Nous avons rencontré

Rencontre avec Romain Bertrand (1/6)

Nous avons découvert cet historien avec Le détail du monde[1], un livre qui nous a enthousiasmé au point de nous donner envie de découvrir ses autres publications, en commençant par L’Histoire à parts égales[2]. Un autre livre que nous aurions pu recevoir cette fois comme un uppercut (nous découvrions à cette occasion la toute-puissance de l’histoire dite connectée), si son écriture ne nous avait autant subjugué. Il y eut ensuite, dans un ordre dicté par nos intuitions et non celui de leur parution, Le long remords de la Conquête[3], dont nous n’avons pu nous empêcher d’imaginer… une adaptation cinématographique ; Qui a fait le tour de quoi ?[4], dont le plus petit format ne l’a pas empêché de nous procurer la sensation d’un temps étiré à l’image de celui nécessaire à un tour du monde qui n’en a pas été tout à fait un pour le protagoniste de cette histoire, l’explorateur Magellan ; Les Grandes déconvenues[5], qui nous évoqua Une Histoire à parts égales, transposée, cette fois, dans le contexte normand ; enfin, L’Exploration du monde, qui nous conforta paradoxalement dans notre scepticisme à l’égard des entreprises de vulgarisation. Sans attendre une lecture exhaustive d’une bibliographie qui compte bien d’autres titres, dont Indonésie, la démocratie invisible[6], qui figure déjà en bonne place sur notre table de chevet, nous avons caressé l’espoir de rencontrer cet historien que nous avons depuis rangé dans notre olympe personnel. L’occasion se présenta enfin un jour de juillet 2025 au Centre culturel international de Cerisy, où nous assistions l’un et l’autre à deux colloques organisés en parallèle[7]. L’entretien qui suit a été réalisé quelques mois plus tard à Paris.

– J’aimerais entamer notre entretien en commençant par le livre par lequel je vous ai découvert, même s’il n’est pas le plus significatif de votre démarche historiographique et de ce sur quoi vous travaillez en tant qu’historien – quoique, et je m’expliquerai si besoin sur ce « quoique ». Je veux parler du Détail du monde… Êtes-vous d’ailleurs d’accord avec cette entrée en matière ?

Romain Bertrand : Pas tout à fait, en ce sens que, pour moi, c’est un livre intercalaire, un livre-étape, et non un excursus. Certes, il ne traite pas directement de la topique de recherche qui est la mienne – les situations de contact entre l’Europe et l’Asie du Sud-Est, du XVIe au XIXe siècle. Mais dans ce travail au long cours, je suis parfois freiné dans mon élan par une question, laquelle peut être d’ordre théorique ou méthodologique. Et plutôt que d’essayer de cacher la poussière de cet embarras sous le tapis de la grande prose, je préfère essayer de m’y confronter. Il n’en a pas été autrement avec Mémoires d’empire[8], un autre petit livre que j’ai écrit il y a une vingtaine d’années, en 2005, au moment de la controverse autour de la loi du 23 février de la même année, relative à la réhabilitation de l’entreprise coloniale française. Dans ce petit livre publié chez un petit éditeur, les éditions du Croquant, je me suis employé à cartographier l’espace du débat autour de cette question, lequel mobilisait un large spectre d’acteurs – des militants, des politiques, des parlementaires, et jusqu’à des académiques et des historiens qui se jetaient alors en ordre dispersé dans la bataille. Mémoires d’empire répondait à une nécessité pour moi : celle de mieux comprendre les enjeux et les dynamiques de ce débat, qui concernait la façon dont notre société se relie aujourd’hui à la période coloniale, laquelle est mon objet de recherche. Je me suis donc arrêté le temps d’écrire ce livre. Il en a été finalement de même pour Le détail du monde. En cela, ce n’est donc pas un livre écrit en marge de mes préoccupations d’historien.

