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Rencontre avec Romain Bertrand (4/6)

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– Il me semble que nous tenons-là une transition vers l’ouvrage suivant dont je voulais parler (« suivant » au regard de l’ordre chronologique personnel dans lequel je l’ai lu), à savoir Qui a fait le tour de quoi ? L’affaire Magellan (Verdier, 2020) puisque là encore, vous vous gardez d’entrer dans la tête du premier intéressé. Cependant, ce sur quoi je voulais d’abord vous interroger à propos de ce livre, c’est de ce qui en aurait motivé la rédaction. A-t-elle répondu au besoin de vous remettre de celle, au long cours, de Le long remords de la Conquête, publié quelques années plus tôt, en vous essayant à un livre, certes ambitieux et original par la forme, mais beaucoup plus modeste par le format ?

Romain Bertrand :  Non, d’autant moins que je n’en avais en réalité pas eu le projet jusqu’à ce que des circonstances particulières se présentent.

– Pouvez-vous préciser ?

Romain Bertrand : Ce livre découle d’une série d’interventions au cours de l’édition 2019 du « Banquet du livre d’été » [une semaine de rencontres intellectuelles, littéraires et artistiques organisées sous l’égide des éditions Verdier à l’abbaye de Lagrasse, dans les Corbières]. Nous étions en pleine commémoration du 500e anniversaire de la première année du dernier voyage entrepris par Magellan. À l’époque, je résidais à Séville – j’y suis resté deux ans –, dans le quartier de Triana, à deux pas des Archives des Indes. Je travaillais notamment sur les suites de mon dossier philippin. J’avais pu constater que les Archives conservaient des dossiers documentaires considérables sur Magellan et son expédition.  Ce que j’avais eu l’occasion d’indiquer à certains des organisateurs du « Banquet du livre », croisés dans la ville par l’entremise d’une amie commune.

C’est ainsi que cinq soirs d’affilé, du 5 au 9 août 2019, au pied de l’un des peupliers de l’abbaye de Lagrasse, j’ai, à chaque fois pendant vingt minutes, de 19h19 à 19h39 précisément, raconté un contre-récit, une contre-épopée du voyage de Magellan. Car contrairement à une version toujours vivace, ce dernier n’a pas fait le tour du monde ni n’a jamais eu le droit de le faire. J’avais écrit un petit texte ad hoc, pour un récit à la manière d’un conteur. Le public changeant d’un soir à l’autre, je devais à chaque fois résumer les épisodes précédents, rappeler qui étaient les personnages. Finalement, l’exercice m’aura donné la clé de compréhension des mécanismes de cette héroïsation à laquelle sont enclins les récits des « Grandes Découvertes » et de l’histoire coloniale abordée du seul point de vue des Européens. De prime abord, j’avais pensé faire une « anti-biographie » de Magellan. Mais comment ? Cela serait toujours resté une biographie par défaut. J’ai fini par comprendre qu’il fallait le faire avec le langage de l’épopée mais, pour ainsi dire, en en faisant trop, en parodiant la légende jusqu’au point où elle en devient presque grotesque. Qui a fait le tour de quoi ? est directement tiré des textes de mes conférences en forme de « causeries » – c’est ainsi qu’elles étaient appelées. J’y ai ajouté la matière archivistique dans l’appareil de notes, mais en conservant l’esprit du récit tel que je l’avais déployé in situ, le soir, assis à une petite table en plein air, devant des spectateurs.

– Merci pour ce témoignage qui répond bien à l’attente de cet entretien : non pas résumer vos ouvrages successifs, du moins ceux que j’ai lus, mais entrer dans leur « fabrique ». Voilà donc une autre modalité avec ce livre-ci.

