Rencontre avec François Bost
Les 12 et 13 novembre derniers, à Rennes, se déroulait l’Université Territoriale organisée conjointement par l’IHEST et la Région Bretagne sur le thème « Transition démographique en Bretagne : quels défis et leviers pour l’action publique ? ». Nous y étions ! En voici un écho à travers cet entretien avec son Grand témoin : François Bost, professeur de géographie économique et industrielle à l’Université de Reims Champagne-Ardenne (URCA), directeur du Laboratoire Habiter – il a consacré l’essentiel de ses travaux aux relations entre entreprises et territoires dans le contexte de mondialisation.
– Pour commencer, pouvez-vous rappeler les circonstances qui vous ont amené à participer à cette Université territoriale organisée par l’IHEST et la Région Bretagne ?
François Bost : À l’origine, il y eut une première rencontre avec l’équipe de l’IHEST, en décembre 2022, à l’occasion d’une Université Territoriale organisée à Rouen sur le thème de l’« Industrie zéro carbone en 2050 ». J’avais eu la bonne idée de m’inscrire pour la totalité de l’événement qui se tenait sur deux jours : j’y intervenais et plutôt que de repartir aussitôt après ma communication faite, comme nous y contraint parfois nos agendas, je suis resté jusqu’au bout en plus d’avoir assisté au tout début. Ce fut pour moi une opportunité de rencontrer non seulement des universitaires d’autres disciplines que la mienne – la géographie – mais aussi des élus, des représentants de collectivités locales et territoriales. Bref, j’ai eu l’impression de faire du terrain. Or, pour un géographe, c’est toujours instructif. Dans un temps très ramassé, d’une manière conviviale qui plus est, j’ai pu rencontrer des acteurs du territoire, dont certains avec qui j’ai pu continuer à échanger – je les ai interrogés sur ce qu’ils faisaient et ils m’ont adressé des documents et/ou des articles.
J’ai réitéré l’année dernière, en décembre, à Chalon-sur-Saône – dans le cadre d’une conférence-débat organisée avec le Grand-Chalon sur le thème « Transformation des territoires et adaptation des sociétés à la transition climatique ». Je me souviens d’en être reparti avec le sentiment de faire désormais partie du panel de chercheurs avec qui l’IHEST poursuit une collaboration au long cours. Pour preuve, la confiance qu’il m’a manifesté cette année en me proposant le rôle du Grand témoin de cette nouvelle Université territoriale programmée à Rennes. J’ai retrouvé le même esprit que lors des rencontres précédentes, de sorte qu’on pourrait parler d’un ”ADN” IHEST avec ses rencontres extrêmement bien organisées et la diversité de ses intervenants – universitaires, élus, représentants de la société civile,… -, tous invités à croiser leurs regards.
– Je ne résiste pas à l’envie de pointer cet apparent paradoxe pour vous d’intervenir dans une région qui a été parmi les moins industrialisées de France – paradoxe quant au sait que le géographe que vous êtes est spécialiste de géographie économique et industrielle…
François Bost : En effet, et d’ailleurs, je l’ai pris un peu comme un challenge. En tant que géographe, j’ai cependant une vision globale qui m’a amené naturellement à m’intéresser aussi à cette région. De fait, le Bretagne n’a pas connu une industrialisation aussi intense que d’autres régions. Elle a été plutôt dans la poursuite d’une industrialisation déjà existante – dans l’agroalimentaire en particulier -, qui se réinvente en même temps. Elle n’a donc pas connu le passif de la désindustrialisation des années 1970-2000. Pourtant, j’avais envie aussi, en marge de mes travaux sur les processus les plus significatifs d’industrialisation/désindustrialisation, de comparer la Bretagne avec les régions que je connaissais le mieux. Le faire au prisme de la question démographique est instructif. Force est de constater que cette question pèse autant sur les régions désindustrialisées – en déclin démographique, elles se sont vidées d’une grande partie de leur jeunesse, au point de voir leur redynamisation économique compromise. Qu’en est-il dans les régions qui n’ont pas connu cette désindustrialisation ? C’est tout l’intérêt d’une région comme la Bretagne, à dominante plus agricole et agro-industrielle. Force est cependant de constater que les problématiques n’en restent pas moins identiques. C’est le cas de celles touchant à la transition démographique – ainsi qu’on l’a appris, la Bretagne connaît elle aussi un taux de croissance naturelle (nombre de naissances – nombre de décès) négatif et ce, depuis 2015, soit une dizaine d’années. J’étais donc intéressé de savoir comment cette région, ses élus et ses autres acteurs, réfléchissaient aux solutions à trouver. Là encore, il y a beaucoup de parenté avec d’autres régions, même différentes, ainsi qu’on a pu le relever à travers les témoignages de représentants des Pays-de-la-Loire, de la Région Paca ou de la Nouvelle Aquitaine. Je crois d’ailleurs que si l’IHEST m’a sollicité, c’était bien dans l’idée d’avoir le regard de quelqu’un ayant une vision un peu surplombante, à même d’établir des comparaisons. Si j’espère donc avoir apporté des éclairages utiles, je dois aussi avouer que j’ai beaucoup appris ! C’est d’ailleurs tout l’intérêt de ce genre d’événement que d’apporter des réponses non seulement à des questions qu’on se pose, mais encore à celles qu’on ne se pose pas, alors qu’elles peuvent être d’importance.
