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– Revenons-en aux rapports plus contemporains entre les historiens et la littérature, pour vous inviter à préciser votre pensée. Vous avez pointé les risques possibles de malentendus. Qu’en est-il du rapport plus intime que l’historien peut entretenir avec l’écriture et son style ?
Romain Bertrand : Ceux qui se livrent aujourd’hui à une historiographie pointue, qui écrivent les livres de méthode les plus exigeants, se revendiquent pour la plupart de l’héritage d’une école, les Annales, dont j’ai rappelé tout à l’heure que les têtes de file étaient aussi de grandes plumes. Je vous invite à relire en particulier les notules de Lucien Febvre publiées dans les Annales, dans les années 1945-50 : elles montrent un polémiste à la plume acérée, pétri de références littéraires. Donc, oui, une tradition littéraire a toujours existé en histoire. Dans les années 1980, elle s’est moins donnée à voir, les canons de l’écriture scientifique, plus internationalisés, ne lui accordant plus le crédit dont elle avait pu bénéficier jusque-là. Mais depuis au moins une dizaine ou une quinzaine d’années, on assiste à quelque chose qui est de l’ordre d’un « tournant narratif » en histoire. Je ne suis évidemment pas le seul à m’intéresser à ces questions d’écriture. Au contraire, on assiste à un foisonnement de questionnements et d’initiatives, que ce soit en histoire de l’Antiquité, en histoire moderne ou en histoire contemporaine, avec des styles et des dispositifs de narration très dissemblables. Certains vont jusqu’à faire du collage documentaire à la Georges Perec, d’autres refont du roman social à la Balzac, d’autres encore nous campent des personnages ayant réellement existé mais dans un cadre très théâtral, avec des dialogues en costumes, à la façon d’un Vaudeville ; des antiquisants écrivent des polars… Bref, cela foisonne de toutes parts et on ne peut que s’en réjouir.
Ce n’est absolument pas contradictoire avec le travail de fond. Moi-même, je continue à écrire des articles passablement ennuyeux dans des revues spécialisées que peu de gens lisent. Mais cela ne m’empêche pas d’écrire différemment, et pour cette raison même que, comme nous le disions tout à l’heure, j’appartiens à une famille d’historiens pour qui la méthode ne doit pas précéder le récit, mais qui considèrent que c’est au récit de prendre en charge les questions de méthode, que, d’une certaine manière, la théorie ou la théorisation doit s’administrer chemin faisant, par l’écriture elle-même. Je fais partie de ceux, historiens ou sociologues, qui pensent que l’on peut avoir les programmes théoriques les plus sophistiqués qui soient, ils ne valent rien s’ils ne passent pas l’épreuve de l’enquête empirique, qui est le prélude indispensable à la mise en récit. Si la théorie ne passe pas le test de l’enquête, cela ne nous intéresse tout simplement pas. Nous ne sommes pas des philosophes spéculatifs.
Parmi ces programmes théoriques ambitieux, je pense en particulier à ceux de la nouvelle histoire environnementale et même animaliste, qui entendent faire en sorte que les présences animales parlent d’elles-mêmes – une ambition forte s’il en est. Sauf que je trouve que, jusqu’à présent, les partisans de cette théorisation n’ont pas encore fait la preuve de sa pertinence empirique. Le plus souvent, cela ne marche tout simplement pas très bien. Aucun récit ne m’a encore convaincu qu’on était véritablement sorti d’une histoire somme toute assez classique, où l’on rejoint la présence animale par le truchement d’archives produites par et pour des humains.
– Vous n’en disqualifiez pas pour autant le principe de s’y essayer ?
Romain Bertrand : Non, au contraire ! J’en guette même les résultats avec impatience. J’en ai d’ailleurs vu de prometteurs dans un ouvrage : celui de Matthieu Duperrex, Voyages en sol incertain[1], consacré aux deltas du Rhône et du Mississipi. Jevous en recommande la lecture. Chaque chapitre donne la parole à un type d’humain, ou de non-humain, et même de non-vivant – un actant en somme – ayant à voir avec ces deltas, depuis l’agent chimique de la pollution industrielle jusqu’à telle espèce d’insecte ou telle variété de plante, en passant par l’ingénieur, le pêcheur, le biologiste, etc. Ainsi s’ordonne une succession de « points de vue », qui s’attache à montrer comment ces actants dessinent autour d’eux des cercles d’effets qui les lient les uns aux autres et les transforment. C’est dans ce livre que j’ai perçu ce que cette histoire environnementale, animaliste, pouvait produire d’intéressant, davantage que dans les ouvrages qui s’en réclament ouvertement.
– Un autre auteur me vient à l’esprit, le philosophe Baptiste Morizot, qui présente l’intérêt de faire un travail spéculatif nourri d’enquêtes de terrain, avec des chercheurs aussi bien que des praticiens, acteurs de territoire. Dans la préface de son livre Manières d’être vivant[2], l’écrivain Alain Damasio relève un passage dans lequel Baptiste Morizot parvient selon lui (et nous partageons son avis) à reproduire ce qu’un loup pourrait dire des humains, sans tomber dans l’écueil de l’anthropomorphisme…
Romain Bertrand : C’est étonnant que vous citiez Baptiste Morizot, car il se trouve que nous avons correspondu, au moment où il écrivait Les Diplomates[3]. Souhaitant écrire sur les situations de contact entre sociétés distantes, il m’avait sollicité au sujet de références dont il avait besoin.
– Votre réaction me comble, car en vous lisant tous les deux, je m’étais fait la réflexion que vous gagneriez à échanger entre vous ! J’étais à mille lieues d’imaginer que le contact, si je puis dire, avait déjà été établi. Pour en revenir à votre volonté de renouveler les formes d’écriture historiographique…
Romain Bertrand : … Renouveler… ? Non, je ne dirais pas cela, car si c’est ce à quoi je contribue, cela ne participe pas d’un projet ou d’un désir conscient chez moi. L’écriture s’ajuste chemin faisant à un matériau et à un questionnement. La forme du récit ne se décide pas à l’avance. Je cherche un ton et il arrive un moment où je sens que c’est celui-là et pas un autre qui sonne juste. Il n’y a pas chez moi de volonté consciente de me livrer à une expérimentation littéraire.
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Notes
[1] Voyages en sol incertain. Enquête dans les deltas du Rhône et du Mississippi, Wildproject, 2019.
[2] Manières d’être vivant. Enquêtes sur la vie à travers nous, collection « Mondes sauvages », Actes Sud, 2020.
[3] Les Diplomates. Cohabiter avec les loups sur une autre carte du vivant, Wild Project, 2016.