– Au passage, ce rappel concernant cet autre ouvrage, Mémoires d’Empire, qui a échappé à mon attention, témoigne du fait que pour se projeter dans le temps long et travailler sur des périodes reculées, l’historien n’en participe pas moins à l’histoire du temps présent, pourrait-on dire, même si l’expression connote une approche spécifique de l’historiographie…

Romain Bertrand : Bien sûr, et il ne saurait en être autrement. D’abord, parce que l’historien est rattrapé par ses objets de recherche, par le caractère polémique que le débat public peut leur conférer à un moment donné. Mais aussi parce que, bien évidemment, on n’entre pas par hasard, innocemment, dans un champ de recherche ; on ne se saisit pas pour rien d’un objet qui, pour sa part, ne nous attendait pas. On y vient informé de tout ce que notre époque et les époques précédentes en ont fait, en ont dit. Il serait donc absurde d’essayer de refaire, aujourd’hui, de l’histoire dite coloniale sans, d’une façon ou d’une autre, prendre en charge la manière dont on l’a constituée au fil du temps – en l’occurrence, mal constituée…. On ne peut pas faire non plus l’économie d’un effort de clarification de nos propres positions intellectuelles, au regard de la manière dont une société pense cet objet à un moment donné. L’« arrêt », la pause, est nécessaire, sans quoi on serait dans l’illusion d’une espèce de chemin naturel menant directement vers son objet. En réalité, ce chemin est déjà en grande partie tracé, balisé, et ce qu’on écrira ne manquera pas d’être approprié pour les besoins de débats qui n’ont guère à voir avec l’historiographie. Il faut l’avoir à l’esprit, car notre époque appelle plus que jamais à une grande vigilance par rapport aux questions que l’on souhaite traiter.

– Pour en revenir au Détail du monde, son écriture a répondu, ainsi que vous vous en expliquez d’ailleurs dans l’introduction, à une difficulté à nommer des plantes, des insectes, rencontrée au cours de votre travail historiographique…

Romain Bertrand : En effet. On n’est pas si loin non plus de l’Asie du Sud-Est ni de la période qui m’intéresse, puisque l’un de mes guides, dans cette espèce de pérégrination mentale qu’est Le détail du monde, n’est autre que l’explorateur, naturaliste et géographe Alfred Wallace [1823-1913], dont depuis près de trente ans maintenant j’emmène pratiquement toujours avec moi, quand je voyage, l’ouvrage-phare, celui qui fait le récit de ses propres pérégrination en Indonésie, à Java, à Bornéo et à Sumatra – The Malay Archipelago (1869).

De longue date, je m’intéresse par ailleurs à un sujet en particulier, qui sera la matière d’un prochain livre, à savoir l’histoire d’un fonctionnaire d’Empire au petit pied, un Britannique, en poste dans les années 1870 sur la côte nord-est de Bornéo. C’est au moment de décrire les éléments de l’environnement de ce personnage que j’ai éprouvé un certain désarroi. Nous ne sommes pas du tout dans un sultanat, dans une grande cité fortifiée, mais dans un hameau côtier, rien de plus que quelques cahutes sur pilotis. Si le vocabulaire ordinaire du bâti urbain suffisait pour décrire de grandes villes comme Malacca ou Banten, en revanche, ce n’était plus le cas quand il s’est agi de décrire le paysage environnant. La côte nord-est de Bornéo, c’est de la jungle de haute montagne qui dégringole dans une mosaïque de lagons. Ce qui donne un paysage de vert sur vert et de bleu sur bleu. La question même de savoir comment j’allais camper ce décor, en décrire les éléments végétaux, s’est posée. Force m’était de reconnaître que je ne serais pas en mesure de le faire avec les moyens langagiers à ma disposition. Essayez de décrire l’orée d’une jungle et vous pourrez mesurer l’ampleur du défi ! Par contraste, les écrits de Wallace, tout comme ceux d’un certain nombre de naturalistes voyageurs du XIXe siècle, témoignaient d’une capacité prodigieuse à faire récit du monde naturel dans ses moindres composantes végétales et animales. C’est ainsi que le projet du Détail du monde a germé.