– Pouvez-vous justement partager les principaux questionnements et enseignements que vous tirez de cette journée et demie…
François Bost : Je commencerai par ce qui m’a frappé au regard de l’évolution démographique de la Bretagne – le prisme qui a donc été choisi pour cette Université Territoriale -, à savoir : nous avons affaire à une région qui va continuer à croître démographiquement, mais grâce à des apports extérieurs, principalement des jeunes actifs originaires d’autres régions en France. Une réalité qui n’est pas mise autant que cela en avant. Or, pour moi, c’est un sujet essentiel : comme on rentre dans une phase durant laquelle il n’y aura plus de croissance du solde naturel, les régions risquent d’entrer en concurrence les unes avec les autres. Les ressources en capital humain étant cependant limitées, les régions qui vont voir partir leurs actifs, à commencer par les jeunes, vont se retrouver en grandes difficultés. La Région Bretagne s’emploie, on l’a vu, à dérouler le tapis rouge à ces actifs, dont beaucoup viennent d’ailleurs du Grand Est. Comment cette dernière compte-t-elle se mobiliser pour faire face à ce défi ? Même si bien évidemment cette région en a depuis longtemps conscience, la question se pose avec de plus en plus d’acuité. Autant il est naturel que des Franciliens finissent par s’installer dans différentes régions sans que cela porte préjudice à la Région Île-de-France, du fait de sa solide base économique, autant pour des régions qui n’ont pas de tissu économique diversifié, c’est problématique. Il est clair que si des régions vont être gagnantes, d’autres seront perdantes. Une réalité bien connue des géographes, mais dont j’ai pris pleinement conscience en abordant le devenir d’une région comme la Bretagne au prisme de la transition démographique. Voilà pour un premier enseignement.
– Que vous évoquiez le Grand Est n’est pas anodin : vous enseignez, précisons-le, à l’Université de Reims Champagne-Ardenne… Pour ma part, j’ai apprécié que vous nous rappeliez le contexte géopolitique. Trop souvent, j’assiste à des conférences où on débat « comme si de rien n’était ». En l’occurrence, comme s’il n’y avait pas de changement climatique ou encore des conflits de par le monde, dont un aux portes de l’Union européenne. Ce que vous avez pris soin de rappeler…
François Bost : Cela me paraissait naturel, d’autant que c’est au titre de géographe qu’on me sollicitait. Dans ce contexte d’incertitude généralisée, l’analyse géographique vit un moment particulier en ce sens où, d’abord, beaucoup de gens continuent encore à la découvrir : quoiqu’enseignée en collège et au lycée, elle reste méconnue, du moins dans ses productions universitaires. Des personnes que je rencontre au gré de mes déplacements me le disent : elles se rendent compte que la géographie est une discipline éclairante ; elles découvrent l’intérêt de son approche, à la fois surplombante, à même de rendre compte de la spécificité de contextes territoriaux. On ne peut plus faire l’économie d’un certain nombre de mises en perspective.
C’est pourquoi je suis sceptique devant des projections statistiques produites par une institution comme l’Insee, tant elles me paraissent décorrélées de phénomènes pourtant majeurs qui vont bouleverser l’organisation du territoire quand ils ne le bouleversent pas déjà : je veux, bien sûr, reparler du changement climatique, sans compter les crises géopolitiques ou sanitaire, comme celle que nous avons connue en 2019-2021, avec le Covid-19. À les en croire, tout se passe comme s’il suffisait de prolonger des courbes pour se faire une idée de ce qui pourrait se passer. Certes, l’Insee prend soin de bien parler de projections et non de prévisions. N’empêche, les projections elles-mêmes font perdre de vue que ces tendances sont de plus en plus contrariées par des événements qu’on n’a su anticiper : qui avait prévu la crise sanitaire ? Que la guerre puisse de nouveau surgir en Europe et menace de se propager en direction de l’U.E. ? Que le changement climatique se manifeste de manière de plus en plus forte et rapide en France et dans toute l’Europe ? Au final, les projections ne sont donc qu’un simple exercice statistique, dont je ne perçois pas l’intérêt, a fortiori à un horizon de 10-20 ans. De cela, je tire un autre enseignement : l’intérêt de mobiliser a contrario les sciences humaines et sociales, a fortiori quand c’est dans une logique interdisciplinaire.
– Encore un mot sur les projections de l’Insee sur lesquelles vous n’avez pas eus de mots tendres, comme vous n’en aviez pas non plus lors de votre restitution au titre de Grand témoin. Le problème ne vient-il pas du fait que ces projections sont effectuées sur la base de statistiques qui, comme l’indique l’étymologie même du mot, sont des données conçues pour les besoins de l’État. Or, les problèmes de la transition démographique comme du changement climatique appellent aussi des données à même de rendre compte des spécificités des situations régionales et même locales.
