Rencontre avec Amy Cohen-Varela
Du 13 au 19 août 2022, le Centre culturel international de Cerisy accueillait le colloque « Francisco Varela, une pensée actuelle », organisé sous la direction de Natalie Depraz et Ivan Magrin-Chagnolleau. Psychologue clinicienne, Présidente de l’Institut Mind & Life Europe, et dernière compagne de ce penseur, elle revient ici sur les particularités d’un colloque de Cerisy.
– Au vu de l’actualité de la pensée varélienne, on se doute que de nombreux colloques, séminaires, conférences lui sont consacrés. D’ailleurs, à peine celui de Cerisy terminé, vous partez pour un autre colloque « immersif » de plusieurs jours. Mais en quoi un colloque de Cerisy a-t-il été spécifique ? Qu’est-ce qui nous/vous a appris de la pensée de Varela qu’un autre colloque ne serait pas parvenu à mettre au jour ?
A. C.-V. : Chaque colloque consacré à Varela est différent, singulier. Il n’y en a pas deux qui se ressemblent. Évidemment, la particularité d’un colloque de Cerisy comme celui que nous venons de vivre, réside d’abord dans le lieu même, le château, son parc, l’accueil que nous réserve l’équipe. À Cerisy, on a le sentiment de participer à une aventure culturelle et intellectuelle, mais aussi à une histoire, celle d’une famille incarnée par Édith, dont le hasard a voulu que le jour d’anniversaire des 80 ans ait été fêté au cours du colloque, ce qui n’a fait qu’ajouter au sentiment de vivre dans un lieu à part. Que dire de sa propre vie à elle, une vie exceptionnelle, qui impressionne d’autant plus qu’elle la poursuit avec une énergie folle ! Et puis, voir, dès le hall d’entrée, toutes ces photos de penseurs, d’écrivains, d’intellectuels plus illustres les uns que les autres, forcément, cela oblige à tâcher d’œuvrer à notre tour à la vie des idées, dans une attitude de révérence à l’égard de la pensée.
– Un mot sur le cadre, le château avec son parc arboré, son potager…
A. C.-V. : Ce n’est pas la première fois que je vis un colloque au milieu de la nature, mais cette nature-ci avec ses arbres magnifiques m’a particulièrement touchée. Il faut dire que nous avons eu la chance de vivre notre colloque en parallèle au Foyer de création et d’échanges dont la thématique, « Ce que la littérature peut faire aux arbres ? », nous incitait à porter sur eux plus d’attention que nous l’aurions fait en temps normal. Je savais qu’un tel Foyer devait se tenir – Édith nous avait prévenus en nous proposant, aux codirecteurs et à moi-même, de prévoir des soirées communes. Une illustration de cette « clôture ouverte » dont il a été tant question au cours du colloque. Si je n’ai pu participer à d’autres rendez-vous du Foyer, je sais en revanche que des colloquants y sont intervenus d’une manière ou d’une autre et qu’en sens inverse, des résidents, dont vous-même, ont assisté à plusieurs de nos communications ou moments d’échanges. Ces rencontres entre spécialistes de Varela et des personnes qui ne connaissent pas sa pensée et ne font même que « passer voir », par curiosité, je les ai trouvées particulièrement fructueuses ; elles ont fait apparaître des surprises, des propriétés émergentes comme aurait dit Francisco.
– Un mot sur les cloches ?
A. C.-V. : Oui, bien sûr ! La particularité du lieu tient aussi à cette manière dont elles rythment la vie du colloque. Tandis que l’une bat le rappel pour les repas, une autre annonce la reprise des communications. Cela m’a évoqué les écoles d’été de Mind & Life Europe, que nous avons, durant plusieurs années, organisées au sein d’un monastère. Sauf que, là, les cloches sonnaient tous les quarts d’heure ! Une particularité, qui pouvait avoir quelque chose de dérangeant, jusqu’à ce que nous nous soyons résignés à tenter de jouer avec en prenant le parti de nous arrêter de parler chaque fois qu’elles se mettaient à sonner ! Ces espaces de silence se sont révélés être bénéfiques : ils modifiaient le dialogue comme une ponctuation. Encore une occasion pour faire émerger du sens. Lors de l’exercice auquel nous venons de nous livrer avant le départ [ une restitution par les doctorants, suivis d’échanges avec les autres participants qui le souhaitaient ], quelqu’un a jugé que l’organisation était trop structurée, du fait des cloches justement, et regrettait que des discussions dussent se clore pour passer à table. Au contraire, outre le fait qu’elles sonnent moins souvent que dans le monastère, je trouve que la structuration qu’elle induise est nécessaire pour permettre à de l’imprévu d’émerger. J’ai même trouvé quelque chose de très « énactif » dans cette attention croissante et collective que nous avons tous fini par manifester à leur égard. Au début, on ne les entend pas forcément, avant d’en saisir le principe : nous rappeler qu’il est temps de nous diriger vers le réfectoire ou vers la salle de conférence. Ainsi, sans avoir besoin de nous concerter, nous amorcions un mouvement spontané, maritime si je puis dire, au sens où nous déplacions tel un banc de poissons !