– À cette occasion, vous donnez à voir une longue tradition d’art de la description du monde dans le moindre de ses détails, tant du côté de ces voyageurs naturalistes et des botanistes, que du côté de la littérature, de la poésie…

Romain Bertrand : Oui. Ainsi que je le découvre au fil de mon enquête, cette prose naturaliste, attentive à portraiturer le monde naturel dans ses singularités autant qu’à inventorier ses régularités, portant une attention soutenue aux lois de la nature aussi bien qu’aux surgissements des êtres qui la peuplent, habitée par le projet fou de tout décrire d’un lieu naturel, et de le faire d’un seul et même tenant, cette prose participe d’une longue tradition, littéraire mais pas seulement : elle est inséparablement scientifique et philosophique. Elle se manifeste dans tout son éclat – et jette peut-être ses derniers grands feux – à la charnière du XVIIIe et du XIXe siècle, à une époque où la spécialisation, le compartimentage des savoirs, n’a pas encore eu lieu. De sorte qu’un Bernardin de Saint-Pierre, un Goethe, un Alexandre de Humboldt s’exercent, tels des savants universels, tout à la fois aux arts littéraires et aux sciences qu’on dira plus tard exactes. Leur compétence descriptive participe d’une tradition un peu oubliée aujourd’hui: celle d’une philosophie de la singularité, qui est en fait aussi une conception de la Nature comme d’un grand Tout. Goethe en particulier, et le Cercle d’Iéna plus généralement, promeuvent des poésies naturalistes tout à fait étranges, à l’image de celle de Novalis. Ils rejoignent en cela les projets plus anciens d’un Bernardin de Saint-Pierre [1737-1814] ou d’un Rousseau [1712-1778], qui s’essayaient à faire le portrait d’un fraisier ou d’une prairie. Quand on s’intéresse à cette compétence descriptive elle-même, on tombe ainsi sur une lignée de savoirs un peu ignorés, sinon même minorés au XXe siècle, mais qui connaissent ça et là des résurgences, par exemple dans la poésie d’un Francis Ponge ou d’un D. H. Lawrence. On peut  d’autant plus parler de lignée et suivre le fil d’une généalogie que ces auteurs se citent les uns les autres. Un Wallace comme un Darwin et d’autres grands naturalistes des années 1840-50 ne cachent pas leur passion pour l’œuvre de Humboldt. Ce dernier est lui-même fasciné par les écrits de Goethe, qu’il rencontre à Iéna en 1796, etc.

– À lire Le détail du monde, on mesure l’appauvrissement du langage actuel, alors que nous aurions besoin d’une précision du langage, de mots appropriés pour affronter les défis écologiques. Le jardinier paysagiste Gilles Clément le dit bien en regrettant le peu de mots dont on use pour désigner les plantes, les essences d’arbres, les fleurs…. C’est dire si Le détail du monde pourrait intéresser, irriguer d’autres champs disciplinaires et de réflexion…

Romain Bertrand : C’est de fait celui de mes ouvrages qui m’a le plus amené à dialoguer avec une large gamme de personnes, en dehors du cénacle des historiens : des artistes plasticiens, des cinéastes documentaristes, des dessinateurs, des philosophes, notamment issus des nouvelles écoles phénoménologiques, des spécialistes de musicologie, etc. Le livre a circulé par des voies qui m’échappent complètement. Il donne lieu aux appropriations les plus « sauvages », et donc les plus intéressantes. Des gens s’en inspirent pour réaliser des performances ou des expositions. Ils en font ce qu’ils veulent et cela me plaît énormément.

