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– Nous reviendrons à Qui a fait le tour de quoi ? Auparavant, j’aimerais poursuivre avec l’autre livre que la lecture du Détail du monde m’a donné envie de lire : L’Histoire à parts égales. Cette lecture aura été un choc pour le lecteur que je suis. Au-delà de l’ambition du projet – aborder un pan de l’histoire coloniale en adoptant le point de vue aussi bien des colonisateurs – les Hollandais – que des colonisés – les peuples de l’Insulinde… –, j’y ai vu une réponse à la question que je me suis posée de manière lancinante, quant à manière dont concrètement des personnes de pays différents se sont rencontrées, ont interagi la première fois qu’elles se sont abordées. Au fond, c’est à une histoire que je qualifierais de phénoménologique à laquelle j’aspirais sans forcément le savoir Or, il me semble que le récit que vous faites procède d’une telle approche, en nous faisant sentir la réalité de la rencontre ou son envers, l’absence de réelle rencontre, du fait d’une ignorance de la cosmogonie de l’autre.
Romain Bertrand : On finit souvent par écrire le livre qu’on avait envie de lire mais qui n’existait pas. L’Histoire à parts égales est de ceux-là ! Je m’étonnais de ce qu’on ait toujours la même version de l’histoire, la nôtre – laquelle, par la force des choses, ratifie d’entrée de jeu toutes les catégories de la pensée européenne, ses causalités, ses chronologies, ses géographies… Or, qu’en était-il de l’autre version, celle des peuples dits colonisés ? Pour trouver une réponse à cette question, je me documentais, mais en ayant quelque peine à trouver un récit dans lequel l’ensemble des acteurs en présence pesaient du même poids. Il existait une abondante littérature sur l’expansion européenne, une histoire coloniale solidement établie, qui décrivait par le menu la diversité intrinsèque de ces Européens projetés vers les mondes lointains. Mais elle disait très peu de choses sur les sociétés extra-européennes, considérées a priori comme homogènes. De l’autre côté, il y avait aussi une littérature orientaliste d’une très grande qualité, qui nous en apprenait beaucoup sur les acteurs asiatiques, leur hétérogénéité, leur complexité, mais qui, en revanche, tenait les Européens pour des espèces de clones, les représentants d’une culture uniforme et univoque. Il n’y avait pas de livre parvenant à faire peser du même poids l’ensemble des acteurs, européens et asiatiques, dans la balance du récit historiographique, à leur conférer la même épaisseur, la même densité narrative. C’est pourquoi j’ai commencé à réfléchir à la manière dont il faudrait s’y prendre pour faire une histoire plus « équitable ». Si un livre y était parvenu, nul doute que je l’aurais lu, que je m’en serais repu et que j’en serais resté là !
Il y avait certes des livres relatant les rencontres entre des Européens et des Asiatiques ou d’autres populations du reste du monde. Mais ils étaient en réalité des éloges de nous-mêmes, déguisés en récits de rencontres avec autrui. On nous les a servis depuis si longtemps… Pourtant, ils ne posent jamais les vraies questions, des questions pourtant toutes simples, élémentaires. À en croire leurs auteurs, les choses se seraient passées aussi simplement que cela : les Européens approchent des côtes, débarquent ; ils prennent langue avec les indigènes ; l’échange commercial s’enclenche, suivi de la négociation diplomatique, etc. Soit. Mais où exactement accostent-ils ? Quels lieux réels se cachent derrière les toponymes qu’ils inventent à la va-vite ? Comment y sont-ils parvenus, alors même qu’ils ne disposaient d’aucune carte précise ? Et, surtout, comment prennent-ils langue avec les Insulaires ? Qui sont leurs interprètes ? Qui change leurs réaux de huit espagnols (de grosses pièces en argent) en sapèques chinoises ? Qui convertit pour eux les pikul d’épices en livres et en onces ? Chaque fois qu’on nous fait le récit d’un premier contact, l’interaction, si elle a lieu, ne devient compréhensible que parce qu’il y a eu préalablement des connexions, des échanges antérieurs, des circulations plus anciennes. C’est parce que les Européens ne sont pas les premiers à s’être aventurés en Asie, c’est parce que d’autres ont établi auparavant des zones de contact, ont appris les langues de négoce localement pertinentes, que les Européens sont parvenus à faire commerce, au sens ancien du terme, avec les sociétés locales. Pour illustrer mon propos, j’aimerais évoquer Emmanuel Carrère….
