Rencontre avec Louise Sagot
Suite et fin de nos échos au colloque « Métamorphoses par le paysage » qui s’est déroulé du 14 au 20 mai 2025, à travers, cette fois, l’entretien avec Louise Sagot, géographe, qui revient sur les motivations l’ayant conduite à participer à ce colloque au titre d’auditrice.
– Vous êtes géographe. Pour commencer, pouvez-vous rappeler comment vous en êtes venue à choisir cette discipline et préciser l’approche géographique dans laquelle vous vous inscrivez ?
Louise Sagot : Je suis venue à la géographie tardivement, une fois arrivée en master 2, après un parcours en arts appliqués et en design d’espace. C’est par hasard que j’étais tombée sur ce master orienté vers la géographie, une discipline dont j’ignorais alors tout ou presque. J’étais au fin fond de la Dordogne dans le cadre d’une mission de valorisation paysagère. Je m’étais fait l’observation que je ne cessais de rebattre les cartes de la commande au point de finir par m’interroger sur mes aptitudes professionnelles ! [Rire]. Mais j’étais aussi convaincue que c’était ailleurs, bien en amont de la formulation d’une commande, que les choses se jouaient. Ce que la géographie m’a permis de comprendre en inclinant à une vision plus systémique, et non plus limitée au seul objet de la commande.
– Pour autant, lors de votre première prise de parole, au cours du colloque, à la suite d’une communication, ce n’est pas la géographie que vous avez convoquée, mais l’économie, en l’occurrence, l’économie de la fonctionnalité et de la coopération – une illustration au passage de votre éclectisme disciplinaire…
Louise Sagot : [Rire]. Qu’il s’agisse ou non de géographie, cette économie de la fonctionnalité et de la coopération m’est apparue comme une évidence. Mais c’est en l’évoquant au cours de cette prise de parole que je me suis surprise à parler effectivement plus d’économie que de géographie. Peut-être que cela ne fait qu’illustrer cette propension à l’interdisciplinarité qui ressort de mon cursus. Au fil de ma thèse de géographie, j’ai mobilisé les sciences de l’éducation, la philosophie, la sociologie, les sciences cognitives… En revanche, je n’avais pas d’appétence particulière pour l’économie jusqu’à ce que je découvre cette économie de la fonctionnalité et de la coopération, qui, pour mémoire,promeut une économie fondée sur des activités « servicielles » centrées sur les usages plutôt que sur la production de biens. Dans cette perspective, elle incite les organisations (entreprises, coopératives, associations, collectivités) à porter l’attention sur la valeur du travail immatériel : elle amène à penser des solutions intégrées à différentes échelles, à faire avec le « déjà-là ». Appliqué au paysagisme, cela revient, par exemple, à privilégier les savoirs et les expérimentations du bouturage de variétés plutôt qu’acheter des plants exogènes produits pour la vente. Cette approche me paraît en parfaite adéquation avec les formes de résistance qu’on a pu entendre dans la bouche d’intervenants, contre des logiques plus générales qui affectent aussi bien des disciplines que des professions, comme, par exemple, ces appels à projet qui encourent une logique de dépendance aux subventions publiques ou privées.
– Je ne résiste pas à l’envie de relever que vous avez évoqué cette économie de la fonctionnalité et de la coopération sans savoir, semble-t-il, qu’elle avait fait l’objet de communications ici même, à Cerisy, notamment de son promoteur, Christian du Tertre, et qu’elle a été mise en œuvre par l’un des intervenants de ce colloque-ci, Jean-François Caron…
Louise Sagot : Merci d’ailleurs de l’avoir rappelé, car sans votre intervention, je ne l’aurais pas su ! Bien évidemment, cette coïncidence me plaît : elle dit beaucoup de la puissance des idées qui parviennent à circuler dans différents lieux en mettant en évidence des liens insoupçonnés entre des personnes qui œuvrent sans le savoir dans le même sens.
– Néanmoins, c’est pour un tout autre colloque, « Les métamorphoses par le paysage » que vous êtes venue. Qu’est-ce qui vous a motivée à y participer ?
Louise Sagot : Il y a eu au moins deux motifs. D’abord, une aspiration à me projeter dans un temps de parenthèse. Ensuite, un besoin, viscéral, d’altérité – je ne saurais le dire autrement – dans un moment de transition post-thèse et professionnelle. Lors de ma soutenance de thèse, le jury avait pointé la singularité de ma démarche qui ne cherchait pas à s’inscrire dans une discipline mais à l’interface de disciplines, dans une sorte d’« indisciplinarité ». De fait, je questionnais le fait de devoir à tout prix se situer dans une discipline. Le jury comprenait une paysagiste en la personne de Sophie Bonin qui s’est, elle, étonnée de ce que je n’eusse pas un pied dans le paysage ! Ma thèse en relevait de toute évidence, avait-elle estimé. Ce à quoi je me suis permis de répondre en substance : « Mince alors, après un parcours en arts appliqués, en architecture, à la croisée des sciences de l’éducation et en géographie, je pensais avoir enfin trouvé ma place et finalement il semblerait que ce ne soit pas encore le cas ! » [Rire].
