résonnante, qui, comme Hartmut Rosa prend soin de le dire, ne se décrète pas.
– Nous réalisons cet entretien au terme du colloque. Quels premiers enseignements avez-vous envie de mettre en exergue ?
Pauline Fatien : Ce colloque aura été l’occasion d’éprouver une pensée, ce qui est assez unique ! Je m’explique. Pour moi, il a d’abord été l’occasion d’approfondir une réflexion sur la relation au monde et ce qui peut contribuer à la médier. Il y a été question de savoir comment créer les conditions d’espaces de résonance ou, pour le dire autrement, quels pouvaient en être ses médiums, ses artefacts. Cette réflexion m’a fait m’interroger sur la vision que Hartmut Rosa avait de l’individu au regard du monde : si on a besoin de ces derniers pour se relier à lui, n’est-ce pas parce que l’individu est séparé du monde, qu’il n’en fait pas pleinement partie ? Peut-on aussi envisager qu’on « est monde » ? Bref, je ressors avec plus de questions que j’en avais en arrivant ici, et c’est ce qui fait manifestement toute la beauté des colloques de Cerisy,…. et de la philosophie en général !
Mais ces questions ne m’ont pas seulement traversée sur un plan intellectuel, elles m’ont proprement submergée ! Au point que j’ai pris la parole ce matin pour en poser une, celle justement relative au statut de l’individu par rapport au monde, en prenant soin cependant de la tester avant auprès d’une colloquante. De manière plus informelle autour d’un café, j’en ai rediscuté avec un auditeur, Fernando [ Suarez-Muller ] – c’est l’un des autres charmes de Cerisy que de pouvoir prolonger la discussion en dehors des séances. Lui a souligné que je mettais le doigt sur un champ de réflexion en cours d’exploration, celui, justement, de l’ontologie sous-tendue par la vision de Hartmut Rosa de notre relation au monde.
Je repars donc de Cerisy avec un savoir éprouvé jusque dans ma chair, mon corps, et non sur un plan purement conceptuel ou cérébral. Jusqu’à présent, l’œuvre de Rosa était plus de l’ordre d’une pensée théorique. Ici, je l’ai vécue comme une expérience ! De plus, j’ai vraiment vu une pensée en mouvement, et en action, c’est incroyable !
– Et le déroulement du colloque, organisé sur près d’une semaine, avec ses rites, les repas que les participants – intervenants et auditeurs – partagent ensemble, les cloches qui battent le rappel, comment l’avez-vous vécu ? Au fond, n’y fait-on pas l’expérience d’une certaine « indisponibilité du monde », en ce sens que le colloque est régi par des codes qui ne sont pas ceux des communautés d’appartenance disciplinaires, professionnelles, institutionnelles, des participants ?
Pauline Fatien : Ces codes cerisyens offrent l’intérêt d’encourager les échanges sur un principe d’égalité : un auditeur peut se retrouver à table avec un éminent universitaire. Certes, à la bibliothèque, où se sont déroulées les communications, on ressent la puissance du savoir, symbolisée dans les livres qui y sont présents, mais aussi dans l’atmosphère qui peut impressionner. Durant les trois premiers jours, je n’ai fait qu’écouter, pour me mettre au diapason. Mais cela ne veut pas dire que le colloque ne produisait pas déjà d’effet en soi. Au contraire. Dès le départ, j’ai été comme « déplacée », « chamboulée » ! Je reprendrai à cet égard les mots d’un auditeur, Florian Rony, qui a parlé de « face miroir » pour exprimer le fait que ce qu’il avait trouvé à Cerisy, c’était un peu de lui-même. Je suis très sensible à cette idée : avec de la réflexivité, ce colloque est l’occasion, tel un miroir qu’on se tend à soi-même, de réfléchir à qui on est, les motivations qui nous ont amenés à venir ici. Me reviennent alors d’autres propos, ceux de la psychosociologue Jacqueline Barus-Michel [1932-2015] : « Que cherche le chercheur si ce n’est lui-même ? Il est le premier objet de sa recherche. »
– Qu’en est-il de vous précisément ?
Pauline Fatien : La spécialiste de science de gestion que je suis, habituée à des interactions avec d’autres acteurs de cette discipline, mais aussi des praticiens du monde de l’entreprise, s’est trouvée ici invitée à accueillir d’autres modes de pensée, ceux de philosophes, de sociologues, etc., bref, d’intellectuels dont la pensée se trouve être comme dans un mouvement permanent. Quelque chose que je trouve tout simplement beau, au point d’avoir eu la sensation de vivre ce colloque aussi comme une expérience esthétique
– Vous n’évoquez pas les parties de ping-pong, dans la cave, à laquelle vous avez pris part aussi !
Pauline Fatien : Vous faites bien de les évoquer puisqu’ elles représentent d’autres modalités d’entrer en relation avec les participants ! Comme ces tournois autour de la table qui symbolise l’effervescence des partages ! Y croyez-vous : dès mon retour de Cerisy, je me suis même inscrite à un club de tennis de table ! Quel déplacement inattendu, n’est-ce pas ?! Que dire aussi de toutes ces autres personnes avec qui je n’ai pas eu l’occasion d’échanger, mais avec lesquelles j’ai cependant eu le sentiment de communiquer dans un silence respectueux. Comme dans un espace invisible de résonance, rendu possible par l’intérêt commun pour le travail de Hartmut Rosa, dont il faut souligner au passage l’étonnante présence, au sens fort du terme, avec une attention authentique portée à chaque participant.
Propos recueillis par Sylvain Allemand