– Il est une invitation à bien nommer les choses ainsi qu’y invitait Albert Camus…

Romain Bertrand : Albert Camus, bien sûr, pour qui « mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde ». Je pense aussi à une écrivaine, avec laquelle j’entretiens de longue date un dialogue : Maylis de Kerangal, qui, dans un entretien dans lequel elle évoque sa propre pratique de l’écriture, dit que ce qui lui importe avant toute chose, c’est, en descendant dans les profondeurs de la langue, en côtoyant les lexiques oubliés – de métiers, naturalistes, populaires –, de s’évertuer « à élever chaque chose à la dignité de son nom le plus exact »… Entendons par « chaque chose » non seulement tout objet, mais aussi chaque être vivant, humain ou non-humain, et nous aurons là, je crois, un très beau programme de recherche pour les sciences humaines et sociales en vue d’élever chaque être présent en ce monde à ce qui est sa dignité première, sa dignité narrative, en commençant par restaurer son nom le plus exact. En ce sens, l’exigence d’exactitude devient politique. Comme Maylis de Kerangal, je porte une attention particulière, d’un même mouvement, aux mots et aux choses.

Je vis moi-même dans un regret dont je ne suis pas dupe, celui d’une époque où il y avait presque autant de mots que de choses, une sorte d’aube du langage, que l’on peut percevoir jusqu’au XVIe siècle quand on y fait quelques percées, non seulement dans la littérature mais aussi dans les archives. En entreprenant l’écriture des Grandes Déconvenues, j’ai pu ainsi constater qu’un même type de petit bateau dédié à la pêche saisonnière du hareng avait un nom spécifique dans chaque ville portuaire de la Manche – Dieppe, Fécamp, Boulogne-sur-Mer, etc. – et qu’en même temps, toutes les communautés de gens de mer partageaient un langage technique d’une incroyable précision, par exemple pour désigner les types de cordages utilisés à bord des nefs, les boulines, les grelins, etc. Une prolifération lexicale sur fond d’un langage commun, qui témoigne d’un rapport probablement différent, plus sensible, plus immédiat au Monde.

– Vous mettez-là le doigt sur une tension, une sorte de dialectique, que l’on peut percevoir au cours de l’histoire et dont, à sa manière, l’économiste et historien Arnaud Orain rend bien compte dans son livre sur Les savoirs perdus de l’économie[9], en mettant au jour la confrontation, au cours des XVIIe-XVIIIe, de savoirs, les uns soucieux de rendre compte des conditions spécifiques d’équilibre d’un milieu naturel donné (la « physique oeconomique »), et ceux ayant l’ambition de dégager des lois, des modèles, transposables dans d’autres contextes (l’économie politique alors en émergence). Il me semble qu’à travers l’exemple de ce double vocabulaire des pêcheurs, vous illustrez la manière dont cette tension a pu être surmontée par la coexistence de modes spécifiques de désignation, d’un port à l’autre, avec un langage commun qui permet néanmoins l’échange par-delà les frontières, les communautés d’appartenance locale… Mais peut-être extrapolé-je vos intentions ?

Romain Bertrand : Non, c’est tout à fait cela et, d’ailleurs, il n’y a pas de hasard si, pour ma part, j’éprouve un intérêt récurrent pour la prose d’un Wallace ou celle d’un Humboldt : l’un et l’autre se réfèrent à la même théorie de la connaissance sensible, celle de Goethe – une théorie oubliée depuis. Ce dernier a des phrases extraordinaires, qui esquissent une philosophie, sinon une épistémologie qu’on pourrait appeler du singulier, au sens où elle  parvient à nous faire comprendre que c’est par une attention soutenue à un phénomène qu’on parvient à voir se dessiner les lois qui le gouvernent. « Ne cherchez rien derrière les phénomènes, disait Goethe – je le cite de mémoire –, ils sont la théorie elle-même ! ».

