Entretien avec Brigitte Chauvin
Suite de nos échos au colloque « Hartmut Rosa : accélération, résonance, énergies sociales », qui s’est déroulé du 30 août au 5 septembre, sous la direction de Corine Pelluchon et Dietmar Wetzel avec, cette fois, le témoignage d’une auditrice, Brigitte Chauvin, psychanalyste, qui nous réserve une drôle de surprise sur les circonstances de sa découverte de la notion de… sérendipité.
– Pour commencer, pouvez-vous nous dire ce qui vous a motivée à participer à ce colloque ?
Brigitte Chauvin : Une raison toute simple : je suis, et j’assume de le dire ainsi, une fan, une groupie, que sais-je encore, du philosophe et sociologue Hartmut Rosa. Psychanalyste,j’ai découvert ses réflexions sur la résonance par le truchement de collègues psychanalystes ou psychothérapeutes qui avaient suivi des enseignements en sociologie et avaient entendu parler de ses ouvrages, à commencer par celui sur la résonance [La résonance. Une sociologie de la relation au monde, La Découverte, 2018]. Pour eux, celle-ci est un élément fondamental dans ce qui peut se jouer dans une cure psychanalytique ou une psychothérapie.
Depuis, j’ai lu pratiquement tous les ouvrages d’Hartmut Rosa traduits en français et tous ont fait sens pour moi. J’ai pris la mesure du fait que la résonance était une entrée parmi d’autres dans son œuvre, à côté des notions d’« accélération », d’« indisponibilité du monde », etc. J’étais curieuse d’en savoir plus sur cette autre notion d’énergies sociales, affichée dans l’intitulé du colloque, et sur laquelle Hartmut Rosa travaille actuellement. J’ai trouvé proprement fantastique le fait que tout un colloque soit programmé sur pratiquement toute une semaine autour de ses travaux et en sa présence, et cette possibilité de se retrouver ainsi avec d’autres personnes ayant étudié son œuvre depuis différents points de vue disciplinaire. Quelque chose d’inespéré par les temps qui courent !
– Le colloque a débuté voici quelques jours. Avez-vous déjà assez de recul pour tirer des enseignements qui pourraient vous être utiles dans votre pratique professionnelle ?
Brigitte Chauvin : Comme à mon habitude, j’ai pris beaucoup de notes en usant de différentes couleurs pour mettre en exergue ce que je pressens comme pouvant m’être utiles, que ce soit pour mes activités de séminaires, de groupes thérapeutiques ou encore les écrits que je peux être amenée à signer avec des collègues… Or, en un simple coup d’œil, ce que je constate, c’est que des couleurs, il y en a partout ! [Rire].
– Est-ce la première fois que vous vous rendiez à Cerisy ?
Brigitte Chauvin : Oui et j’ai d’ores et déjà envie d’y revenir. Les quelques jours que j’ai passés ici ont été proprement merveilleux. Malheureusement, je ne peux assister à l’intégralité de ce colloque. Il me faut déjà repartir…
– Pour ceux qui n’auraient pas encore fait l’expérience d’un colloque de Cerisy, précisons qu’il consiste en une succession de communications, mais aussi en des échanges informels qui se poursuivent en dehors, pendant les pauses, les repas… Comment avez-vous vécu cet aspect-là qui s’est vérifié particulièrement au cours de ce colloque ?
Brigitte Chauvin : C’est exactement cela. Un colloque de Cerisy, c’est des rencontres, des discussions à table, dès le petit-déjeuner. J’ignore si c’est particulier à ce colloque-ci, mais le public, intervenants et auditeurs, est extrêmement divers : j’ai rencontré des personnes de différents horizons disciplinaires, professionnels – des psys, mais aussi des médecins, des coachs –, de différentes nationalités et générations. Quelque chose de très stimulant.
– C’est une caractéristique de la plupart des colloques de Cerisy mais, moi qui fréquente ce lieu depuis des années, qui ai assisté à de nombreux colloques, j’ai perçu une forte « résonance » entre les participants – Sans doute est-ce le sujet qui voulait cela, mais cela doit aussi probablement beaucoup à la personnalité de Hartmut Rosa…
Brigitte Chauvin : Certainement et j’en témoigne ! La résonance n’a pas été seulement un concept dont nous avons discuté. Nous l’avons éprouvé aussi jusque dans la moindre interaction entre nous, dans ces échanges informels que j’évoquais. À la suite de l’exposé de Maximilien [Priebe], un doctorant de Hartmut Rosa, extrêmement brillant – il a su nous embarquer dans ses réflexions d’un haut niveau conceptuel –, nous nous sommes retrouvés vous et moi à échanger en constatant que nous avions ressentis la même chose, alors même qu’il s’agissait d’un propos philosophique, avec tout ce que cela peut suggérer en termes d’abstraction voire d’aridité. Et bien non, Maximilien a su nous toucher, par son subtil usage des métaphores ; son propos a été on ne peut plus vivant, inspirant.
De manière plus générale, nous avons pu constater à quel point les concepts de Rosa – et nous en avons eu une belle illustration au cours de son exposé sur les énergies sociales – aident à éclairer des situations très concrètes. Quand il nous explique que pour qu’il y ait résonance, il faut que quelque chose se produise dans l’ordre de l’intersubjectivité, au plan émotionnel, nous pouvons l’éprouver instantanément dans l’expérience même de nos interactions, ici, à Cerisy.
