Rencontre avec Simon Susen
Suite de nos échos au colloque « Hartmut Rosa : accélération, résonance, énergies sociales », qui s’est déroulé du 30 août au 5 septembre, sous la direction de Corine Pelluchon et Dietmar Wetzel, avec, cette fois, le témoignage de Simon Susen, sociologue, intervenu sur « La théorie critique comme sociologie des relations au monde ? ».
– Pouvez-vous rappeler, pour commencer, comment vous vous êtes retrouvé à participer, au titre d’intervenant, à ce colloque ?
Simon Susen : Tout a commencé par un email reçu de Dietmar [Wetzel, codirecteur du colloque], qui m’a proposé d’y intervenir – il connaissait mes publications relatives au travail de Hartmut. J’ai bien sûr donné aussitôt mon accord de principe, considérant que c’était un grand honneur pour moi de participer à un tel colloque. Cela étant dit, au début, je n’avais pas la moindre idée de ce que j’allais y dire !
– En quoi consistait votre approche des travaux de Hartmut Rosa ?
Simon Susen : Comme lui, je m’inscris dans une approche critique, à la fois sociologique et philosophique. Je précise que la première de ses publications dont j’ai eu connaissance a été Résonance. Une sociologie de la relation au monde, publié en 2016 [traduit en français en 2018]. Je l’avais lue dès sa sortie, avant ses traductions en anglais et en français – j’ai la double nationalité (allemande et britannique), mais je suis moi-même d’origine allemande ! J’ai ensuite entendu Hartmut lors d’une conférence qu’il avait faite à Prague. Elle a achevé de me convaincre de l’intérêt de sa sociologie de la relation résonnante au monde. J’ai écrit un premier papier en anglais, pour la faire connaître aux anglophones – rien n’avait été encore publié en anglais sur le livre de Hartmut.
– En quoi ses écrits, à commencer par ceux sur la résonance, entraient-ils… en résonance avec vos propres travaux ?
Simon Susen : Ma thèse de doctorat portait sur Pierre Bourdieu et Jürgen Habermas. Elle s’inscrivait pleinement dans la pensée critique, tout comme mes travaux ultérieurs. Mais j’ai fini par être un peu las de ces théoriciens qui se réclamaient de l’École de Francfort – Habermas, donc, mais aussi Adorno, ou encore Honneth. Autant de penseurs importants, certes, que je continue d’ailleurs d’admirer, mais je me suis davantage retrouvé dans l’approche de Hartmut, peut-être parce qu’elle est plus sociologique et que lui ouvre des perspectives nouvelles avec son concept de « la résonance ».
– Cet intérêt ne tient-il pas aussi à votre propre relation au monde : vous êtes Germano-Britannique, vous résidez au Royaume-Uni, vous voyagez beaucoup… Cette relation résonnante au monde telle que décrite par Hartmut Rosa ne vous a-t-elle pas parlé à ces différents titres ?
Simon Susen : Sans doute ! J’ajoute le fait que je partage ma vie avec une Chilienne. Ce qui est tout sauf anodin, car n’importe quelle personne ayant vécu au Chili ou, de manière plus générale, en Amérique latine, sait combien les gens attachent d’importance à cette dimension affective de notre relation au monde. À l’inverse, on a l’impression que, pour de nombreux théoriciens critiques, la relation au monde passe d’abord par leur activité de recherche, les échanges avec leurs pairs au cours de séminaires et de colloques. Hartmut Rosa fait exception : son activité de recherche ne s’arrête pas aux portes de son laboratoire ou du milieu académique ; elle se déploie dans différents espaces et moments de la vie, dans des échanges…
– … qui se font dans différentes langues. Dans votre cas : l’allemand, le français, l’anglais, et d’autres encore…
Simon Susen : L’espagnol ! Différentes langues et différents langages : disciplinaires, professionnels, mais aussi corporels. Je ne sais si vous avez eu la chance d’aller à Cuba…
– Malheureusement, non…
Simon Susen : À Cuba, le langage le plus important est corporel – à un point qui en est impressionnant ! À la réflexion, je dirais que l’importance du langage corporel s’applique à toutes les cultures. C’est juste une question de degré !
– C’est dire si communiquer avec autrui, entrer en résonance avec lui, suppose de bien en saisir sa/ses langue(s) sinon son/ses langage(s)…
Simon Susen : Exactement ! Entrer en résonance avec autrui n’implique pas nécessairement pour les deux parties en présence de partager une langue commune, mais d’être attentifs à d’autres composantes linguistiques ou langagières. Comme j’ai eu l’occasion de le dire au cours du colloque, de nombreuses théories de la langue existent qui ne s’attachent cependant qu’à la fonction la plus expressive, en passant sous silence la part de l’imaginaire. Or celle-ci est fondamentale. Je le constate avec les enfants : dans leur esprit, apprendre une langue, c’est une manière d’imaginer le monde, de le raconter, d’en faire le récit. Or, c’est précisément la dimension que Hartmut Rosa prête à la langue. Pas étonnant, d’ailleurs, à ce qu’il soit aussi attentif à la relation pédagogique et qu’il prenne plaisir à intervenir dans les écoles auprès d’enfants.
– Nous réalisons l’entretien au terme du colloque et même dans le train qui nous ramène à Paris. Quelles sont les idées-forces que vous en retenez, que vous souhaiteriez mettre en exergue ?