– Oh, quelle belle image dans laquelle je me retrouve ! Concernant la personne ayant regretté cette structuration par la cloche, je relève que c’est la même qui a dit le plaisir à se sentir engagée dans de véritables conversations, regrettant d’autant plus qu’elles pussent être interrompues, fût-ce provisoirement, le temps de s’installer à table. C’est au final bien la preuve que le colloque a été une réussite, au moins de ce point de vue – cette qualité des échanges auxquels il a donné lieu. À se demander d’ailleurs si, à Cerisy, on ne renouerait pas avec l’art de la conversation… Je le dis à dessein, car vous-même avez mis en avant ce mot de conversation dans votre intervention inaugurale.
A. C.-V. : En effet, j’ai abordé la question de savoir dans quel type de conversation il fallait s’engager pour changer l’esprit. Une réflexion que je poursuis au sein de Mind & Life Europe, et même depuis que je travaille dans le domaine de la psychanalyse – laquelle crée les conditions d’une forme de conversation fondée sur des règles très particulières, censées créer un cadre génératif. À chaque lieu où j’interviens, je réfléchis aux règles à instaurer ou avec lesquelles on pourra jouer. À quoi tiennent-elles ici ? Sont-elles redevables au lieu, ou à celui dont nous avons étudié l’œuvre, Francisco Varela ? Ou à l’alchimie entre les deux, à supposer qu’il fût bien avec nous. L’était-il ? C’est la question posée par Victoria Vasquez Gomez, à travers sa performance artistique (en projetant à la nuit tombée la question « Es-tu là ? » sur la façade du château). Personnellement, et sans vouloir verser dans quelque mysticisme, je pense que oui !
– Une chose est sûre : Cerisy est un lieu qu’il aura fréquenté à trois reprises à l’occasion des colloques « L’auto-organisation. De la physique au politique » (1981)[1] ; « Approches de la cognition » (1987)[2] et « Institution imaginaire, autonomie (autour de Cornélius Castoriadis) » (1990)[3]…
A. C.-V. : Autant de colloques qui ont été des moments clés pour lui : ils lui ont permis de rencontrer des communautés de chercheurs très diverses. Rappelons qu’en 1981, il était un chercheur « vagabond », en exil (il avait quitté le Chili suite au coup d’État de 1973), ne sachant encore vraiment où s’établir. Les conversations qu’il a pu avoir ici, à Cerisy, avec des collègues de différentes disciplines, sont de celles qui peuvent agir sur l’esprit, ont une action sur lui. Elles créent aussi des liens d’amitié, non pas pour le simple plaisir de se dire amis, mais au sens où elles consistent en un accueil de la pensée de l’autre, dans un compagnonnage. Or, il est clair que ces trois colloques ont généré des communautés de pensée, qui se sont élargies au fil du temps. Il serait intéressant d’ailleurs de relever les intervenants qui se sont retrouvés d’un colloque à l’autre, témoignant ainsi de l’instauration de relations d’amitié durables, comme celles nouées avec Jean-Pierre Dupuy, Cornelius Castoriadis,…
– Ce que vous dites ressort clairement du premier volet du film « Monte Grande : What is Life », de Franz Reichle, projeté à l’occasion du colloque[4]. On prend la mesure de l’insertion de Varela dans une communauté de pensée qui est allée en s’élargissant, et pas seulement dans le champ académique ; des liens d’amitié qu’il savait nouer, susciter avec des interlocuteurs de différents horizons disciplinaires…
A. C.-V. : Francisco aimait les échanges qui se poursuivaient dans une forme de familiarité respectueuse. Il pensait, et on touche là de nouveau au principe de l’énaction, que tout ce qu’on est en mesure de générer d’intéressant, ne vient pas de soi ni de l’autre, mais se noue dans le moment de l’échange, de la conversation. En ce sens-là, on peut donc dire que c’est davantage le lien, que les individus considérés isolement, qui est source de créativité, de générativité, et donc de surprises. Que c’est, autrement dit, dans « l’entre » que cela se passe. Et quel meilleur endroit que Cerisy pour créer de l’entre, cette manière de vivre ensemble comme un banc de poissons, si je puis user encore de cette métaphore. Un banc qui se meut, divague au son des cloches…
– Ce que vous dites-là me fait penser aussitôt à la relation telle que la pensait Édouard Glissant, à la pensée duquel était consacré le colloque qui précédait le vôtre. Je ne résiste pas cependant à l’envie de revenir sur la thématique du Foyer et poser la question de savoir quel était le rapport de Francisco avec les arbres ? Pour ma part, je relève que dans le second extrait de film, on peut découvrir à quel point la maison de son enfance à Monte Grande était dans un environnement arboré, au point qu’on ne peut s’empêcher de se dire que dans la perspective d’une écobiographie, les arbres ont compté pour lui. Mais qu’en est-il exactement ? Que savez-vous de lui à ce propos ?