– Il faut dire que Hartmut Rosa sait se montrer tout à la fois disponible et accessible. Il écoute les communications, au milieu du public, et intervient sans monopoliser la parole. Il accorde aussi beaucoup d’importance au temps de distraction autour des tables de ping-pong ou du babyfoot, dont il avait « exigé » – je mets des guillemets, car c’était un trait d’humour de sa part – la présence comme condition à l’acception du principe de ce colloque… On a vu des intellectuels autrement plus « capricieux ».
Brigitte Chauvin : [Rire]. Hartmut Rosa est d’une modestie incroyable ! Il a manifestement un plaisir à échanger avec le moindre de ses interlocuteurs, qu’il soit universitaire ou pas.
– Venons-en à ce qui m’a motivé moi-même à faire cet entretien avec vous, à savoir ce sur quoi vous m’avez-vous-même interpellé : la surprise que vous avez eu en découvrant le nom de ma structure éditoriale, Sérendip’éditions, la notion de sérendipité vous étant chère ainsi que vous me l’avez dit. Je suis donc impatient de vous entendre à ce sujet !
Brigitte Chauvin : [Rire] Comme vous le disiez-vous-même, c’est une drôle de mise en abyme à laquelle nous assistons puisque, par le truchement de ce mot, nous avons amorcé une discussion que nous n’avions pas prévue. La sérendipité est un concept que j’apprécie particulièrement ; il se révèle pertinent dans ma pratique de psychothérapeute en ce sens que les personnes qui me consultent sont en règle générale des personnes en souffrance, avec une faible estime d’elles-mêmes. Bref, elles sont en quête d’un chemin de vie. Le travail du psychothérapeute ne consiste donc en rien d’autre que cela : les remettre sur un bon chemin… Que peut bien vouloir dire un « bon chemin » me direz-vous. Selon moi, cela consiste pour les personnes qui manquent de confiance en elles à parvenir à saisir des opportunités positives, des « hasards heureux », qui les mettront dans de bonnes dispositions, leur épargneront de justifier leur triste sort par un « C’est normal, je n’ai jamais eu de chance dans la vie… » Eh bien non, des opportunités, elles en ont probablement déjà eues, mais elles n’ont tout simplement pas su les saisir.
– Comment saisir ces opportunités ? Quelles aptitudes faut-il en particulier ? De l’attention, un sens de l’écoute ?
Brigitte Chauvin : De l’attention, un sens de l’écoute sont effectivement nécessaires. Mais il faut aussi… [elle réfléchit]… être suffisamment bien avec soi-même. Certains de mes patients me disent avoir comme une voix intérieure qui les persuade qu’ils sont la cause de leur échec, qu’ils n’y arriveront pas quoi qu’ils fassent, etc. Il est claire qu’une personne ayant une opinion aussi négative d’elle-même ne sera pas encline à faire l’expérience d’un hasard heureux.
– Sauf que cela ne se décrète pas non plus…
Brigitte Chauvin : Non, en effet. En parlant ainsi de sérendipité, nous ne nous sommes donc pas éloignés de notre colloque, car la sérendipité a à voir avec la résonance au sens où, comme elle – Hartmut Rosa le dit bien –, elle ne se décrète pas. Être suffisamment bien avec soi-même, cela se travaille, et dans la durée, le travail du psychothérapeute consistant, lui, à identifier les facteurs de blocage.
– Au fait, comment avez-vous découvert cette notion de Sérendipité ?
Brigitte Chauvin : Par le truchement d’une collègue de l’Université de Versailles-Saint-Quentin…
– Sylvie Catellin ?
Brigitte Chauvin : Oui, vous la connaissez ?
– Bien sûr ! Elle est venue ici, à Cerisy pour le colloque sur la sérendipité [« La sérendipité dans les sciences, les arts et la décision », qui s’est déroulé du 20 au 30 juillet 2009, sous la direction de Pek Van Andel et Danièle Bourcier] ! Mais, paradoxalement, ce n’est pas à cette occasion que nous avons échangé pour la première fois – elle était déjà partie quand j’ai rejoint le colloque [pour y animer une table ronde en mémoire de l’urbaniste et sociologue François Ascher, qui s’était intéressé à cette notion]. C’est à l’occasion de l’interview réalisée quelques années plus tard, autour de son livre que j’avais chroniqué : Sérendipité. Du conte au concept [Seuil, 2014]. Sylvie Catellin n’est pas étrangère au nom de ma maison d’éditions – d’ailleurs, je la cite dans le texte de présentation de celle-ci, qui figure dans la plupart des textes édités et sur mon site Web !
Brigitte Chauvin : Nous sommes en pleine sérendipité et probablement aussi, reconnaissons-le, dans les « petits mondes » ! Dans une première vie, j’ai été universitaire, professeure de mathématiques dans la même université qu’elle, l’Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines (UVSQ). C’est comme cela que je l’ai connue et eu l’occasion de la croiser dans des conseils et autres instances pluridisciplinaires – elle était maître de conférences en Sciences de l’information et de la communication. J’ai découvert la notion de sérendipité en grande partie grâce à elle.
– Puisque vous avez évoqué le chemin de vie en quête duquel sont vos patients, je ne résiste pas à l’envie d’évoquer le fait que nous avons réalisé cet entretien en cheminant…
Brigitte Chauvin : Ce qui est tout sauf anodin. À ce colloque-ci, on n’a pas fait que… raisonner. Nous sommes aussi des êtres, avec un corps dont il faut prendre soin, en prenant le temps de cheminer comme incite à le faire ce parc magnifique. Toutes les conditions sont réunies pour être vraiment en résonance !
Propos recueillis par Sylvain Allemand