– Nous pourrions aussi convoquer Paul Valéry qui a écrit qu’« on n’atteint le général que par le particulier »…

Romain Bertrand : En effet !  Ce souci de la singularité n’a pas totalement disparu des sciences humaines et sociales, lesquelles conservent une part importante de savoir « clinique », lié aux études de cas, à l’analyse de situations particulières. Voyez la sociologie interactionniste d’un Goffman, la sociologie des sciences latourienne ou encore la nouvelle ethnographie environnementale : toutes manifestent une même prédilection pour l’observation et la description. Elles n’en continuent pas moins à participer pleinement du projet des sciences sociales, mais dans un souci de généralisation qui leur est spécifique. Reste, pour le comprendre, à s’accorder sur la nature même des opérations de généralisation. Cette dernière ne procède pas simplement par agrégation de données premières, qui proviendraient d’enquêtes localisées, au moyen d’une sorte de grand équarrissement, de montée en généralité qui s’effectuerait à coups de rabot. Cela ne marche pas ainsi, en tout cas pas toujours. Les tenants d’une microhistoire, l’histoire la plus attentive qui soit au particulier, illustrent combien cette généralisation peut procéder de manière autrement plus subtile. Selon les mots de Paul Veyne, elle consiste en un « allongement du questionnaire ». Autrement dit, en partant de la description la plus ajustée qui soit d’un objet ou d’une situation le/la plus singulier.ère qui soit, on peut poser des questions qui s’ajouteront à la liste de toutes celles qu’on sera en droit de poser par la suite à tout autre objet ou situation qui ressemblerait d’une manière ou d’une autre à celui/celle qu’on a décrit(e). La généralisation n’est donc pas une simple montée en abstraction à partir de matériaux bruts : elle participe à un enrichissement du questionnaire. Gardons-nous de laisser aux généralistes le soin de généraliser, car il n’y a pas meilleurs généralisateurs que les spécialistes eux-mêmes, dans la mesure où ils sont à même de concocter un questionnement leur permettant de nouer le dialogue avec d’autres spécialistes.

– Pour autant, dans Le détail du monde, vous n’encensez pas totalement cette attention à la singularité : vous montrez aussi que chez des explorateurs, elle a peut donner lieu aux pires exactions…

Romain Bertrand : Exactement. D’une part, la fascination pour le singulier ou la singularité peut rapidement virer à une forme d’hypnose, conduire à s’abîmer de manière mutique dans sa contemplation. D’autre part, par une sorte de retournement ou de radicalisation de la pensée naturaliste, qui entreprend l’inventaire des variétés, elle peut mener à la constitution d’ensembles, de catégories qui, pour être la matière ordinaire de nos entendements scientifiques, n’en risquent pas moins de conduire à l’oubli du détail et, par implication, du réel. Les périls sont décidément partout ! Il ne faut pas encenser le singulier au détriment du général, non plus que l’inverse. Ce qui importe, c’est de donner à voir le chemin qui mène du singulier au général, lequel est chaque fois à tracer.

Cependant, ce qui m’interroge davantage, c’est le retour des grands programmes de généralisation auquel on assiste depuis quelques années dans les sciences sociales. Ces entreprises-là ne donnent plus à voir le chemin qu’elles ont emprunté pour y parvenir. Elles opèrent des espèces de synthèses emphatiques, sans rappeler les conditions d’enquête réelles au moyen desquelles telle donnée a pu être recueillie, telle observation effectuée et engrangée. Vous l’aurez compris : je ne me retrouve guère dans ce genre de démarche. Je continue à penser que le livre le plus singulier sur les phénomènes les plus singuliers peut ouvrir sur les réflexions les plus générales qui soient. Je crois aux bénéfices heuristiques de l’effet de mise en étrangeté de ce dont on parle. Je crois, dans le double sens littéraire et judiciaire du terme, au dépaysement. Il faut dépayser le lecteur en dépaysant les problèmes, c’est-à-dire en les transférant dans d’autres juridictions théoriques, là où l’on pourra porter sur eux un regard neuf, vierge de toute routine de pensée.

– Est-ce ce qui peut expliquer votre intérêt pour un dialogue avec la littérature qui, par ailleurs, sait précisément toucher le plus grand nombre à partir de récits, de personnages singuliers ?

