Un entretien avec Paul Claval
Son nom est d’abord associé à la géographie – reconnu internationalement (il a notamment été lauréat du prix Vautrin Lud, considéré comme l’équivalent du prix Nobel de géographie), il a contribué au renouvellement de cette discipline à travers notamment la promotion d’une approche culturelle. D’où le légitime étonnement à le voir signer un ouvrage qu’on rangera a priori plutôt dans les rayons « philosophie » d’une bibliothèque. Explication dans cet entretien qui est aussi l’occasion de revenir sur l’illustration de la couverture où ne figurent que des hommes, dont un « intrus »…
– Vous êtes reconnu comme un géographe contemporain majeur, ayant contribué au renouvellement de votre discipline à travers notamment la promotion d’une approche culturelle de la géographie. Or, Les Maîtres de vérité de l’Occident est davantage un ouvrage d’histoire de la philosophie. Que diriez-vous donc au lecteur qui serait surpris de voir votre nom ainsi associé à cette entreprise éditoriale ?
Paul Claval : Je les rassurerais en disant que c’est aussi une surprise pour moi ! Comme tous les élèves de lycée, j’ai été confronté à la philosophie – c’était en 1948-49, en classe de mathélème [mathématiques élémentaires], comme on disait à mon époque. La mode, si c’en était une, était alors d’insister sur l’œuvre de Sartre et la philosophie de l’engagement. Or, bien qu’ayant encore tout à découvrir de la discipline, j’avais le sentiment qu’elle ne se résumait pas à cela, loin de là. J’ai eu le même sentiment lorsque j’ai retrouvé son enseignement en classe de préparation à l’ENS de Saint-Cloud Lettres : l’enseignement débutait alors avec Hegel, ce qui était déjà mieux, mais encore loin de rendre compte de la philosophie dans sa diversité et sa profondeur historique. Il n’y était pas même question de Kant. De là le besoin que j’ai éprouvé, et qui ne m’a pas quitté depuis, de connaître cette discipline dans ses origines classiques. Soit une philosophie dont Sartre et ses contemporains s’étaient certainement nourris au cours de leurs propres études, avant de la passer sous silence quitte à couper la leur de ses racines. J’ai commencé pour ma part à m’y intéresser dans les années 1960, à partir du moment où j’abordais les questions d’épistémologie en géographie, en m’attachant à étudier la manière dont cette discipline était née, avait évolué, à la manière aussi dont elle était utilisée.
Comme beaucoup de mes collègues universitaires, j’avais lu le livre de Pierre Bourdieu, Jean-Claude Chamboredon et Jean-Claude Passeron, devenu un classique depuis : Le Métier de sociologue, préalables épistémologiques, paru en 1968 [ éditions Mouton – Bordas ]. Personnellement, je trouvais leur approche dogmatique. Or, il me semblait que la découverte de la vérité était une affaire trop complexe pour la réduire à une forme de catéchisme. Plus j’avançais dans ma propre réflexion, dans les années 1970, plus je me rendais compte que la frontière entre ce qu’on appelait les sciences sociales et ce qu’on appelait l’idéologie était fragile.
À partir des années 1980, j’ai eu en permanence le souci de me plonger davantage dans la tradition philosophique en m’intéressant à la manière dont elle avait été utilisée pour interpréter le monde social. Une entreprise qui m’aura pris beaucoup de temps, une quarantaine d’années, en marge de mes activités de géographe. Je n’ai véritablement commencé à écrire dans ce domaine qu’à partir de 1995-96. J’étais alors en année sabbatique, la première et la seule qui m’ait été accordée – j’ai dû finalement l’interrompre rapidement, mon épouse étant tombée gravement malade. Je suis revenu à mon projet en 2010 avant de me résoudre une dizaine d’années plus tard, en 2020, à le mener à son terme. Le résultat, c’est l’ouvrage que vous avez édité, fruit à la fois d’une maturation et d’un gros travail d’écriture durant les quatre dernières années.
