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– Au risque de vous surprendre, je ne peux m’empêcher d’imaginer comment un cinéaste rendrait compte de cette rencontre qui n’a pas eu lieu. Pourquoi faire ainsi référence au cinéma, me direz-vous ? C’est probablement en écho à votre évocation d’Emmanuel Carrère, écrivain, mais aussi scénariste et réalisateur. Mais aussi parce que cette référence au cinéma s’est imposée à la lecture de cet autre livre auquel j’aimerais venir maintenant : Le long remords de la conquête, dont la lecture n’a pas été sans me donner le sentiment d’une fresque romanesque, qui se prêterait à une adaptation cinématographique : en plus du sentiment de suivre une intrigue, ce livre « met en scène » de véritables « personnages », entre ce juge et l’enfant victime de son acharnement, le tout se jouant sur différentes scènes de par monde : les Philippines, l’Espagne, le Mexique… J’assume ce feedback et attends maintenant de voir comment il vous fait réagir…
Romain Bertrand : Vu les multiples décors dans lesquels ces personnages évoluent, ce serait forcément une superproduction à très gros budget ! Plus sérieusement, je suis d’autant plus sensible à votre référence au cinéma que celui-ci me semble très utile pour décrire les opérations historiographiques. J’en veux pour preuve Siegfried Kracauer, un intellectuel juif, proche de l’école de Francfort, exilé aux États-Unis dans les années 1930, et qui fut l’un des pionniers des études visuelles tout en étant également passionné d’histoire. Il est notamment l’auteur de L’Histoire. Des avant-dernières choses[1], l’un de ses seuls ouvrages traduits en France, où il est encore méconnu. Dans ce livre, il apparente les opérations historiographiques – les opérations que les historiens mettent en œuvre dans l’écriture de l’histoire, comme la comparaison, la description « dense » ou la contextualisation large – à des opérations filmiques. Il s’intéresse en particulier à l’articulation entre l’échelle micro d’observation – l’histoire au ras du sol – et l’histoire macro, globale, surplombante, en montrant qu’il y a là toute la différence entre un gros plan et un plan séquence. Il dit encore qu’entre les deux, il n’y a pas continuité narrative : un gros plan n’est pas le détail d’un plan séquence ; il nous fait basculer dans un régime de regard, d’affect, de compréhension complètement différent. Entre autres exemples, il donne celui d’un gros plan d’une main sous un lampadaire suivi du plan séquence sur la ville environnante, au soir tombant. Nous avons bien affaire à un récit, mais discontinu : on passe d’une impression ou d’une intensité à une autre. Or, il ne se produit pas autre chose dans l’écriture de l’histoire.
– Aviez-vous en tête cet ouvrage de Kracauer en tête au moment d’écrire Le long remords de la Conquête ?
Romain Bertrand : Tout le temps ! Je l’avais déjà en tête lors de l’écriture de L’Histoire à parts égales. En arrière-plan, si je puis dire, l’analogie filmique m’inclinait à réfléchir à l’articulation entre la microhistoire, telle que promue par Carlo Ginzburg, Edoardo Grendi et Giovanni Levi, et celle, macro parce que sociale, héritée des Annales. Deux approches dans lesquelles je m’inscrivais moi-même : tout en participant aux discussions autour de la microhistoire, j’ai été pendant plus de dix ans membre du comité de rédaction des Annales. Aujourd’hui encore, je reste intellectuellement proche de Jacques Revel [historien, ancien président de l’EHESS] qui avait, lui, choisi la métaphore du « jeu d’échelle » pour parler de la microhistoire. Une métaphore utile, mais à manier avec précaution, car elle risque de persuader nos étudiants de la prendre au pied de la lettre en considérant que l’historien passe son temps à monter de la microhistoire à la macrohistoire et à en redescendre… En réalité, pas plus les échelles que les niveaux n’existent tels quels dans une archive. Ce que Jacques Revel avait d’ailleurs admis en reconnaissant les limites de la métaphore.
A contrario, l’exemple du zoomage, auquel permet de procéder Google Maps, est intéressant : à mesure qu’on zoome, on ne voit pas mieux ce qu’on voyait avant ; on voit autre chose ! Faire de la microhistoire ne consiste en rien d’autre que cela : zoomer sur des réalités que, par définition, on ne perçoit pas dans une optique macrohistorique. Jacques Revel proposa donc de parler plutôt de « variations de focale ». C’est encore lui qui m’avait, le premier, parlé des travaux de Kracauer et incité à le lire. Une révélation pour moi ! Son livre m’a fourni un premier langage opératoire, à même de répondre aux questionnements relatifs à l’écriture de mes récits.