– L’écrivain ? Je vous écoute d’autant plus que je ne vois pas le rapport avec ce que vous venez de dire !
Romain Bertrand : Je conçois que cette référence puisse surprendre. En préambule, il me faut donc préciser que les romans d’Emmanuel Carrère sont mon péché mignon ; j’apprécie beaucoup cet auteur, que d’aucuns pourraient juger mineur mais que je tiens pour un maître de l’autofiction. L’un de ses livres m’a particulièrement marqué : Le Royaume[1], dans lequel il se propose de relire les Évangiles comme le ferait un scénariste – qu’il est aussi d’ailleurs – qui souhaiterait en tirer un scénario pour les besoins d’un long métrage. Il relit donc les Évangiles et en pointe une à une les incohérences, les absurdités ou les étrangetés. Par exemple, cet épisode qui se déroule sur le mont des Oliviers, où il est dit qu’un adolescent surgit, à demi vêtu, avant de disparaître aussitôt. Là, Carrère fait mine de chercher à comprendre : mais d’où vient cet adolescent ? Pourquoi est-il à demi vêtu ? Qu’est-ce que sa présence apporte à la scénographie ? Etc.
Ce n’est pas autrement qu’il faut se comporter avec les récits canoniques des « Grandes Découvertes » ; il faut les reprendre en se posant des questions simples, élémentaires : comment les Européens parviennent-ils à parler avec les Indigènes qu’ils rencontrent pour la première fois ? Dans quelle langue ? Ils disent acheter ceci ou cela dans des marchés locaux. Soit, mais comment ? Avec quelle monnaie ? Quel instrument de pesée ?
Autant de questions, simples ainsi que vous pouvez le constater, mais qui permettent de procéder à une première déconstruction, à un premier décapage pourrait-on dire. C’est là où l’on rejoint cette approche phénoménologique que vous évoquiez : elle traduit le souci, la volonté, non pas de dresser un tableau comparatif préalable des mondes en présence – l’Asie est ceci, l’Europe est cela, voici en quoi elles diffèrent et en quoi elles se ressemblent – mais, au contraire, d’entrer directement dans l’interaction, de plonger tête la première dans l’indétermination des débuts : on débarque donc avec les Européens et on chemine au gré de leurs confusions, avant de lever peu à peu le voile sur les dynamiques des mondes qui les entourent afin de faire comprendre tout autrement ce qu’il s’est passé.
– Cette ambition d’une « histoire à parts égales » suppose bien sûr de disposer d’archives et de documentation du côté des peuples « découverts » par les Européens…
Romain Bertrand : Non seulement ces archives existent, mais elles sont aussi depuis longtemps à disposition. Quantité de textes malais et javanais des XVIe-XIXe siècles ont été transcrits, traduits, édités, commentés depuis le milieu du XIXe siècle. Les Français ont d’ailleurs tenu leur rang dans l’étude de la langue malaise. Dès les années 1840, une chaire de Malais est créée au sein de ce qui deviendra l’Inalco, et confiée à l’égyptologue Édouard Dulaurier. Ce qui vaut pour l’Asie vaut aussi pour l’Algérie, notons-le au passage : pendant longtemps, on en a fait l’histoire à partir de sources principalement françaises en prétendant qu’il n’y avait pas de sources locales, l’islam et donc la langue arabe n’étant pas reconnus comme des faits « authentiquement indigènes ». On considérait en outre qu’on n’avait pas grand-chose à apprendre de textes arabes, supposément excessivement religieux, alors même que leur richesse est considérable en termes d’histoire sociale et politique. Les archives étaient donc bien là et, mieux encore, éditées et traduites ! Il importe, pour commencer, d’aller voir ce qui existe. Une démarche que, dans le cas de l’Insulinde, peu d’historiens de la colonisation envisageaient d’adopter avant les années 1980.