– Dans quelle mesure cette réflexion avait-elle trouvé à s’exprimer d’une façon ou d’une autre dans vos travaux de géographe, votre approche culturelle de la géographie ?
Paul Claval : Les deux se recoupent. D’autant plus facilement que la géographie, à l’image de toutes les autres sciences de l’homme, s’est véritablement constituée en tant que discipline au XIXe siècle, dans un esprit positiviste. Aux yeux des géographes de cette période, il n’y avait pas d’écart entre l’explication qu’ils donnaient du monde et le monde même, au sens où c’est lui qui dictait aux savants l’explication à donner aux phénomènes qu’ils observaient. Autrement dit, il n’y avait pas d’autonomie de la pensée par rapport au monde réel. Ce qui était pensé en dehors de la réalité était jugé faux ou le fruit de l’imagination. Or ceci ne correspondait pas vraiment avec ce que j’observais dans le développement contemporain de l’activité des géographes. Je voyais des gens travaillant et s’interrogeant à propos d’objets d’étude concrets – le paysage, les formes d’habitat, les conduites humaines, les pratiques et genres de vie, les outils et autres artefacts. En cela, le travail des géographes relevait davantage d’un « métier » que d’une activité purement abstraite. Marc Bloch avait parlé du « métier de l’historien », titre d’un de ses célèbres ouvrages. Un collègue anglais, Walter Freeman, a repris le terme à propos des géographes. C’est une manière de dire que le dévoilement de la vérité ne reposait pas seulement sur quelques principes philosophiques, mais résultait d’une confrontation à la réalité à partir d’une méthode à même de la faire parler. Par conséquent, il me semblait pertinent de confronter la recherche de la vérité par les géographes, telle que je pouvais moi-même la vivre, aux œuvres de philosophes consacrées à la recherche de cette même vérité.
– Cependant, comment expliquer que le géographe que vous êtes en soit venu à s’intéresser à des philosophies ayant à voir avec la métaphysique ? N’est-ce pas, comme on peut le subodorer à la lecture de votre livre, parce que celle-ci porte en elle, de manière plus ou moins explicite, des conceptions de l’espace ?
Paul Claval : C’est un peu plus compliqué que cela ! Si en tant que géographe, je me suis intéressé aux philosophies ayant à voir avec la métaphysique, c’est parce que, quand on renonce au positivisme, on est plus enclin à s’intéresser à ce qui se passe dans la tête des gens, autrement dit, à la manière dont ils appréhendent eux-mêmes la vérité. Etant entendu qu’ils ont plusieurs manières de le faire. Celle qui découle d’un long effort, d’un métier qu’on exerce dans le domaine de la science, en s’appuyant sur des règles de méthode. Celle reposant sur une espèce d’intuition, d’illumination, quelque chose qui vient d’ailleurs. C’est précisément mon attention portée à cette autre manière de faire qui m’a rapproché de la métaphysique, des œuvres de philosophe ayant à voir avec elle. Car, qu’est-ce que la métaphysique si ce n’est une manière d’apprivoiser les autres mondes en les abordant par la raison, rationnellement, à la différence des religions, qui, elles, les appréhendent au prisme de la révélation ou de traditions immémoriales ?
J’ai ainsi considéré que la géographie devait s’intéresser aussi à ces mondes, ces au-delàs, que les gens invoquent. Certes, ce ne sont pas des mondes rationnels, ils sont d’une autre nature tant au regard du temps (ils sont immémoriaux) et de l’espace (ils sont de l’ordre de la transcendance, de quelque chose située « au-dessus » du monde réel, et de l’immanence, en nous) que de par leur mode d’appréhension (on ne peut les saisir directement), de sorte qu’ils justifient des systèmes de croyance. Ces philosophies de la métaphysique n’en jouent pas moins un rôle dans le monde réel, ne serait-ce que parce qu’elles dictent des comportements, individuels et collectifs (les pèlerinages, par exemple), s’incarnent dans des édifices (des églises, des temples…). Si maintenant mon intérêt pour les philosophies de la métaphysique a à voir avec mon approche culturelle de la géographie, c’est que celle-ci prend au sérieux aussi bien la quête de vérité empirique ou rationnelle, que la croyance en un ou des au-delàs, différents du monde réel.
