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La liberté en voyageant… à pied

Merveilleux, c’est le mot qui nous a trotté dans la tête tout du long de la lecture de Voyager en Europe au temps des Lumières. Les émotions de la liberté, de Gilles Montègre (Tallandier, 2024). Il l’est autant par sa capacité à transmettre la sensation éprouvée par les voyageurs du XVIIIe auxquels il se consacre que par la plume de son auteur.

D’emblée, il faut dissiper un malentendu quand bien même ce dernier prend rapidement soin de le faire : il ne s’agit pas de rendre compte du fameux « Grand Tour » auquel se livraient au même moment les enfants de l’élite anglaise pour parfaire leur éducation, mais bien des voyageurs ayant parcouru tout ou partie de l’Europe, y compris leur propre pays, avec d’autres finalités dont ils avaient peu ou prou conscience comme celle de contribuer au projet des Lumières : améliorer la connaissance en botanique, en géologie et bien d’autres matières. Il ne s’agit donc en rien de « touristes » au sens où on l’entend aujourd’hui (même si ce XVIIIe voit aussi l’émergence de ce type de voyageur et de la littérature dédiée : des guides de voyage sont publiés et deviennent même pour certains des best-sellers régulièrement réédités).

Merveilleux, l’ouvrage l’est précisément par cette manière dont l’auteur fait le récit à hauteur d’hommes (et parfois de femmes, car il y eut aussi des voyageuses) à partir de leurs carnets de voyages et/ou de leurs correspondances (dont on ne peut qu’être qu’impressionnées par l’intensité au point d’avoir bien aimé savoir comment fonctionnaient les postes, durant ce siècle, le temps nécessaire pour qu’une lettre parvienne à son destinataire).

On ne peut alors qu’être impressionné par la relative intensité du phénomène : avant même l’invention du chemin de fer, de nombreux hommes (et quelques femmes) voyagent à travers l’Europe, se croisent. Des personnes de presque toutes les conditions : des nobles, mais aussi des roturiers, des précepteurs, des artisans, des savants, des aventuriers, etc. Sans oublier les valets et autres accompagnateurs, qui ne manquent pas saisir l’opportunité de faire valoir leur expérience auprès d’autres personnes en quête de compagnons de voyage.

Des éphémérides instructives

Parmi eux, un certain François de Paule Latapie (1739-1823) dont l’auteur exploite les éphémérides non publiées à ce jour. Un personnage qui gagne à être connu : officiellement fils du notaire employé par Montesquieu dans sa seigneurerie de La Brède, il fut pris sous l’aile de celui-ci (au point qu’on murmure qu’il en aurait été le fils caché). Une autre chose est certaine : il sera le secrétaire du fils dudit Montesquieu. Et, signe de son éclectisme, on lui doit notamment la traduction de L’Art de former les jardins modernes, ou L’Art des jardins anglais, de l’anglais Thomas Whately.

Ses éphémérides, retrouvées avec d’autres archives inexploitées dans les armoires familiales du château viticole de Retou, proche de Saint-Émilion, sont une mine d’information, et il fallait bien un historien méthodique pour en tirer le meilleur parti ; en pointer des occurrences significatives, déchiffrer avec perspicacité les passages codés… tout aussi riches d’informations sur des aspects moins avouables. C’est que notre homme n’est pas insensible aux charme de femmes croisées sur sa route.

Pour autant, Gilles Montègre ne s’est pas limité à ces seules Éphémérides. Le corpus qu’il a exploité compte pas moins de 254 écrits de voyages (42 manuscrits, 212 imprimés). Passionnante, la lecture qu’il en fait l’est d’autant plus qu’elle révèle aussi les conditions du travail historiographique où le heureux hasard peut avoir aussi sa place, comme ce jour qu’il relate où une documentaliste lui fait parvenir entre autres fichiers la reproduction d’un schéma qu’il croyait à jamais disparu.

En marche vers la liberté

Si au XVIIIe siècle les voyageurs disposent des carrosses ou de diligences, ou encore de chevaux pour se déplacer sur de longues distances, le moyen le plus fréquent est la marche. On en vient à un des précieux apports de ce livre : loin d’être vécue comme une contrainte, cette solution était souvent le fruit d’un choix volontaire. Nombre de voyageurs et pas des moins illustres en ont témoigné : la marche est synonyme de liberté. On marche il est vrai à son rythme. Elle permet en outre de saisir des aspects du paysage qu’on ne percevrait pas sinon. 

A contrario, voyager en carrosse n’a pas que des avantages et pas seulement en raison du piètre état des routes. Dans la microsociété reconstituée en son sein, vous vous retrouvez à devoir reproduire à l’étranger les conventions sociales que vous cherchiez à fuir…. Et puis son allure empêche de percevoir le paysage convenablement, estime-t-on encore. Elle prive de l’émotion procurée par le déplacement au rythme de sa pas.

On comprend mieux le sous-titre de l’ouvrage. De là à considérer que c’est cette expérience de la marche qui a prédisposé à la promotion de la liberté en son sens politique avec les conséquences que l’ont sait, il n’y a qu’un pas – si l’on peut dire – que l’auteur franchit de manière convaincante. On s’étonnera juste de ce qu’il n’évoque pas les intempéries et autres conditions climatiques qui ont dû contraindre des voyageurs à reporter leur départ. Manifestement, ce ne fut pas là un sujet qu’ils ont jugé de consigner dans leur récit de voyageur – l’auteur en tout cas n’en fait pas état.

Quoi qu’il en soit, on n’en fera pas plus le reproche que cela à ce dernier qui réussit à nous embarquer dans la lecture de 500 pages avec l’agréable sensation de voyager dans l’espace et dans le temps.

Sylvain Allemand.

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