Romain Bertrand : Ce fut pour moi une aventure éditoriale inattendue. C’est cela qui m’a fait dire que ce livre n’avait pas été le fruit d’un projet à proprement parler, contrairement aux précédents. En « contant » le voyage de Magellan, ainsi qu’on me l’a demandé, j’ai découvert ce que permettait le jeu avec la forme même du conte, c’est-à-dire de la légende et de l’épopée. Cela rejoint ce mythe de l’innocence de la langue que nous évoquions plus haut en soulignant que celle-ci dit moins la réalité qu’elle ne charrie l’histoire de ses usages et de ses mésusages. Il est finalement très facile de convoquer l’esprit du lecteur de romans de capes et d’épées qui sommeille en nous, en recourant à quelques tournures, à des rythmes ternaires, etc. On peut faire surgir des effets presque à sa guise, et, ainsi, en jouer pour mieux, ensuite, à un moment donné, les déjouer. C’est dire si le rapport de l’histoire à la littérature est plus subtil et ambivalent qu’il n’en a l’air. Comme j’aime à dire, je joue avec la littérature, mais aussi contre elle. De l’intérieur même de la langue littéraire, j’essaie de dénouer ce qu’elle a noué, de désassembler les fausses évidences qu’elle a instituées.

La littérature a fauté, pêché, en se montrant complaisante avec la légende. Il faut quand même le dire ! Tous les récits constitutifs de notre « roman national », et plus largement de notre européocentrisme, sont avant tout des faits ou des effets littéraires, l’héritage de la façon dont le XIXe siècle a réinventé le passé et préempté l’avenir en inventant, à coups de textes et de tableaux, cette fiction désormais vieillotte : la Modernité. Je ne dis pas pour autant qu’il faut bannir la littérature ! Je pense avoir assez témoigné publiquement de mon admiration pour les écrivains pour qu’on ne se méprenne pas sur la portée de mon propos. Je pointe juste la manière dont, sous couvert de faire de l’histoire d’une façon plus littéraire, on risque en réalité de refaire de la littérature comme le XIXe siècle en a fait.

– Je connais une de vos lectrices du Détail du monde, conteuse de son état, Sylvie Mombo. Elle l’a lu avec une délectation que je comprends mieux désormais : au-delà du plaisir des mots, des noms que vous nous faites redécouvrir, elle a manifestement perçu dans votre écriture des affinités avec la manière dont elle-même raconte…

Romain Bertrand : Je m’en réjouis d’autant plus que je pourrais tout à fait me reconnaître dans la figure du conteur. Après tout, je l’ai littéralement été au « Banquet du livre », cinq soirs de suite, et à mon grand plaisir. Cela étant, le vrai conteur n’est jamais dupe de ses effets : s’il puise dans sa besace des astuces narratives, il finit toujours par ruiner ses propres artifices. À ceux qu’il a su embarquer dans son récit, il dit en somme, après avoir produit ses effets : “vous m’avez cru quand j’ai dit ceci ou cela, et bien non, tout cela est faux – ou vrai d’une autre façon”. Pour ma part, et c’est peut-être un autre de mes défauts – à moins que ce ne soit plutôt une qualité, mais c’est en tout cas mentalement épuisant –, je ne suis pas dupe des opérations intellectuelles que j’accomplis. Je les visibilise instantanément, de sorte qu’elles restent présentes dans mon esprit. Je vois très bien ce que je fais et ce qui se produit à travers mon écriture. Je peux ainsi garder la maîtrise de mes opérations, en contrôler l’efficace. Ce qui ne signifie pas que cela m’assure de faire un bon récit. Souvent, je rate complètement ma cible. Le propos est trop lourd, trop empesé. Il me faut alors me livrer à un travail de « désécriture », émonder le texte, le purger de son trop-plein d’adverbes et d’adjectifs, le faire coïncider à nouveau beaucoup plus avec son matériau, avec la parole première de l’archive. C’est un travail extrêmement long, mais, au moins, je reste conscient des opérations à l’œuvre. Si Qui a fait le tour de quoi ? a trouvé sa forme dans l’expérience orale du conte, il n’en reste pas moins un livre d’histoire qui, contrairement à ce qui a pu être suggéré par des commentateurs hâtifs et profanes, ajoute des « pièces » au dossier documentaire de l’expédition de Magellan.