– Votre travail sur les archives locales est-il passé par un apprentissage préalable des langues indigènes ?
Romain Bertrand : Pour les besoins de ma thèse, j’ai appris l’indonésien contemporain et le malais moderne – ces deux langues étant des déclinaisons distinctes d’un même fonds linguistique, le malais classique. J’ai effectué une partie de mes recherches en Indonésie même, à Jakarta et à Java Centre, où j’ai résidé quatre à six mois par an, pendant des années. Une immersion linguistique qui m’a permis de nouer un rapport particulier à la langue de ce pays.
Paradoxalement, j’ai beaucoup plus souffert de l’apprentissage du néerlandais, que j’ai dû apprendre également pour les besoins de ma thèse, de façon à pouvoir travailler directement sur l’archive coloniale néerlandaise. Il me fallait notamment pouvoir lire dans le texte des missives administratives et des traités de droit colonial néerlandais de la fin du XIXe siècle… Par tradition, c’est-à-dire histoire familiale, je suis hispanisant et non germaniste – un handicap quand on sait que le néerlandais est par certains aspects proche de l’allemand. Pendant dix-huit mois, j’ai dû m’astreindre à des cours particuliers, payés au moyen de mon allocation de thèse.
Ce rapport aux langues est d’autant plus important qu’il aide à comprendre à quel point aucune n’est jamais tout à fait transparente à elle-même. Si les mots donnaient d’eux-mêmes sur les choses, comment se fait-il qu’il y en ait tant, dans tant de langues ? En cela, l’expérience de la traduction est fondatrice de mon rapport à l’histoire. Le degré d’altérité relative du monde que l’on s’apprête à décrire est donné dans l’effort même du travail de (re)traduction. Il n’y a pas de meilleure école pour cela que le fait de galérer pendant des jours, parfois des semaines, à retraduire quelques lignes d’un texte. On prend toute la mesure de ce qui rassemble et de ce qui sépare deux mondes culturels. Un simple mot mène à un champ sémantique complexe, lequel mène aux conceptions profondes du temps, de l’espace, de la personne et de sa capacité d’action, etc. Chaque société découpe dans le réel, au moyen des mots, des catégories différentes, qui forment la trame de l’expérience vécue.
– On mesure aussi au passage l’ampleur de l’investissement que représente un travail historiographique ayant l’ambition d’adopter les points de vue des différents acteurs en présence…
Romain Bertrand : C’est l’un des premiers éléments de réponse à la question que vous me posiez en aparté sur la manière dont, aujourd’hui, on peut continuer à développer des programmes de recherche dans la durée. On doit s’y astreindre parce que, précisément, c’est dans la durée d’une carrière que s’acquièrent les compétences propres à un métier. C’est au bout de dix à quinze ans de carrière qu’on parvient à maîtriser, à un degré suffisant quoique toujours perfectible, des documentations aussi diverses – malaises, néerlandaises ou ibériques dans mon cas. J’en sais forcément beaucoup plus aujourd’hui qu’il y a trente ans, au début de ma thèse. Chemin faisant, en travaillant encore et toujours sur le même objet, je n’ai cessé d’explorer des sources et d’y revenir.
– C’est un message important à faire entendre à l’heure où le financement de la recherche pâtit de restrictions budgétaires…
Romain Bertrand : Il est clair que le court-termisme qui dicte le financement de la recherche est préjudiciable. Il se traduit pour les post-doctorants par l’obligation de changer leur fusil d’épaule à intervalles réguliers, ce qui ne peut que produire un affaissement de la capacité collective de recherche, l’acquisition programmée des compétences dans la durée d’une carrière étant la condition même de l’innovation scientifique. Puis, le court-termisme favorise des découpages d’objets qui sont dommageables à l’intelligence des champs dont ces derniers relèvent. On taille trop vite, trop mal, pour satisfaire aux exigences d’appels d’offres énoncés dans des novlangues bureaucratiques indigestes.
