Rencontre avec Margot Nguyen Béraud et Jean-François Cornu
Ce premier week-end d’octobre, à Gif-sur-Yvette, nous assistions à la 13e édition de Vo-Vf, le passionnant festival littéraire dédié à la traduction. L’occasion de prendre des nouvelles d’En Chair et En Os, un collectif de traducteur.rices qui entend faire entendre la voix de ces professionnels face aux risques que fait déjà peser l’IA, auprès de Margot Nguyen Béraud (2e en partant de la gauche), que nous avions déjà eu l’occasion d’interviewer l’an passé, et Jean-François Cornu (à droite).
– Pour commencer, pouvez-vous rappeler la vocation d’En Chair et En Os ?
Jean-François Cornu : En Chair et En Os est un collectif créé en 2023 à l’initiative d’un groupe de traducteurs et de traductrices, de différents domaines de traduction : la traduction pour l’édition, la traduction technique, le doublage de film… Par-delà les spécificités de ces domaines, nous avons tous assez vite pris conscience que l’IA était susceptible de bouleverser notre métier et, pour tout dire, de le remettre en cause. Dès lors, il importait de nous mobiliser, de sortir de notre relatif isolement pour agir ensemble.
– Une démarche qui s’est traduite par un manifeste…
Margot Nguyen Béraud : Manifeste que nous avons publié dans le journal Libération et qui est signé à ce jour par environ 20 000 personnes en France et à l’international : des traducteurs et traductrices bien sûr, mais aussi des écrivains et écrivaines, des philosophes, des producteurs, des éditeurs… Ce manifeste, qu’il est encore possible de signer, expose les motifs pour lesquels nous entendons refuser l’emprise de l’IA, alerter sur les dangers qu’elle fait courir à nos métiers et aux œuvres et aux artistes qui les produisent, et en définitive à nos existences à tous.
– Quel chemin avez-vous parcouru depuis l’entretien que vous m’avez accordez ici-même, lors de la précédente édition de Vo-Vf ? À lire les flyers disponibles sur votre stand, vous vous êtes attachés à sensibiliser les différentes acteurs de la chaîne du livre : éditeurs, libraires…
Margot Nguyen Béraud : En effet, depuis l’année dernière, nous avons poursuivi notre plaidoyer à travers un travail de fond en mettant à disposition l’état de l’art, les savoirs sur l’IA, sa genèse, la manière dont elle est financée, soutenue par des États, des politiques publiques… L’enjeu est de mettre en lumière la marge de manœuvre que nous – traducteurs et traductrices mais aussi citoyens et citoyennes – avons encore, puisque tout cela relève au final de choix politiques : voulons-nous que l’IA continue à coloniser autant nos existences ?
Jean-François Cornu : Nous participons de plus en plus àà des manifestations publiques comme celle-ci, en plus des activités que nous pouvons mener par nous-mêmes. En février 2025, en parallèle au Sommet pour l’action sur l’Intelligence Artificielle, lancé à l’initiative du président de la République, se sont tenus des contre-sommets auxquels En Chair et En Os a participé. Nous y avons co-organisé des tables rondes sur les enjeux de l’IA au regard de la traduction, en y associant des scénaristes, des illustrateurs, des graphistes, etc. Depuis, nous nous sommes employés à recueillir des témoignages concrets de traductrices et traducteurs, dans tous les domaines que nous avons évoqués. Une démarche qui a débouché sur la publication par épisodes de textes sur notre site et sur notre blog hébergé sur Médiapart. Une trentaine de ces textes parmi les plus représentatifs ont été réunis de façon à établir un état des lieux de la situation des traductrices et traducteurs confrontés à la post-édition – le travail de vérification du résultat obtenu par de la traduction automatique –, des effets de l’IA sur leurs pratiques, leur niveau de rémunération, leur état mental et physique ou encore au regard du droit d’auteur. Un troisième volet portera sur la manière dont nous pouvons riposter.
– Que dites-vous à ceux qui pourraient voir dans votre démarche l’expression d’une forme de corporatisme ? Est-ce pour déjouer cette objection que vous interpellez les autres acteurs de la chaîne du livre ou d’autres professionnels ayant à voir avec la traduction ?