– J’allais justement vous poser la question : comment écrire sur Magellan et son prétendu tour du monde, qui n’ait déjà été écrit ? Je pense notamment à l’ouvrage publié par Michel Chandeigne sous le pseudonyme Xavier de Castro[1].

Romain Bertrand : Ouvrage que je connais bien, et dont j’admire la méticulosité. Ce que j’ajoute au récit qu’il peut en faire, et qui n’était presque pas pris en compte jusqu’à présent dans l’historiographie, y compris ibérique, que je connais bien aussi, ce sont tous les dossiers relatifs à ce que sont devenus par la suite les rescapés, mais aussi leurs familles. Ces dernières ont esté en justice auprès de la Couronne pendant des années et même parfois des décennies pour  obtenir que soient payés les gages, qui du père, qui du fils ou du neveu, disparu au cours de l’expédition, et elles ont, ce faisant, égrené de précieuses informations sur leurs métiers, leurs mobilités et leurs milieux sociaux respectifs. J’ai été ainsi le premier à trouver dans les registres de comptes de l’expédition les noms de ces trois Malais moluquois ramenés avec les dix-huit survivants européens sur la Victoria. Or, redonner un nom à des personnages qui étaient tombés dans les oubliettes de l’histoire, rien que cela, ce n’est pas rien ! J’ajoute que j’ai passé deux ans dans les archives à Séville, et que ce n’était pas pour ne rien y faire. Le résultat, comme il arrive quand on se livre à un travail historiographique, c’est ce surplus archivistique. Ceux qui ont jugé un peu vite ce travail, en considérant que tout avait été déjà dit par Pigafetta, n’ont pas suffisamment jaugé l’important travail qu’il y avait à accomplir : un travail d’archives, mais aussi de retraduction, y compris d’archives publiées dès la fin du XIXe siècle mais souvent fautives ou lacunaires dans l’édition dont elles avaient fait l’objet. C’est cet important travail effectué en amont qui, en permettant d’acquérir une maîtrise technique des éléments du dossier, rend possible cette écriture en contrechamp que j’ai évoquée à plusieurs reprises. En la matière, il y a un maître, un peu oublié aujourd’hui, qui pourrait être considéré comme un précurseur de l’histoire connectée et du « tournant narratif » en histoire : je veux parler de Jonathan D. Spence [1936-2021], professeur de sinologie à l’université de Yale, qui s’intéressait aussi bien à la grande histoire qu’aux toutes petites histoires, celles de personnages qui voyageaient entre les mondes européen et chinois aux XVIIe-XVIIIe siècles. Il les écrivait littéralement comme des comptines, en reléguant à la fin l’appareil critique de notes. Ses textes sont d’autant plus éblouissants que, d’entrée de jeu, ils sont écrits d’une manière apparemment très simple. En réalité, on se rend compte de page en page qu’ils ne tiennent que parce que l’auteur a l’entière maîtrise technique du dossier ; jamais son propos ne dévie d’un iota de ce qu’il faut dire dans la prudence d’une interprétation en phase avec l’historiographie.

Parmi ses rares livres traduits en français, il y a Le Chinois de Charenton[2], l’histoire d’un Chinois ramené à Paris par un Jésuite et qui finit par devenir « fou » au point d’être interné à Charenton. Un petit livre de 160 pages, dans lequel il n’y a pas une ligne de commentaire interprétatif, mais qui n’en repose pas moins sur un travail d’archives extraordinaire, comme on peut le constater en consultant l’appareil critique. C’est un livre dont je ne suis pas sorti indemne : il me hante encore des années après l’avoir lu. En revanche, parmi les grandes synthèses que j’ai pu lire, aucune ne demeure dans ma mémoire comme Le Chinois de Charenton.