Romain Bertrand : Cet intérêt ne m’est pas spécifique. L’histoire a été pionnière dans son rapport, volontaire et souvent productif, à la littérature. Nos grands maîtres de l’École des Annales, des années 1930 aux années 1950 – Lucien Febvre, Marc Bloch, Fernand Braudel,… – étaient aussi de grands écrivains, en tout cas de grandes plumes. D’ailleurs, ils ne passaient jamais sous silence le rapport qu’ils entretenaient avec les secteurs littéraires de la connaissance.

Cela étant, il ne faudrait pas que ce dialogue entre histoire et littérature devienne un dialogue de sourds, ou, pire, un dialogue de dupes. À mon sens, il ne devient réellement intéressant qu’à partir du moment où l’on se garde d’avoir de l’autre une vision caricaturale. Si l’historien ne se sert de la littérature que pour se camper avec de grands effets de manche en nouveau romancier réaliste et si, en sens inverse, le romancier ne considère les sciences humaines que comme des pourvoyeuses de matière fictionnelle, ce dialogue n’a pas grand intérêt. Il ne faut pas entretenir de rapports de fausse évidence à la langue et à la littérature. Celles-ci ne sont pas innocentes. Les mots ne donnent pas naturellement  sur les choses. La langue charrie un ensemble d’héritages, elle est constituée par les usages qui en ont été faits au fil du temps. En sciences sociales, pour m’en tenir aux sciences que je connais le mieux, il faut faire avec la littérature comme on doit faire avec tout matériau de construction : avec la plus grande prudence. Pour travailler le marbre ou le bois, il faut connaître leurs veines.

Encore une fois, la langue charrie la mémoire de ses usages. La preuve en est qu’il est possible, en quelques phrases, de pasticher un roman picaresque ou une prose colonialiste du début du XXe siècle. On peut même penser des anachronismes par la bande en évoquant, par exemple, l’univers des conquistadors du XVIe siècle avec la prose truculente de Céline, quand il nous fait revivre Bardamu dans les tranchées. Le langage a une telle mémoire de lui-même que par la simple évocation de ce qu’il a été, de la manière dont il s’est donné à voir dans un genre, sous une forme aisément caractérisable, on peut créer chez le lecteur des effets de connaissance et de reconnaissance.

C’est la manière même de Qui a fait le tour de quoi ? Le livre joue beaucoup avec la littérature, mais aussi, en vérité, contre elle : il parodie les genres de l’épopée et du journal de marche colonial pour les pousser à leur point-limite, les faire céder sous leur propre poids syntaxique, afin de montrer leurs ressorts et ainsi de mieux conjurer leur puissance d’évocation. Bref, dans cette relation entre histoire et littérature, il importe que personne ne soit dupe de l’autre, et certainement pas d’un rapport qui serait évident ou naturel au langage.

Pour accéder à la suite de l’entretien, cliquer ici.


Notes

[1] Le détail du monde. L’art perdu de la description de la nature, Seuil, 2019.

[2] L’Histoire à parts égales. Récits d’une rencontre Orient-Occident (XVIe-XVIIe siècle), Seuil, 2011, 2014.

[3] Le long remords de la Conquête. Manille-Mexico-Madrid : l’affaire Diego de Avila (1577-1580), Seuil, 2015.

[4] Qui a fait le tour de quoi ? L’affaire Magellan, Verdier, 2020.

[5] Les Grandes Déconvenues : La Renaissance, Sumatra, les frères Parmentier, Seuil, 2024.

[6] Indonésie, la démocratie invisible. Violence, magie et politique à Java, Karthala, 2002.

[7] Lui au colloque « Un Mystère à Carentan : le Saint Julien retrouvé (1529) », nous au colloque « Les propagations : un nouveau paradigme pour les sciences sociales ? ».

[8] Mémoires d’empire : la controverse autour du « fait colonial », éditions Du Croquant, 2006.

[9] Les savoirs perdus de l’économie. Contribution à l’équilibre du vivant, Gallimard, NRF Essais, 2023.

0
    0
    Votre panier
    Votre panier est videRetour à la boutique
    Scroll to Top