Simon Susen : La première idée-force, que j’ai d’ailleurs évoquée lors de l’ultime matinée, au cours de laquelle les participants et intervenants ont été invités à témoigner de la manière dont ils avaient vécu personnellement ce colloque, c’est que le travail de Hartmut Rosa suppose une certaine horizontalité dans les interactions : ce que le colloque a su refléter par ses modalités d’échanges entre les participants, qu’ils soient intervenants ou simples auditeurs. Bien sûr, dans la vie quotidienne, les relations humaines ne sont pas dépourvues de rapports de force. Mais si l’on veut vraiment communiquer avec autrui, il faut sortir de ces rapports et plutôt chercher à interagir avec lui en dehors de toute rationalité stratégique. Et c’est précisément ce à quoi nous sommes parvenus au cours de ce colloque. On n’était pas là pour se mettre en avant ou pour suivre la logique du « point-scoring », mais pour croiser les points communs de façon à développer ensemble des idées.
– N’est-ce pas le contexte même où s’est déroulé le colloque qui a favorisé cette horizontalité ? À Cerisy, qu’on soit professeur ou étudiant, participant ou auditeur, on est tous soumis aux mêmes codes, ceux du Centre culturel international de Cerisy et de ses colloques…
Simon Susen : C’est vrai. Cependant, avant d’arriver à ce centre, j’ai été intrigué par le cadre où devait se dérouler le colloque : un château, en pleine campagne. J’ai trouvé ça bizarre, au point même d’avoir eu un a priori défavorable ; j’étais même persuadé que cela ne pouvait pas marcher ! D’autant que les amis à qui je montrais l’endroit où je me rendrais étaient eux-mêmes surpris. Une fois sur place, mes a priori se sont envolés. J’ai aimé l’ambiance qui a régné dans ce lieu, durant les six jours du colloque.
– De fait, vous sembliez à l’aise, prenant plaisir à discuter avec les participants…
Simon Susen : Oui, et d’autant plus qu’un chercheur n’a pas autant d’occasions que cela d’interagir avec des personnes en dehors de son milieu académique, des personnes d’autres univers professionnels.
– L’académique que vous êtes assumerait-il de dire qu’il a passé du temps dans la cave du château à jouer au ping-pong ?
Simon Susen : Oui, bien sûr ! D’autant que Hartmut Rosa n’était pas le dernier à se joindre à nous. C’est quand même une manière formidable de créer des liens ! Est-ce lié à l’ambiance du lieu ? Toujours est-il que les échanges les plus critiques ont été eux aussi des moments agréables. C’est important de pouvoir exprimer un désaccord ou des réserves, sans que cela crispe les échanges et finalement les empêche. Le dialogue n’est rien d’autre que cela : savoir écouter, même quand – et surtout quand (!) – son interlocuteur exprime un désaccord. Il faut dire aussi que Hartmut est un penseur ouvert à la critique. Ce colloque a d’ailleurs été conçu moins pour consacrer son œuvre que pour approfondir ses propositions conceptuelles et théoriques.
– J’observe que ceux qui exprimaient un désaccord étaient eux-mêmes « rosaiens » de par leur propre volonté de dialogue, d’avancer avec lui, dans leur réflexion critique…
Simon acquiesce.
– Quelles autres idées force retenez-vous de ce colloque ?
Simon Susen : L’autre idée clé que je retiens de cette conférence est que la résonance est irréductible à un domaine, une discipline. Les communications ont couvert de nombreux sujets : la culture, la démocratie, etc. – une diversité proprement impressionnante, qui pourrait faire craindre que la notion de résonance fût trop large et élastique. Il faut cependant reconnaître que cette apparente élasticité témoigne aussi de la richesse théorique et empirique du concept de « la résonance ». Et c’est ce que je crois. Je repars aussi avec une interrogation dont j’ai débattu avec plusieurs colloquants, Hartmut compris : peut-on tout expliquer à travers la résonance ? Personnellement, j’en doute. En même temps, je reconnais que ce concept a une grande portée, plus encore que celui de « l’agir communicationnel » de Jürgen Habermas, celui de « la reconnaissance » d’Axel Honneth, celui de « la justification » de Rainer Forst, ou celui des « formes de vie » de Rahel Jaeggi. C’est ce qui en fait probablement toute la force mais aussi la faiblesse.
– Le fait est, le risque est de tout en attendre de cette résonance, d’en faire l’antidote à de nombreux problèmes. Sans doute est-ce d’ailleurs pourquoi il est intéressant de la croiser avec d’autres notions. Pour ma part, je trouverais intéressant de décliner les relations positives au monde sous diverses formes : outre la résonance, la résistance, la résilience, etc. Ce qu’on impute ainsi à de la résonance pourrait être en réalité d’une autre nature.
Simon Susen : Exactement ! Et je suis sûr que Hartmut Rosa serait ouvert à cette idée-là. Lui-même n’a jamais prétendu faire de la résonance l’explication de tout, encore moins la réponse à tous nos problèmes. La résonance est une expérience qui ne fait que révéler l’indisponibilité [Unverfügbarkeit] du monde, pour reprendre un autre de ces concepts. Dans cette perspective, le plus important est de reconnaître que ce monde n’est pas à notre totale disposition.
– J’ajouterai qu’au final, il y a quelque chose de scandaleux dans la résonance en ceci qu’elle défie les logiques qui sous-tendent la vision de la modernité : celles de la rationalisation, de la modélisation, de la reproductibilité, de la planification etc. On comprend mieux alors combien il est illusoire de prétendre créer des conditions propices à des relations résonnantes avec le monde. Hartmut Rosa le dit bien : la résonance surgit à des moments où on l’attend le moins. C’est en ce sens aussi qu’elle est « scandaleuse » : on ne peut la décréter, l’anticiper, la planifier…
Simon Susen : En effet et, en ce sens, la résonance nous échappe. On ne peut prétendre la maîtriser, la contrôler, la « verfügen ». Gardons-nous donc de la fétichiser, d’en faire un concept surplombant avec le risque, sinon, de verser dans une forme d’ésotérisme.
Propos recueillis par Sylvain Allemand