François Bost : Tout à fait, même si bien évidemment les statistiques de l’Insee restent essentielles. J’en fait d’ailleurs un usage important. Elles sont d’une richesse incroyable ! Nous sommes le pays qui a consacré et continue à consacrer le plus d’efforts pour en produire sur tous les sujets possibles. Aucun autre pays ne descend à un tel niveau de granulométrie que l’Insee. On voit à quel point la France a une longue expérience du contrôle par son administration…
Pour autant, on peut aussi être déçu par certains résultats. Toutes ces statistiques sont loin d’être traitées, analysées. C’est là où on voit que le prisme qu’on adopte pour les interpréter est décisif. Une simple approche statistique ne saurait suffire. Il importe de préciser ce qu’on cherche. Souvent je m’interroge : mais quel est donc l’objet d’une telle étude ? Sur quoi se fonde-t-elle ? Par-là, je veux souligner l’importance de se poser la question de l’adéquation entre l’outil de mesure et l’objet qu’on étudie. Faute de se l’être posée, on aboutit à des données qui ne disent pas grand-chose… Pour en revenir aux projections démographiques qui nous ont été proposées, j’ai été surpris de voir que des XXXX? en étaient totalement absents, notamment ceux du changement climatique – excusez-moi d’y revenir, mais c’est la question du siècle. On ne peut pas en faire abstraction. D’autant moins qu’ils sont la source de nouvelles incertitudes. La pandémie liée au Covid-19 l’a rappelé si besoin : des événements, phénomènes peuvent survenir, à même de bouleverser les formes d’organisation du territoire, mais aussi de nos activités, à commencer par le travail. On a cru un temps que le télétravail continuerait à se généraliser. On a vu que ce n’était finalement pas si évident. Que dire encore une fois des risques d’un conflit potentiel en Europe ? J’ai la chance d’enseigner aussi dans un master de géopolitique à l’université de Reims Champagne-Ardenne, ce qui me permet d’être plus attentif encore à des signaux faibles, qu’on omet d’intégrer, par méconnaissance ou par déni. Cela me permet de redire un mot sur la Bretagne, une des régions françaises qui a le plus rapidement réagi à la guerre en Ukraine, alors qu’elle est géographiquement bien éloignée des théâtres d’opération. Elle s’est positionnée notamment sur la mobilisation des moyens de production d’armements, munitions et autres.
– Cette Université Territoriale n’a-t-elle pas été aussi l’occasion de mettre en lumière l’ingénierie dont des régions – Pays de la Loire, Paca, Nouvelle Aquitaine…- ont su se doter pour produire des connaissances, de l’expertise à même de mieux appréhender des évolutions internes, spécifiques ?
François Bost : Tout à fait. Je connaissais l’existence de ce service études et prospectives, dont s’est doté la délégation à l’aménagement du territoriale et à l’attractivité régionale de la région Nouvelle-Aquitaine, en en confiant le pilotage à un universitaire renommé et en détachement, Olivier Bouga-Olga [professeur des universités en aménagement de l’espace et urbanisme à la Faculté de sciences économiques de l’université de Poitiers]. Les moyens dont ce service dispose sont substantiels : il compte de l’ordre d’une quinzaine de personnes ainsi que cela a été rappelé par la représentante de cette région, venue témoigner de son utilité : Nathalie Rouède [vice-présidente de la Région en charge du développement de l’équité des territoires et des contractualisations]. Cela témoigne de l’insatisfaction de collectivités territoriales devant les données existantes, de leur besoin aussi de répondre au mieux à leurs problématiques. Et je trouve cela tout à fait remarquable. Je m’empresserai d’ailleurs de contacter Olivier Bouga-Olga, une référence à en juger par le nombre de fois où il a été cité.
D’autres régions donnent l’exemple, en recourant à d’autres outils. Outre les autres régions déjà citées, je pense à l’Occitanie qui fait un travail remarquable de production de données et de connaissances notamment sur les enjeux de formation et son tissu économique. Pour être intervenu plusieurs fois à l’invitation de cette région, j’ai pu mesurer combien elle est proactive sur ce plan-là. Ces initiatives témoignent d’un même besoin : celui de territorialiser les politiques publiques et donc de cartographier, de façon notamment à prendre la mesure des disparités infrarégionales, des besoins spécifiques à chaque commune ou interco.
Les témoignages qu’on a entendus attestent de l’expertise acquise par les collectivités territoriales qui se dotent de tels moyens, de leur avance dans la connaissance d’évolutions, de leur haut niveau de questionnement aussi. Certes, subsistent des trous dans la raquette, mais c’est tout l’intérêt d’une Université Territoriale comme celle-ci que de les mettre en évidence et de les combler en confrontant les retours d’expérience de ces régions. Elle témoigne encore du besoin de ce que j’appelle le « dialogue social territorial » non seulement au sein d’une région, mais encore entre les régions, et d’enrichir mais aussi de nuancer les statistiques produites au plan national.
Propos recueillis par Sylvain Allemand
