Entretien avec Catherine Véglio
Au cours du mois d’avril, notre auteure Catherine Véglio prenait l’avion, direction : Taipei. Une destination peu courante pour les Français et même les Européens. Aussi avons-nous patiemment attendu son retour, quinze jours plus tard, pour connaître ses motivations et ses impressions. Réponses dans cet entretien « épistolaire »[1]…
– Vous vous êtes rendue à Taïwan, en avril [2025], durant une quinzaine de jours. Qu’est-ce qui a motivé ce voyage?
Catherine Véglio : À la fois des rencontres et une envie de découvrir une autre Chine, même si Taïwan ne se résume pas au monde chinois. Et cette envie vient de loin… Lors d’un Nouvel An chinois à Paris, en 2020, année du rat, mon mari et moi avons rencontré Christophe, un Français passionné par la culture chinoise et parfaitement sinophone. Il a découvert Taïwan en 1982 pendant ses études à l’Inalco (l’Institut national des langues et civilisations orientales), il y a travaillé plusieurs années et il y est retourné souvent, nouant de profondes amitiés. Bref, la « Ilha Formosa » (l’île magnifique), ainsi que l’ont baptisée les Portugais, premiers arrivants occidentaux, est un peu sa seconde maison ! Nous avons décidé d’y aller ensemble, au début du printemps 2025, année du serpent (il y en a dans la jungle taïwanaise !).
Cette rencontre avec Christophe a ravivé la mémoire d’un bel été des années 1980. J’étais alors en stage au journal Le Soir à Bruxelles quand je me suis liée d’amitié avec une jeune musicienne venue de Taipei, la capitale taïwanaise, dans le cadre de ses études de violon. Nous avons sillonné ensemble le plat pays tous les week-ends, à la découverte de Gand, Bruges, Anvers… Elle était férue d’architecture et d’art et découvrait cathédrales, béguinages et peintures flamandes avec ravissement. Et bien sûr elle me parlait de son île, de sa famille qui, après 1949, avait traversé le détroit, ce lieu névralgique des échanges et des confrontations avec la Chine continentale, et elle m’invitait à venir découvrir son pays. Taïwan n’était pas encore devenu un Tigre asiatique champion de l’électronique et c’était un monde inconnu pour moi, à peine situable sur une carte. Ma connaissance du monde chinois se limitait à « La Chine depuis 1949 », le cours du Professeur Jean-Luc Domenach que je suivais à Sciences Po. J’ai perdu les coordonnées de la violoniste mais j’ai réalisé la promesse de ce lointain été belgo-chinois, « un jour, je viendrai ». La situation géopolitique étant ce qu’elle est, peut-être valait-il mieux ne pas tarder à aller au bout de ce rêve !
– Que voudriez-vous mettre en exergue, parmi tout ce qui a retenu votre attention au cours de ce voyage ?
Catherine Véglio : Tout d’abord, la gentillesse des gens, si souriants et attentifs à notre présence. Il faut dire que les touristes occidentaux – surnommés « les longs nez » – sont peu nombreux et parmi ceux-ci la plupart sont américains. Nous avons croisé beaucoup de visiteurs philippins, japonais, coréens et quasiment pas d’Européens. Quand ils apprenaient que nous étions Français, la plupart des gens étaient à la fois étonnés de nous voir et sincèrement ravis. Nous avons partagé beaucoup de thé avec les habitants dans des boutiques ouvertes sur la rue ! Dans les grandes villes, en particulier à Taipei, et à l’ouest et au nord de l’île, parties les plus peuplées, la densité de la population est très forte, l’impression de foule est récurrente et pourtant, on ne sent pas oppressé ; les déplacements se font avec beaucoup de fluidité, de facilité. On comprend très vite, en prenant les transports en commun, que cela tient beaucoup à la discipline de chacun et à une attention à l’autre. Pas de bousculades ou de gestes d’impatience, ni de coups de klaxons intempestifs et pourtant il y a des marées de scooters et beaucoup de voitures !
Nous avons été frappés également par la richesse culturelle de ce petit territoire (36 000 km2 pour l’île principale, entourée d’une myriade de petites îles), liée à une histoire complexe puisque l’île, habitée uniquement par des tribus aborigènes jusqu’au XVIIème siècle, a été occupée successivement par les Hollandais, les Chinois du continent, les Japonais et après la Seconde Guerre mondiale, par le Kuomintang de Tchang Kaï-chek et les Chinois fuyant le régime communiste de Mao Tsé-Toung. Il en résulte un mélange fascinant de cultures où la marque des traditions chinoises reste prégnante mais où les influences japonaises et, dans une moindre mesure, aborigènes demeurent.
