Rencontre avec Myriam Ducos
Suite de nos échos à la conférence « La ville dans la science-fiction : quels récits pour de possibles urbains » (à laquelle participait le 17 avril dernier le géographe Alain Musset, auteur de Chères Babylones), à travers, cette fois, le témoignage de Myriam Ducos, cheffe de projet au Forum urbain, le collectif de chercheurs à l’initiative de l’événement.
– Pour commencer, pouvez-vous caractériser le Forum urbain ?
Myriam Ducos : De prime abord, on peut le définir comme un collectif de chercheurs bordelais de différentes disciplines, qui souhaitent entrer en dialogue avec ceux qu’on appelle les « opérationnels » de la ville (une désignation réductrice à mon sens), dans la perspective de la transition écologique. D’un point de vue administratif, il est financé par le Programme et équipement de recherche (PEPR) « Villes durables et bâtiments innovants » et hébergé par Bordeaux Sciences Économiques (une unité mixte de recherche de l’Université de Bordeaux et du CNRS) tout en étant ouvert à des chercheurs et chercheuses d’autres laboratoires. Précisons qu’il a existé de ce Forum urbain une première version ayant fonctionné de 2015 à 2021, année où il s’est interrompu faute de financements, avant de repartir en avril 2023. Je l’ai rejoint au cours du mois de septembre de la même année au titre de cheffe de projet.
– Qu’est-ce qui vous a vous-même motivée à le rejoindre ?
Myriam Ducos : Avant de rejoindre le Forum urbain, j’avais été cheffe de projet dans un service de l’Université de Bordeaux, en charge d’un programme qui avait pour originalité de combiner des étudiants de master et des doctorants. Cette volonté de décloisonnement entre des catégories d’étudiants m’avait plu. Mais force m’a très vite été de constater que ce qui me motivait était de travailler en soutien à la recherche plutôt qu’à la formation. Pour parler en toute franchise, être sollicitée par des étudiants qui ne trouvaient pas leur salle ou avaient des besoins de faire des photocopie avait fini par me lasser [sourire]. En réalité, j’avais un tropisme pour le monde de la recherche ; ayant été moi-même doctorante, j’ai pu apprécier l’intérêt des échanges avec des chercheurs. Leur langue ne m’est pas étrangère, je la pratique ! [Rire].
– Une formulation tout sauf anodine quand on sait que vous avez fait des études en linguistique… N’y a-t-il pas en effet un rapport elles et cette appétence pour la langue de la recherche ?
Myriam Ducos : J’aimerais bien trouver un rapport entre les deux mais là, spontanément, je n’en trouve pas sauf à faire le lien par le truchement d’une sous-discipline de la linguistique, dont j’avais entendu parlé durant mes annes de master, à savoir : la socio-linguistique urbaine ! Sans prétendre en être plus spécialiste que cela, j’en ai retenu le principe : s’attacher à étudier la manière dont les gens parlent dans l’espace public, selon les circonstances – le lieu et le moment où ils s’y trouvent, sans oublier les personnes avec qui ils interagissent. Je trouve cette approche intéressante en ceci qu’elle invite à prendre en considération la manière dont les gens parlent, en se gardant de tout jugement de valeur. Il s’agit d’étudier le plus objectivement possible comment une pratique langagière fait sens dans un contexte urbain donné. Manifestement, Guillaume [Pouyanne, directeur du Forum urbain] en a perçu l’intérêt : la première fois où je lui en parlé, il m’a encouragée à réfléchir à une rencontre autour de cette thématique, de cette manière d’entrer dans la ville, les problématiques urbaines.
– Êtes-vous en train de m’annoncer la prochaine thématique du Forum urbain ?
Myriam Ducos : [Rire]. Non, non ! Je vous fais juste part d’une idée qui est encore loin d’être inscrite dans notre agenda. D’autant que, comme je l’ai dit, je ne suis absolument pas spécialiste de cette socio-linguistique urbaine.
– Si cette thématique devait être abordée, je ne peux m’empêcher de vous suggérer d’y convier le géographe Michel Lussault qui, dans l’entretien qu’il nous a accordé, rappelle que c’est justement du côté de la linguistique qu’il a puisé la notion d’ « actant », par laquelle il définit les composantes matérielles qui entrent dans la manière dont on – les élus en l’occurrence – parle d’une ville… Pour en revenir à vous, avez-vous le sentiment de devoir parler plusieurs langues aussi bien disciplinaires que professionnelles, compte tenu de la diversité des profils des chercheurs mais aussi des praticiens (pour ne pas dire « opérationnels »…) de la ville qui participent aux activités du Forum urbain ? Où est-ce, pour la linguiste que vous êtes, faire un mésusage du mot langue que de poser la question en ces termes ?
