Rencontre avec Olivier Dangles
Directeur de recherche à l’Institut de Recherche pour le Développement et actuellement directeur délégué adjoint à la Science, en charge de la science de la durabilité, Olivier Dangles est basé au Centre d’Écologie Fonctionnelle et Évolutive de Montpellier où il codirige un Laboratoire International entre l’Équateur, la Colombie et la France qui réalise des recherches interdisciplinaires sur la préservation de la Biodiversité et l’agriculture durable dans les Andes tropicales. Il est intervenu au colloque « Vers une nouvelle alliance sciences-sociétés ? », qui s’est déroulé du 19 au 25 septembre 2023, sous la codirection de Pierre-Benoît Joly et Alain Kaufmann pour y exposer les principes de cette « science de la durabilité » et le positionnement qu’elle implique pour le chercheur, au regard des incertitudes dont le monde est semé. Où il est question de la possibilité d’un « Sisyphe heureux », mais aussi des vivants non humains dont il a fait connaissance en arpentant le parc de Cerisy…
– Vous êtes intervenu sur les enjeux de la « science de la durabilité ». Que recouvre-t-elle exactement ?
Olivier Dangles : Cette science de la durabilité est née d’un constat : la science en général est confrontée à de nombreux défis et enjeux, complexes, globaux et interconnectés. À l’image de ceux de l’eau, par exemple, qu’on ne peut plus prétendre traiter indépendamment de ceux de la biodiversité, de la santé et de bien d’autres encore. S’engager dans une science de la durabilité est une manière de prendre acte de cette complexité en affichant une double ambition : croiser les disciplines et savoirs non académiques pour parvenir à une meilleure compréhension globale des grands enjeux de durabilité de nos sociétés tout en cherchant à apporter des éléments de réponse opérationnels aux objectifs de développement durable.
– Au cours de votre intervention, vous avez convoqué la métaphore de Sisyphe. Une manière de suggérer que la démarche ne va pas de soi au point de pouvoir décourager le chercheur…
O.D. : En effet. Face aux enjeux du développement durable, le chercheur se sent parfois face à des défis insurmontables, tel Sisyphe qui pousse sa pierre au sommet d’une montagne, avec la fatalité qu’elle finit toujours par retomber. Et ce, de la faute des politiques, des décisionnaires plus généralement qui n’en feraient pas assez ou ne tiendraient tout simplement pas compte des connaissances scientifiques. Plutôt que de se résigner, on pourrait se dire – c’est en tout cas ce à quoi j’invite mes collègues – que le plus important n’est pas tant de savoir jusqu’où l’on va pouvoir pousser sa « pierre », mais de réfléchir aux raisons qui pourraient la faire retomber – ce que nous autres chercheurs, scientifiques, ne prenons peut-être pas toujours le temps de faire. Plutôt que de focaliser sur la pierre, ne devrions-nous pas examiner le chemin que nous lui faisons emprunter, la montagne sur laquelle on prétend la faire rouler ? Bref, ne pourrions-nous pas être plus réflexifs par rapport aux difficultés que nous rencontrons pour proposer des trajectoires plus durables? Et ainsi être ce Sisyphe dont nous parle Camus : un Sisyphe heureux parce que justement il ne se résigne pas, mais se révolte contre l’absurdité de sa condition. La science de la durabilité peut avoir cette ambition : faire du chercheur un Sisyphe heureux !
– À cette simple évocation de Camus, je ne peux m’empêcher de songer à cette célèbre citation qu’on lui doit : « Mal nommer les choses ajoute à la misère du monde »…
O. D. : Vous faites bien de rappeler cette citation tant le mot même de durabilité fait débat au sein du monde académique comme à l’extérieur. Ne faudrait-il pas parler plutôt de « soutenabilité » ? En admettant que la durabilité ait un sens, ne faudrait-il pas ensuite la qualifier de faible ou de forte comme le font les économistes ? Des questions qui sont au centre de débats intenses et rien que de plus normal : mal nommer les choses peut effectivement compromettre la possibilité d’embarquer le maximum de gens avec nous. Donc, autant être vigilant dans le choix des mots qu’on utilise. Cela étant dit, veillons aussi à ne pas différer le temps de l’action. Face à l’urgence de la situation, à la rapidité des changements en cours, face aux attentes des jeunes générations, il faut agir, être force de propositions concrètes. Et c’est aussi la vocation d’une science de la durabilité qui assume en cela un certain pragmatisme. D’accord, ce mot de durabilité fait débat, mais que cela ne nous empêche pas d’agir ! En cela, la science de la durabilité tient des sciences de l’ingénieur. C’est une science encline à l’action tout en restant réflexive et c’est en cela qu’elle m’intéresse.