– À vous entendre, je m’aperçois que vous donnez à comprendre des phénomènes de continuité entre le monde de la philosophie et celui des sciences sociales, qu’on tend à distinguer en montrant comment celles-ci, sans se l’avouer toujours, s’attachent à révéler des au-delàs, dans les mondes sociaux contemporains…
Paul Claval : Ce que vous venez de dire se vérifie dans les deux sens : les philosophes font de la métaphysique parce qu’ils s’emploient à répondre à des questions sociales, touchant à la manière de gouverner une société, de se guider dans l’existence, de s’éduquer, etc. Et réciproquement, les personnes qui sont en quête d’une autorité à même de gouverner la société, de les diriger eux-mêmes, s’en remettent à une métaphysique. Dans le monde contemporain moderne, elle peut prendre la forme d’une religion sans dieu, fondée sur la Raison, ou d’une de ces religions qui ne disent pas leur nom : les idéologies.
C’est en particulier le passage d’un monde à religions révélées, traditionnelles et ancestrales, à des religions sans dieu ou idéologiques, qu’il m’a paru intéressant d’analyser, ce passage se situant du XVIIe au XIXe siècle. Il est contemporain de la double mutation de la métaphysique qui fait passer d’une métaphysique de la transcendance – celle de Parménide, Platon et Aristote – à une métaphysique de l’immanence, de l’homme – une métaphysique illustrée par le cogito de Descartes. Il m’a semblé que la naissance de l’idéologie était indissociable de cette mutation de la métaphysique qui, pour le dire plus rapidement, fait passer d’une métaphysique de Dieu à une métaphysique de l’homme et de la société. Désormais, l’homme trouve la vérité en lui et dans ses œuvres, dans ce qu’il fait, entreprend à partir d’une confrontation au réel, en réponse aux grandes questions, empreintes d’inquiétude, de l’existence, si bien résumées dans le célèbre tableau de Gauguin qu’on peut voir au musée des Beaux-Arts de Boston : « D’où venons-nous ? Qui sommes-nous ? Où allons-nous ? » Des questions qui sont au fond celles de toute métaphysique au sens le plus général du terme.
– Nous pourrions clore cet entretien par ces questions. Mais je ne résiste pas à l’envie de vous faire réagir à l’illustration de la couverture de votre livre ; elle a été réalisée par une illustratrice, Chloé Latouche, qui a eu l’idée de proposer un panel représentatif des penseurs et intellectuels que vous citez. Or, force est de constater qu’il n’y figure aucune femme… Une absence qui n’est que le reflet du contenu de l’ouvrage…
Paul Claval : C’est vrai et je le constate comme vous… Comment l’expliquer ? En commençant peut-être par rappeler qu’en matière de philosophie, je suis un autodidacte. Je l’ai apprise à travers la lecture des auteurs classiques enseignés au lycée et les commentaires dont ils ont pu faire l’objet. En dressant un panorama comme je l’ai fait dans ce livre, je ne prétends pas à l’exhaustivité. J’ai fait des choix. Il y a donc forcément des raccourcis et des manques. Cela étant dit, force est de constater que les femmes sont absentes de la philosophie en dehors de celles dont la pensée était religieuse – je pense à Hildegarde de Bingen, à Sainte Thérèse d’Avila ou, parmi les penseuses laïques, du temps des Lumières, à Madame de Chatelet. Il faut attendre le XXe siècle pour que les femmes se voient reconnaître un statut de philosophe – je pense bien sûr à Simone Weil, Simone de Beauvoir ou encore Hannah Arendt. Plusieurs raisons plus objectives peuvent expliquer ce constat. La première tient à l’éducation que les femmes recevaient, une éducation différente de celle donnée aux hommes. Autant celle-ci faisait une large place aux langues anciennes, de façon à leur permettre d’accéder aux auteurs de l’Antiquité dans leur langue, grecque ou latine, autant la leur était dépourvue de cette formation linguistique. Si elles avaient accès au latin, c’est par le truchement de la messe… Elles n’avaient donc pas les bases nécessaires pour accéder à la philosophie. Non seulement, elles en étaient empêchées, mais encore elles en étaient détournées. Et puis, dans la plupart des milieux, elles étaient plus en charge du travail domestique et, donc, disposaient de moins de temps pour se consacrer à une réflexion personnelle, méditer et poursuivre une œuvre philosophique.