Myriam Ducos : Je ne parlerais pas de mésusage mais suggérerai l’idée que cette question des langues pourrait bien se jouer, en ce qui me concerne, à un autre endroit : dans le fait que je sois métisse, à moitié française et à moitié cambodgienne, de sorte que, depuis ma naissance, j’ai baigné entre deux identités. Si aujourd’hui je me retrouve dans ce rôle de cheffe de projet, c’est parce qu’il me donne la sensation de me faire naviguer entre le monde de la recherche, dans lequel j’ai été amenée à évoluer du temps de mes années de thèse, et le monde administratif, celui de l’université qui m’a recrutée. Deux mondes dont les populations respectives ne se comprennent pas toujours, ne parlent pas toujours la même langue, pour reprendre votre métaphore. Il en va de même entre les chercheurs et les professionnels de la ville, que je suis aussi amenée à côtoyer. De là l’utilité d’un poste comme le mien, celui de médiatrice, un poste qui me correspond bien. Je ne filerais pas la métaphore jusqu’à parler d’un rôle de traductrice mais il s’agit bien parfois de « traduire » ce que tel ou tel a voulu dire, faire comprendre le point de vue de l’autre et ainsi aider à dissiper d’éventuels malentendus. Sans donc aller jusqu’à dire que je suis entre deux langages, je suis à coup sûr entre des identités (disciplinaires, administratives, professionnelles) que j’aide à faire dialoguer par-delà ce qui peut les différencier.
– « J’aime travailler avec des chercheurs » avez-vous dit. Mais quels chercheurs ? Sont-ce précisément ceux du Forum urbain qui, au-delà de leur intérêt pour l’urbain, aspirent à dialoguer avec des praticiens de la ville ? Ou est-ce indifféremment pour tout chercheur, y compris ceux engagés dans la recherche fondamentale ? Je vous vois sourire…
Myriam Ducos : [Sourire]. Je souris, car il se trouve que mon compagnon est mathématicien et physicien, engagé dans de la recherche ce qu’il y a de plus fondamentale ! Ce profil de chercheur ne m’est donc pas étranger et je peux témoigner de ce que je sais communiquer aussi avec lui. Ayant moi-même fait des études en linguistique, le profil des chercheurs en sciences humaines ne m’est pas étranger non plus. À travers le Forum urbain, je fais davantage connaissance avec les chercheurs en sciences sociales – des économistes, des sociologues, etc. – sans oublier les urbanistes et architectes. Que ce soit à travers des rencontres personnelles ou professionnelles, j’en suis venue ainsi à couvrir un large spectre de disciplines scientifiques. De vous à moi, j’ai pu croiser des chercheurs… comment dire ?… un peu distants pour ne pas dire snobs [rire], mais pas au Forum urbain où les chercheurs, parce qu’engagés dans de la recherche-action ou appliquée, sont probablement plus accoutumés à confronter leur point de vue à d’autres approches disciplinaires, à d’autres expertises.
– Un mot sur la genèse de la rencontre de ce jour, autour des récits de science-fiction ?
Myriam Ducos : À l’origine de cette rencontre, il y avait la volonté de la ville de Bordeaux de promouvoir un ouvrage, Quand Bordeaux se réinvente[1]. Seulement, le Forum urbain étant un dispositif universitaire et, donc, apolitique, nous avons proposé de mettre ce livre en débat à travers un cycle de conférences, charge à nous d’identifier les discutants chercheurs et, à la ville, de sélectionner les opérationnels à même de témoigner. Il revenait aussi à l’agglomération de proposer une salle. Un défi pour moi qui n’avais jusqu’ici organiser d’événements que dans l’enceinte universitaire…
– En l’occurrence, une salle de l’ancien marché aux douves : un marché couvert de style Baltard, situé à proximité de vestiges des remparts de la ville…. Un lieu doublement emblématique donc : place de marché et douves ont été des éléments constitutifs des villes anciennes…
Myriam Ducos : Je n’avais pas fait le rapprochement. Maintenant que vous le dites, c’est vrai que le choix de ce lieu fait pleinement sens. J’aurais bien aimé que ce soit un choix intentionnel de notre part mais je dois à la vérité de dire que cela a été en réalité un peu le fruit du hasard : la solution s’est imposée pour répondre à l’urgence de disposer d’un lieu [Rire] !
– Mais après tout, la ville n’est-ce pas aussi un peu cela : des choses qu’on y fait en les programmant plus ou moins longtemps à l’avance, d’autres, qui se produisent à la faveur de la sérendipité, cet art de trouver par hasard ce qu’on n’avait pas consciemment cherché… ?
Propos recueillis par Sylvain Allemand
[1] Éditions Sud Ouest, 2025.