– Sauf à considérer que le paysage embrasse l’ensemble de ces disciplines !
Louise Sagot : C’est précisément ce que j’ai fini par me dire ! [Rire]. De là le choix de ce colloque, où j’ignorais que je retrouverais Sophie Bonin !
– Rappelons que ce n’est pas la première fois que vous vous rendez à Cerisy. Vous y êtes donc revenue en conséquence de cause de l’expérience particulière que représente un colloque de Cerisy. Nous sommes arrivés au terme de celui sur les « Métamorphoses par le paysage ». Diriez-vous que vous en avez retrouvé l’esprit ou cela a-t-il été une autre expérience ?
Louise Sagot : En 2022, j’avais en effet assisté au colloque « La Manche : des territoires pour reconstruire les ruralités », dirigé notamment par la géographe Nicole Mathieu. Cette première, je l’ai vécue comme une révélation. Je me souviens même de m’être dit et redit, « Chouette alors, c’est donc possible ! »…
– Quoi en l’occurrence ?
Louise Sagot : Et bien de faire venir des personnes d’horizons professionnels et disciplinaires aussi variés, éloignés les uns des autres, dans le même espace-temps d’un colloque de plusieurs jours ; c’est quelque chose d’extrêmement précieux. Quant à savoir comment cela réussit à marcher aussi bien à Cerisy, et ce depuis si longtemps, je ne saurais le dire. Le fait est, on a beau y revenir une 2e, une 3e fois et bien plus encore, pour certains, on rencontre des personnes à chaque fois différentes. Rien que de plus normal me direz vous puisque les thèmes changent d’un colloque à l’autre. Mais quand même ! Par-delà cette diversité, des personnes font le choix de partager avec d’autres, qu’elles ne connaissent pas nécessairement, un même espace-temps. Ce que le colloque « Métamorphoses par le paysage » a illustré plus encore que le précédent : les intervenants venaient d’horizons disciplinaires et professionnels très variés, souvent même sans rapport direct avec le paysage ! J’ai éprouvé un fort sentiment de congruence, de validation (disons cela ainsi) de ce en quoi je crois sur un plan théorique, quant à la nécessaire confrontation des points de vue. Cela me ravit et me rend confiante quant à l’appétence des chercheurs et de professionnels pour les débats d’idées, le partage d’expérience.
– « Altérité » : j’aimerais revenir sur ce mot que vous avez utilisé – c’est un enjeu qui me tient à cœur. Il me semble, à en juger par votre intervention, que vous avez d’ailleurs été sensible, pour ne pas dire émue, par l’intervention improbable de cette psychanalyste, Sophie Marinopoulos – je dis « improbable », car ce n’est pas le profil d’intervenant que l’on attend dans un colloque sur le paysage. Elle a fait justement état de la nécessité de l’apprentissage de l’altérité dès le plus jeune âge…
Louise Sagot : Émue, je l’ai été effectivement par ses paroles, mais à constater aussi que le silence qui régnait alors dans l’assemblée n’était pas de même nature que pour les autres conférences. Ses paroles avaient manifestement touché quelque chose de particulier chez chacun et chacune d’entre nous. M’est revenue cette phrase de mon professeur de philosophie de lycée, qui m’avait alors déçue, à savoir : on ne peut éprouver d’amour pour l’humanité « par définition ». La communication de Sophie Marinopoulos est venue rappeler ce qui se jouait à l’interface de l’humain et du social pendant l’enfance, et au contact de l’enfant.
Pour en revenir au paysage, elle m’a aussi confortée dans l’idée que celui-ci pouvait n’être qu’un prétexte pour interroger quelque chose qui, justement, nous dépasse. On ne cesse de chercher à le qualifier, que ce soit en termes d’objet ou de discipline, pour se sentir légitime juste ce qu’il faut – un travers dans lequel tombent aussi les géographes… Qu’importe, serais-je tentée de dire, ce qu’est le paysage – ou la géographie. D’ailleurs, j’ai l’impression que ce qui a motivé les intervenants, c’est la recherche de ce qui pourrait faire commun au-delà de leur discipline d’appartenance. Si le paysage est intéressant, c’est qu’il permet de sédimenter et non de distinguer toutes les strates qui nous constituent en tant qu’êtres vivants.
Propos recueillis par Sylvain Allemand
Crédit photo : Julien Verreaux.