– Nous réalisons l’entretien au terme du colloque « Vers une nouvelle alliance sciences-sociétés ». En quoi vous a-t-il conforté dans votre démarche ? Quels enseignements en tirez-vous, qui soient susceptibles de conforter cette science de la durabilité ?
O. D. : J’en retiens au moins deux. Au plan de l’interdisciplinarité, d’abord. Les participants à ce colloque étaient majoritairement issus des sciences humaines et sociales, et ce qui intéresse l’écologue que je suis, a priori plus tourné vers les sciences de l’environnement, c’est de prendre la mesure de la diversité qui peut exister en leur sein, une diversité bien plus grande que l’idée que je m’en faisais. Quand on évoque l’interdisciplinarité, c’est dans le sens d’une articulation de ces sciences à d’autres sciences, dont celles de l’environnement. Or, au fil des communications, j’ai pu constater que cette interdisciplinarité gagnerait à être déjà renforcée au sein de ces seules SHS. Second enseignement : le poids de l’histoire dans la manière dont un territoire est vécu. C’est ressorti avec évidence lors de visite au Parc Naturel Régional des Marais du Cotentin et du Bessin où a été évoqué jusqu’au souvenir du débarquement de juin 1944 et les traces qu’il a laissées : la libération de la population, mais aussi des bombardements, des plages mutilées… Une illustration s’il en était besoin de ce qu’on gagne à connaître héritage du passé : il peut expliquer la complexité des rapports des habitants à leur territoire.
– Je comprends mieux la complicité qui est ressorti du débat organisé entre vous et l’historien Pierre Cornu…
O. D. : Pierre a justement une façon stimulante d’éclairer le poids du passé, de redonner jusqu’à l’épaisseur historique des sciences, en faisant redécouvrir des auteurs méconnus qui ont pourtant influencé la manière d’envisager la recherche, marqué son organisation institutionnelle, comme celle de l’Inra par exemple, auquel il a consacré des ouvrages [La Systémique agraire à l’Inra, histoire d’une dissidence, 2021 ; L’Histoire de l’Inra, entre science et politique, 2018, chez Quæ éditions ]. Les sciences de l’environnement gagneraient à revisiter elles aussi leur passé, ne serait-ce que pour convaincre les étudiants qu’elles n’ont pas attendu les défis actuels pour se constituer, qu’elles aussi ont une histoire et des auteurs qui gagnent à être (re)découverts.
– Un mot sur le dispositif même du colloque de Cerisy que vous découvriez à cette occasion…
O. D. : Il tranche avec les colloques scientifiques auxquels j’ai l’habitude de participer. D’abord, au regard du temps : ici, on échange toute la journée, durant près d’une semaine. On n’a de cesse de s’entendre dire ou de se dire à soi-même : je n’ai pas le temps (de faire ceci ou cela). Et bien, ici, à Cerisy, on prend le temps, justement. Ce qui correspond à une exigence de la science de la durabilité : pour être dans la démarche réflexive que j’évoquais, il faut nécessairement prendre du recul et, donc, s’inscrire dans la durée. La réflexivité ne se décrète pas. Ensuite, au regard du cadre, de l’environnement : le parc du château ! Ici, on peut se connecter à des humains, bien sûr – les colloquants – , mais aussi à des vivants non humains. À l’heure où je vous parle, j’ai pu en identifier une quarantaine !
– Pouvez-vous nous en donner quelques exemples ?
O. D. : Des non humains aux noms poétiques tels que la lucilie soyeuse ou l’hélophile suspendu (des insectes), le nombril de vénus ou le polystic à soies (des plantes). Eux comme les autres sont désormais répertoriés sur une carte de l’application de science citoyenne iNaturalist (https://shorturl.at/eprGV). Le plus drôle, c’est la réaction des participants quand je leur ai fait découvrir cette diversité, au cours de mon intervention. Ils semblaient prendre conscience que, plusieurs jours durant, ils avaient cohabité avec autant d’espèces, sans le savoir. Beaucoup avaient pris le temps de se promener dans le parc, mais manifestement sans prêter attention aux autres vivants. Quelque chose d’inconcevable pour le naturaliste que je suis, dont le premier réflexe est, où que j’aille, d’aller voir de près quelles sont les espèces végétales ou animales avec lesquelles je vais être amené à cohabiter, voire à dialoguer. C’est dire le défi auquel nous faisons face, notamment dans la manière d’envisager l’objet d’étude des sciences. Pour en revenir aux sciences humaines et sociales, elles se sont constituées historiquement en portant leur attention sur nous autres les humains. En réponse aux exigences de durabilité, il leur faut maintenant porter davantage leur attention à nos rapports avec ces vivants non humains. Car ils nous apportent une ressource indispensable pour penser notre avenir : la poésie.
Propos recueillis par Sylvain Allemand
Pour en savoir plus sur le colloque « Vers une nouvelle alliance sciences-sociétés ? », cliquer ici.