– Peut-être avaient-elles aussi moins accès à la production éditoriale et en étaient-elles donc réduites aux possibilités offertes par la correspondance. C’est une hypothèse que je me permets d’avancer spontanément…
Paul Claval : Effectivement, les hommes ont eu probablement plus facilement accès à l’édition, y compris à l’ère de l’imprimerie.
Surtout, les femmes étaient moins représentées dans l’enseignement, encore qu’elles aient commencé à y jouer un rôle important à partir de la Renaissance. Je pense notamment à ces deux femmes admirables, toutes deux religieuses, qui sont à l’origine des premières écoles d’enseignement dans le Québec du XVIIe siècle : Marguerite Bourgeoys (sœur Marguerite du Saint-Sacrement), originaire de Troyes, et Marie Guyart (Marie de l’Incarnation), originaire de Tours. Elles ont introduit l’enseignement au Québec, aussi bien pour les jeunes filles que pour les garçons. Toutes deux étaient issues de la bourgeoisie commerçante, où l’éducation des femmes était conçue pour qu’elles fussent les compléments des hommes dans les activités qui leur étaient indispensables, mais qu’ils n’assumaient pas, car n’exigeant pas d’effort physique : la comptabilité, la correspondance, etc. Elles étaient ainsi formées pour prendre en charge les tâches les plus abstraites, intellectuelles en un certain sens.
Veuve dès l’âge de 16-17 ans, Marie de l’Incarnation tira profit de son instruction pour, avant de partir au Québec, diriger une entreprise qu’on pourrait dire aujourd’hui de logistique – elle proposait des services de transport le long de la vallée de la Loire. C’est elle qui tenait les écrits et pensait le développement des affaires en se projetant déjà à l’échelle du monde. Et c’est dans cette même logique entrepreneuriale qu’elle abordera la nouvelle société du Québec, quand elle y relèvera la nécessité d’enseigner aux descendants des colons comme aux Indiens. Voilà une illustration parmi d’autres qui témoignent que des femmes parvenaient à briser les préjugés, fût-ce dans des milieux encore marginaux, encore peu investis par les hommes. Le fait de placer son engagement sous le signe du Seigneur devait probablement les aider dans leur tâche. De fait, qu’est-ce qu’un père Jésuite pouvait objecter à une Marie de l’Incarnation lui confessant que le Seigneur lui avait parlé la nuit pour lui donner ses instructions ? (Rire).
– Avant de clore cet entretien, j’aimerais que nous revenions à l’illustration de la couverture, où vous figurez aussi… Et ce, à ma demande. J’y ai vu une manière d’ajouter une touche d’humour, quelque chose qui, pour commencer à vous connaître au fil d’un long compagnonnage de route, me semble vous caractériser aussi…
Paul Claval : Quand j’ai découvert votre proposition d’illustration, j’ai eu deux réactions. La première a été de me dire que j’allais être couvert de brocards, qu’on m’accuserait d’un excès d’orgueil. Puis j’ai considéré que si je figurais là, c’était au titre d’intrus. Ce que je suis effectivement dans cette histoire de la pensée philosophique. Je n’ai pas d’autre prétention que d’avoir fait intrusion dans un domaine qui n’est pas le mien. C’est toute la faiblesse de l’intrus, mais c’est aussi son intérêt : au moins n’a-t-il pas les œillères de ceux qui ont suivi une formation classique. C’est donc bien en tant qu’intrus que j’ai considéré que ma contribution pouvait être utile.
Propos recueillis par Sylvain Allemand