– Je comprends donc mieux la sensation que j’ai eue à la lecture de cet ouvrage, Le long remords de la Conquête, avec ses passages relevant d’une histoire macro, rendant compte du contexte géopolitique, d’autres « zoomant » sur des « personnages », des situations,…
Romain Bertrand : En cela, ce livre est une expérience historiographique un peu radicale : je montre combien raconter la même histoire vue par des acteurs différents a pour effet de multiplier les points de vue sans pour autant produire une seule et même vérité. Ces acteurs en présence incarnent quatre mondes différents : le monde des juristes dans le cas du gouverneur Francisco de Sande ; le monde des religieux, dans celui du missionnaire augustinien du couvent de Cebu, le Frère Alonso Gutiérrez ; le monde des conquistadors que représente à sa manière l’enfant jugé, Diego de Ávila ; enfin, le monde des anciens Philippins, celui des « sorcières », Inés et Beatriz. Quatre mondes, donc, qui, si on les prend chacun au sérieux, donnent lieu à quatre vertiges successifs. Ce n’est pas la même histoire qui se raconte, mais bien quatre histoires différentes, qui ont certes à voir les unes avec les autres, mais qui nous emmènent chacune dans un ailleurs particulier. Mon intention était donc de faire descendre le lecteur tour à tour dans chacun de ces quatre puits de vérités. Avec le recul, j’admets que la démarche ait pu paraître par trop radicale. Sans doute l’ouvrage est-il trop dense ; sa lecture exige beaucoup du lecteur. Son écriture aura pourtant requis de ma part la plus intense recherche en archives que j’ai jamais menée, qui plus est dans de nombreuses villes : les Archives nationales de Mexico et de Madrid, celles des Indes, à Séville, ou encore les archives religieuses abritées au sein du couvent des Augustins Philippins de Valladolid. Des mois et des mois durant, j’ai éclusé tous les dossiers de l’Inquisition des Philippines entre 1577 et 1630, en en transcrivant presque un tiers. Une immersion totale qui a pu virer à l’obsession ! L’entreprise, j’y reviens, aurait été impossible en dehors d’une carrière statutaire, sans la possibilité qui m’a été laissée pendant plus de trois ans de me consacrer complètement à mon sujet de recherche, et ce sans même savoir ce qu’il donnerait, si ce n’est, au mieux, un livre. Ce temps accordé par les institutions académiques est la condition même d’une recherche au long cours.
Pour en rester au Long remords de la Conquête, vous aurez remarqué que dans cet ouvrage qui s’intéresse tant à ses personnages, il n’y a pas une once de psychologie historique. En cela, le livre illustre bien ma méthode et mon projet d’écriture au regard de la question du sujet : je ne crois pas en l’existence d’un « moi » unifié, aux théories continuistes du sujet, qu’elles mobilisent la notion floue de « volonté » ou celle, invérifiable, d’« inconscient ». Il en va à mon sens du « moi » pour les sciences humaines et sociales comme de Dieu pour les physiciens : c’est une hypothèse superflue, dont on peut se passer pour faire de la recherche. Les autobiographies ou les autofictions qui étayent notre pensée et notre discours ne sont précisément que des fictions, plus ou moins cohérentes. Ce sont des intentionnalités d’après-coup, des rationalisations adaptées à ce qu’une époque, à travers ses institutions, exige de ceux qu’elle constitue – imparfaitement – comme des sujets. Elles ne nous mènent pas au Graal d’une intériorité. Et d’ailleurs ce Graal n’intéresse pas l’historien : il faut laisser le soin des âmes ou la cure des consciences aux prêtres et aux chamanes. C’est dire si je prise peu la psychanalyse et son verbiage. Je considère même que cette dernière peut être dangereuse, notamment dans sa prise en charge des maladies mentales.
Rétrospectivement, je mesure à quel point j’ai pu être naïf dans ma manière d’interpeller les personnes qui m’ont accueilli, en Indonésie, durant mes années de thèse – de petits aristocrates javanais – à propos de leur conception du sujet. Quelle maladresse, pour ne pas dire quelle injure ! Pour mes hôtes, le « moi », s’il existait, était le degré le plus dégradant de l’être. Ainsi que l’enseigne la pensée mystique dont ils étaient imprégnés, on ne s’élève qu’en reconnaissant que le « moi » est une illusion, l’ego une prison, et les passions individuelles, les plus basses que l’on puisse cultiver. J’ai ainsi dû me rendre à l’évidence : je pénétrais dans un monde dans lequel le « moi » n’était pas l’objet d’une quête, un trophée désirable, mais un état plutôt condamnable, et même une erreur de débutant. Ce qui d’ailleurs m’allait bien, au point même de ressentir une affinité immédiate avec ce monde. Non seulement je ne crois pas en ce « moi » permanent, mais je n’en ai pas besoin pour mon travail d’historien – ni dans ma vie personnelle.
En revanche, ce que j’essaie de faire comprendre, à travers la biographie historique de personnages, c’est la pluralité des mondes sociaux dans lesquels ils vivaient. Si l’on peut supposer que ces mondes sociaux ont influencé leurs mondes intérieurs, je ne cherche pas pour autant à me mettre dans leur tête. Dans Le long remords de la Conquête, les quatre personnages principaux sont des types d’individus historiques incarnant, on l’a dit, autant de mondes, d’univers normatifs. Ce ne sont pas quatre sujets au sens oiseux de la vulgate psychanalytique. Je n’ignore certes pas le retour en grâce de la psychanalyse dans les sciences sociales, y compris en histoire, mais c’est pour moi le signe d’une régression théorique et méthodologique.
– Voilà qui est dit et qui, pour tout vous dire, me comble ! J’ai toujours été sceptique face à cette propension à réduire le sujet à lui-même comme s’il ne se réalisait pas aussi et d’abord dans ses relations avec autrui, quitte à décliner des identités…
Romain Bertrand : Nombre d’expériences ordinaires le montrent bien, à commencer par celle de la maladie : nous ne sommes pas toujours les capitaines de nous-mêmes. La continuité biographique peut parfois s’abolir, par exemple dans l’expérience du trouble psychique, de la crise psychotique, de la crise maniaque, dans la bipolarité ou la schizophrénie. Puis, ce qui nous détermine est d’une telle complexité que l’idée de le capturer avec le filet à grosses mailles du « moi » me paraît aussi insensée que celle d’attraper des protons avec une passoire. Tout ce qui vit est discontinu : le mirage de l’identité pérenne est la pire des chimères.
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Note
[1] Stock, 2006.