Il ne faut pas s’y tromper : la simplicité narrative apparente, la liberté d’écriture ne se conquièrent qu’au prix d’une maîtrise technique du dossier documentaire. À la nécessaire fréquentation des archives, j’ajoute celle des terrains. Ce qui implique, on l’a vu, une maîtrise, même imparfaite, des langues qui y ont cours. Cela me paraît si évident que je n’arrive pas à comprendre comment on peut écrire sur Java, sur Sumatra, sur les Philippines, sans y avoir mis les pieds. Ça m’est tout simplement inconcevable. Je ne veux pas dire que l’expérience ethnographique qui accompagne le séjour du chercheur vaut par elle-même, bien sûr, mais tout de même ! Lorsqu’on lit dans une archive du XVIe ou du XVIIe siècle la description des manières de manger, de s’asseoir ou de converser des Malais ou des Javanais, eh bien si on les a vécues soi-même – pour peu qu’elles aient survécu – pendant des mois et même des années, la cohérence interne de cet autre régime d’habitudes fait sens immédiatement, et cela ouvre des voies de compréhension qu’il n’est pas possible d’emprunter autrement. Avoir soi-même chiqué du bétel permet de comprendre très vite de quoi il est question quand, dans une chronique malaise, un sultan ordonne à un serviteur d’apporter de la chaux et un crachoir !

– À ce stade de cet entretien, je ne résiste pas à l’envie d’évoquer un ouvrage qui se trouve avoir été mon livre de chevet durant les quelques jours ayant précédé cet entretien, à savoir le Marco Polo, de Jacques Heers[3].

Romain Bertrand : Oui, bien sûr !

– Je l’évoque, car justement lui-même ne cesse de faire la part entre les faits et tout ce que Le livre de Marco Polo [appelé aussi Le devisement du monde ou encore Le Livre des Merveilles] emprunte au registre littéraire du conte, du mythe ou de la légende. Loin de chercher à rendre compte objectivement de ce qu’il avait vécu, vu, observé, il s’agissait d’abord de satisfaire le goût de ses contemporains pour le merveilleux.

Romain Bertrand  : Tout à fait. Il se trouve que Patrick Boucheron [historien spécialiste du Moyen-Âge et de l’histoire urbaine], à qui je demandais une notice sur Marco Polo pour les besoins d’un autre livre, L’Exploration du monde[4], m’a fait observer que, dans nombre des ouvrages viatiques des XVe-XVIe siècles, on a de prime abord la sensation d’avoir affaire à des récits réalistes, documentés, jusqu’à ce que surgissent des personnages fantastiques, des situations surnaturelles et parfois abracadabrantes. Et s’il en était ainsi, c’est précisément parce que c’est ce que le lecteur d’alors attendait, non comme un simple motif de distraction, mais comme preuve de véracité. De là la fréquence de mots comme « merveille », « merveilleux » ; elle attestait du sérieux de l’auteur et de ses dires ! Parler de contrées lointaines, comme celles de l’Asie, sans évoquer des choses de l’ordre du merveilleux n’était tout simplement pas concevable. Loin d’administrer la preuve de son sérieux en s’abstenant de reprendre à son compte des légendes fantastiques, l’auteur se discréditait s’il ne le faisait pas ! Il n’en va pas autrement pour Le devisement du monde ou, quelques siècles plus tard, pour le récit – la « relation » – qu’Antonio Pigafetta  fait du voyage de Magellan : si dans 90 pour cent du texte, il se livre à de la description quasi-ethnographique, dans les 10 derniers pour cent il verse dans la fable ou le mythe en évoquant des îles dont les habitants s’enroulent dans leurs oreilles pour dormir… Pourquoi fait-il cela ? Parce qu’il est manifestement pris d’un remords : s’il fait l’économie de ces histoires, ses lecteurs ne le croiront pas !

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Notes

[1]  Le Voyage de Magellan (1519 – 1522). La relation d’Antonio Pigafetta, éditions Chandeigne, 2018.

[2] Le Chinois de Charenton : de Canton à Paris au 18e siècle, Plon, 1990.

[3]  Nouveau Monde éditions, 2025 [Fayard, 1983].

[4] L’Exploration du monde. Une autre histoire des Grandes Découvertes, sous la direction de Romain Bertrand, avec Hélène Blais, Guillaume Calafat et Isabelle Heullant-Donat, Seuil, 2019.

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