A. C.-V. : En réponse à votre question, je rappellerai pour commencer que l’un des tout premiers livres qu’il a publié, et coécrit avec Humberto Maturana, avait pour titre L’arbre de la connaissance[5]… Reconnaissons cependant que c’était en référence à la mythologie, l’arbre du bien et du mal. Francisco n’a pas plus théorisé que cela sur ce vivant non humain. J’essaie cependant de réfléchir à ce qu’a pu être son rapport à ce dernier dans la vraie vie… Ce n’est pas simple ! Il nous a quitté il y a déjà si longtemps… Si maintenant je me laissais aller à de l’association libre, je rappellerai encore que lorsqu’il a commencé à m’apprendre à méditer, à adopter la bonne position assise, le dos bien droit tout en restant aussi souple que possible, il me disait : « Imagine que tu es un arbre… ».
– Merci pour cette association libre ! Pour clore cet entretien, j’aimerais encore vous faire réagir à l’impression que vous nous avez faite, à savoir celle de n’être pas intervenue comme une simple porte-parole de la pensée de Varela, mais celle d’avoir eu envie de partager votre interprétation de celle-ci, au prisme de votre propre parcours, cheminement.
A. C.-V. : Absolument ! Francisco et moi avons des racines mêlées et c’est en cela que notre relation était merveilleuse.
– Des racines mêlées, comme celles de deux arbres…
A. C.-V. : Oui, d’arbres, en effet (sourire). Il est évident que je ne peux pas prétendre être autre chose qu’une interprète de son œuvre, mais dans le bon sens du terme, musicale si je puis dire. D’autant que la partition que Francisco nous a laissée est extrêmement ouverte et non chargée d’indications à respecter à la lettre. C’est vrai aussi que notre vie commune, bien que plus courte que ce que nous aurions souhaité, a été une longue conversation. Non que nous discussions du moindre de ses écrits. Tous ceux qui ont travaillé avec lui peuvent en témoigner : Francisco travaillait beaucoup avec les autres, dans un échange continu. Il fonctionnait comme une éponge : il donnait beaucoup, mais il écoutait aussi finement. Il aimait développer sa pensée dans le dialogue. Voyez sa bibliographie : il a beaucoup coécrit (outre Humberto Maturana, Natalie Depraz, Evan Thompson et tant d’autres). C’était la marque de son style de pensée. Si la brillance de celle-ci pouvait parfois donner le sentiment de dérouler à la manière d’un rouleau compresseur, en compensation, il cultivait une ouverture d’esprit, propice à la discussion plutôt qu’au monologue, guettant l’émergence qui en résulterait. Francisco, c’était ces deux côtés, y compris dans ses échanges avec moi.
– Je ne peux m’empêcher de repenser à cette citation : « Le chemin le plus court de soi à soi passe par autrui ». Il me semble à vous entendre que c’était aussi la conviction de Francisco Varela…
A. C.-V. : Absolument ! Je ne connaissais pas cette citation. Si vous pouviez m’en dire la source, je vous en serais reconnaissante.
Vérification faite, nous la devons à Paul Ricoeur.
Propos recueillis par Sylvain Allemand
Pour en savoir plus sur le colloque « Francisco Varela, une pensée actuelle », cliquer ici.
Notes
[1] Dirigé par Paul Dumouchel et Jean-Pierre Dupuy. Actes réédités en 2022, sous ce titre, aux éditions Hermann.
[2] Dirigé par Jean-Pierre Dupuy et Francisco Varela.
[3] Dirigé par Philippe Raynaud.
[4] Film accessible sur le site du réalisateur : www.franzreichle.ch
[5] Éditions Addison Weslsey France, 1994.