– Encore un mot sur L’Histoire à parts égales et ce que signifie exactement le fait d’adopter le point de vue de l’autre…
Romain Bertrand : C’est important d’y revenir, car un risque est de partir bille en tête avec le modèle des « regards croisés sur » consistant à donner le point de vue de l’autre sur l’histoire jusqu’ici racontée du seul point de vue des Européens, en doublant la documentation européenne d’une documentation extra-européenne. En fait, et c’est en cela que l’exercice devient intéressant, on s’aperçoit assez vite que cela ne marche pas. Pourquoi ? Tout simplement parce que quand on prend au sérieux les ensembles culturels en présence, à travers les spécificités de leurs langues – le chemin d’accès privilégié aux catégories mêmes de la pensée –, on se rend compte que, de part et d’autre, on ne considérait pas les mêmes choses au même titre, on n’accordait pas la même importance à un même type de faits, on ne conférait pas la qualité d’évènement aux mêmes accomplissements. Ce qui était important ou significatif aux yeux des Hollandais ne l’était pas aux yeux des Malais ou des Javanais. Et vice versa. Les regards ne sont pas braqués sur les mêmes ordres de réalité, de sorte qu’il n’y a pas de scène inaugurale du contact qu’il s’agirait d’éclairer par les lumières des différents regards – européen, malais, javanais, chinois, arabe, etc. Chaque monde, chaque pensée, chaque archive constitue l’arène du contact différemment, la configure et l’étalonne selon ses propres critères de véridicité. Au centre, avant l’entrée en scène des acteurs, il n’y a rien !
Par conséquent, quand on entreprend un récit véritablement polyphonique, choral, de la rencontre coloniale ou de situations de contact, on doit se garder de chercher à recomposer à marche forcée, au forceps, un nouveau récit unique et unifié, mais accepter au contraire de faire celui d’un éparpillement. C’est précisément le programme d’écriture de l’ouvrage : il ne s’agit pas de raconter l’histoire vue d’ailleurs, mais de montrer que les modes d’entendement coexistent, se superposent, se heurtent, s’entrechoquent, s’entretissent, et sécrètent ainsi des récits distincts, pour partie séquents et pour partie non. Le métarécit qu’on peut faire alors ne peut prétendre reposer sur des catégories stables, universelles. Il faut consentir à l’écrire à partir de coordonnées plurielles. En ce sens, c’est bien le récit d’une dispersion, aussi bien documentaire qu’historique, qu’il s’agit de faire.
– Ce que vous dites est magistralement illustré dans ce passage dans lequel vous décrivez l’apparent événement de la rencontre des Hollandais avec les Javanais, qui en vérité n’est vécu ou raconté comme tel que par les premiers, les seconds s’inscrivant dans une échelle de temps et une cosmogonie qui en minorent considérablement la portée…
Romain Bertrand : Ce n’est pas parce qu’il ne s’est pas passé ce que le scénario appelé par le terme même de « rencontre » présuppose, qu’il ne s’est rien passé. Il s’est même passé beaucoup de choses, mais tout cela ne fait pas une rencontre. Il faut donc sortir de cette idée, propre à l’archive coloniale européenne, selon laquelle les Européens se seraient donnés d’eux-mêmes des interlocuteurs et auraient été perçus eux-mêmes comme des interlocuteurs privilégiés. Cette vision du contact comme ayant pris place à huis clos et en face-à-face est un leurre, un trope européocentriste. Lorsque les Hollandais ont rencontré les Javanais, ceux-ci avaient déjà bien d’autres interlocuteurs, et ce depuis très longtemps. Des interlocuteurs que les Javanais jugeaient autrement plus importants – commercialement, culturellement et militairement parlant – que l’Europe : l’Empire moghol, l’Empire des Ming, les Ottomans, etc. En outre, beaucoup de peuples de l’Insulinde conversaient et commerçaient avec les Javanais : les Balinais, les Malais de Bornéo et du Terengganu, les Bugis de Sulawesi, etc. Les Européens ont beau être persuadés que l’Histoire ne débute vraiment qu’à partir du moment où ils arrivent, en réalité ils ne font que prendre part de manière épisodique et pataude à un jeu qui se joue depuis longtemps sans eux, sur fond de conflits, de coopérations et de conversations au long cours qui leur préexistent et les débordent de toutes parts.
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Note
[1] P.O.L., 2014.