Margot Nguyen Béraud : Si l’objection du corporatisme peut s’entendre en certaines circonstances, elle ne se justifie pas ici. Notre regard technocritique de l’IA s’est certes aiguisé au nom d’un métier que nous entendons défendre, mais nous ne vivons pas pour autant en vase clos, au contraire. Nous considérons faire partie intégrante de cette chaîne du livre qui compte d’autres acteurs tous aussi concernés par l’IA. Nous avons d’ailleurs, depuis le début, toujours eu à cœur d’élargir cette pensée technocritique à d’autres domaines. En tant que traducteur.rices, nous procédons à de la prospection éditoriale : nous explorons des textes écrits dans des langues étrangères, à dessein de les traduire pour le compte d’éditeurs, dont les livres seront vendus ensuite en librairie. C’est en se plaçant dans cette perspective, celle de la chaîne du livre, que nous pensons que l’IA n’est pas bénéfique, qu’il faudrait en déserter l’usage à toutes les étapes, de la prospection éditoriale à la vente, en passant par l’édition et les nombreux autres maillons de cette chaîne, comme la rédaction de fiches de lecture, pour lesquels les questions juridiques se posent tout autant. Le fait de soumettre l’intégralité d’un texte à un logiciel comme DeepL pose exactement les mêmes problèmes juridiques et éthiques que de faire de la post-édition.
– De là donc votre présence au festival Vo-Vf où vous disposez d’un stand sur lequel vous présentez jusqu’à la littérature récente consacrée à cette IA et mettez à disposition ces « fiches-outils » déclinant les conséquences de l’IA dans les différents métiers du livre…
Jean-François Cornu : Notre participation à ce festival s’inscrit dans la continuité de ce que nous faisons quotidiennement, à travers notamment notre site internet. À rebours de cette attitude corporatiste qu’on pourrait nous prêter, nous avons l’ambition d’être des éclaireurs sur ce qui est en train de se passer avec l’IA. L’accumulation de ressources à laquelle nous procédons déborde d’ailleurs le domaine de la seule traduction. Avant et après celle-ci, bien d’autres choses se passent qui sont tout autant affectées par l’irruption de l’IA. Par ailleurs, la traduction, nous l’entendons au sens large : celle de l’édition, mais aussi du cinéma et de l’audiovisuel où les métiers du sous-titrage et du doublage de voix sont en première ligne. Nous sommes en rapport avec des scénaristes, des monteurs, etc. Notre rôle est d’alerter les professions de ces domaines-à, tout autant exposés, mais dont la prise de conscience est peut-être plus tardive que dans le milieu des traducteur.rices.
– Que dites-vous au sceptique que je suis quant au degré de solidarité dont les acteurs de la chaîne du livre sont capables de faire preuve les uns par rapport aux autres ? Ne risquent-ils pas d’intégrer l’IA à l’aune de leurs propres intérêts, comme ils l’ont fait du numérique ? En tant qu’éditeur, j’observe que les acteurs de cette chaîne ont tendance à jouer chacun leur partition… Mais peut-être que le défi de l’IA serait paradoxalement une opportunité de les aligner sur un objectif commun ?
Margot Nguyen Béraud : Je souscris pleinement à ce que vous venez de dire. L’IA est l’occasion rêvée pour nous ressouder : traducteur.rices, correcteur.rices, éditeur.rices, libraires, etc. On parle toujours, et nous l’avons fait au cours de cet entretien, de « chaîne du livre » en définissant chacune des parties comme un maillon solidaire. La réalité est effectivement autre. Mais face à l’IA, nous sommes tous dans le même bateau. Nous n’avons plus d’autre choix que de coopérer dans une logique interprofessionnelle. À travers En Chair et En Os, c’est aussi à plus de solidarité que nous œuvrons à l’égard des éditeurs, des correcteurs, des librairies, et in fine des lecteurs. Cela passe, on y revient, par un partage de l’information. Sans être spécialement optimiste, je suis pleine d’espérance, au sens ellulien du terme – au sens de Jacques Ellul, ce pionnier de la pensée technocritique que je ne saurais trop inviter à relire. Nous n’en sommes qu’au début. Certes, cela demande de l’énergie, de la puissance d’agir. Justement, notre collectif En Chair et En Os veille à en insuffler toujours, en s’ouvrant à toutes les bonnes volontés.
– À vous entendre, je mesure à quel point ce combat contre certains usages de l’IA permet de faire redécouvrir en creux les vertus d’une intelligence… humaine et collective…
Margot Nguyen Béraud acquiesce dans un sourire.
Jean-François Cornu : Ce que vous dites là entre en résonance avec la réflexion que je me faisais récemment : cette course technologique et pour tout dire techno-fasciste – elle est indissociable du devenir de nos démocraties – a pour effet paradoxalement de nous faire vivre dans un monde de vieux, réactionnaires. Et c’est quelqu’un qui est en fin de carrière qui vous le dit ! Mais pas question de se résigner. Nous sommes là pour créer un autre monde, plus humain, dont même moi ai plus que jamais envie de faire partie !
Propos recueillis par Sylvain Allemand