Comme l’écrit la sinologue Lucie Rault dans son Dictionnaire insolite de Taïwan (Cosmopole, 2021), « À elle seule Taïwan forme un microcosme environnemental et culturel, un territoire thésaurisant la mémoire d’une histoire mouvementée et aujourd’hui le dernier bastion où reste conservé dans sa continuité le patrimoine chinois, à travers les coutumes, les temples, les pratiques artistiques – théâtre, opéra, marionnettes, musique, peinture, calligraphie – et autres savoirs millénaires. » Le Musée national du Palais, à Taipei, est emblématique de ce point de vue : au grand dam de la Chine continentale, il conserve les œuvres de la Cité interdite de Pékin transférées à Taïwan par les troupes du Kuomintang au moment de leur repli sur l’île. Ce musée présente quelque 5 000 ans de civilisation chinoise avec une collection de 650 000 pièces, plus vaste que celle du Louvre, et il est considéré comme le plus grand musée d’art chinois au monde.
Taïwan est loin d’être seulement le territoire hyper industrialisé – l’usine à semi-conducteurs du monde -, hyper urbanisé, hyper peuplé que l’on imagine ! La combinaison de modernité et de traditions millénaires est frappante. Elle se donne à voir dans la joyeuse anarchie architecturale des villes où se côtoient bâtiments innovants – la Tour 101 en forme de bambou géant à Taipei, devenue la plus grande écoconstruction du monde, est un emblème du savoir-faire taïwanais – vieilles maisons en briques, temples taoïstes et bouddhistes.
Ce qui nous a aussi frappés sur cette terre de contrastes est la proximité ville-nature. À quelques stations de métro de Taipei, on se retrouve au milieu des fumerolles soufrées des volcans du nord, dans une jungle dense d’où sortent sur les routes des macaques formosans curieux ! Le patrimoine naturel de l’île, qui est pour les deux tiers quasiment inoccupée, est exceptionnel avec des hautes montagnes au centre – le mont Yu culmine à près de 4 000 mètres – des falaises sur la côte sauvage à l’est, des gorges de marbre du parc national de Taroko, des forêts alpestres et tropicales, une faune et une flore magnifiques. La biodiversité est riche à Taïwan qui est aussi appelée « l’île aux oiseaux » avec quelque 400 espèces d’oiseaux (dont 40% endémiques). Un paradis pour les ornithologues !
– Merci pour ce récit aussi précis qui ne manque pas de nous inspirer une ultime question : Taïwan, au cœur d’enjeux géopolitiques et de questionnements sur le devenir de la démocratie, pourrait-elle être le décor d’un prochain roman d’anticipation ?
Carherine Véglio : Il est vrai que l’histoire complexe de Taïwan et les tensions élevées avec la Chine communiste résonnent avec des questions que nous nous posons ici, en Europe, sur nos formes de gouvernement et le devenir des démocraties, sur notre capacité à les défendre dans un monde belliqueux où les manifestations de puissance et d’agressivité d’États autoritaires et dictatoriaux se multiplient. Cette île attachante, qui est devenue en trois décennies une démocratie prospère et ouverte sur le monde (la levée de la loi martiale date de 1987), est en quelque sorte un miroir de nos espoirs et de nos peurs contemporaines, dans un contexte d’incertitude absolue où le meilleur comme le pire peuvent advenir. Cela peut être en effet très inspirant pour des auteurs d’anticipation… taïwanais ! Mon expérience d’auteure me convainc qu’il est nécessaire de comprendre les fondements culturels d’une société, de vivre ses évolutions, pour s’aventurer dans une exploration imaginaire de ses futurs. Je connais très peu la scène artistique de ce pays mais nombre d’observateurs soulignent qu’elle s’implique dans les questions politiques et sociétales, comme celles du féminisme, du genre, de l’identité de l’île et son avenir, mais aussi de son histoire et de ses zones d’ombre telle la « terreur blanche » du gouvernement du Kuomintang qui a sévi de 1949 à 1987. « Ces dernières années, il y a eu de plus en plus d’œuvres sur ce thème parce que les jeunes veulent comprendre cette phase historique qui construit leur identité, indique Keng Yi-wei, dramaturge du Centre national des arts Weiwuying, les créateurs de la nouvelle génération estiment que la terreur blanche a été trop dissimulée et trop peu racontée. » [2]
En illustration : une des photos prises par Catherine. Ici, un petit restaurant de rue à Huanggang, port de pêche sur la côte nord de l’île. On ne pouvait pas imaginer plus joli clin d’oeil à notre maison d’édition.
[1] Une fois n’est pas coutume, nous n’avons pas recueilli à proprement parler les propos de la personne interviewée en retranscrivant le fruit de l’entretien : cette fois, Catherine a rédigé les réponses au fur et à mesure des questions que nous lui adressions. Le résultat, c’est cet entretien au style plus littéraire qu’à l’ordinaire, préservant néanmoins la spontanéité qui sied à un vrai entretien.
[2] Cité par Rosita Boisseau, dans un article paru dans Le Monde en date des 20-21-22 avril 2025.