Fin août, notre auteure Catherine Véglio prenait pour la première fois la direction du Centre culturel international de Cerisy pour assister au colloque « Hartmut Rosa : accélération, résonance, énergies sociales » dirigé par la philosophe Corine Pelluchon et le sociologue Dietmar Wetzel[1]. Elle nous livre des bribes de ses journées cerisyennes.
« Est-ce que les étoiles peuvent répondre? » [2] Cette question est restée en suspens et tant d’autres avec elle. Nous étions en exploration d’une pensée majeure pour notre époque et nous avions le temps de l’être et de livrer aux autres toutes nos interrogations. D’aucuns ont suggéré que Cerisy était une « oasis de résonance », autrement dit un lieu idoine pour parcourir l’étendue du concept cher au sociologue et philosophe allemand.
Un soir, les étoiles au firmament ont scintillé très fort et dans leur contemplation, on en oubliait presque le hululement familier de la chouette. Elle loge au château depuis des années. Elle rythme l’endormissement comme la grosse cloche l’heure des repas et la petite l’ouverture des conférences. Quelle chance, pensais-je, a cette « dame blanche » de veiller ainsi sur ces lieux, à distance de l’accélération d’un « monde bruyant qui nous assaille » [3].
Au fil des jours, nous habitions tout l’espace, sans frontières entre l’intérieur et l’extérieur, entre soi et les autres. Dans le grand salon transformé en bibliothèque éphémère, des livres et des actes de précédents colloques de Cerisy soigneusement sélectionnés s’ouvraient comme une mise en écho avec la pensée de Rosa.
Prenant soin de conserver l’effervescence collective de la journée, William Faltot, étudiant en philosophie, tentait l’expérience du « cyclo » – pour celui qui en prend l’initiative, il s’agit de proposer aux participants volontaires de prolonger les discussions du colloque sur un sujet. En présence d’un Hartmut Rosa toujours disponible et affable, le petit groupe s’aventurait dans la promesse d’une société qui retrouverait une énergie positive pour mettre le monde en mouvement, cessant de « brûler l’atmosphère et l’âme » [4].
Nous partagions le bonheur rare d’une pensée en marche, qui se fabrique et vit. Dans la bibliothèque couverte de boiseries et dédiée aux conférences, Hartmut Rosa nous livrait son prochain chantier, déplorant l’inexistence d’un concept d’énergie sociale dans les sciences sociales modernes; « c’est ce qui nous manque ». Il nous confiait rêver d’une « énergie sociale circulante, active et passive dans le même temps ».
Par moment, nous ne saisissions que des bribes; je n’ai pas eu le temps de noter, par exemple, une citation du philosophe Theodor W. Adorno, sur les étoiles justement. Suivre un colloque de Cerisy, c’est aussi cela : avoir envie de poursuivre, de lire les ouvrages cités. Il me faut donc désormais me procurer le livre « Minima Moralia » dans lequel je pourrai retrouver l’aphorisme d’Adorno, qui a tant écrit sur les dissonances de la vie moderne.
Un soir, le grenier éclairé nous attendait, espace réinventé par la voix et la musique. En accord parfait, la comédienne Sophie Bourel et la violoncelliste Silvia Lenzi[5] nous donnaient à entendre la force poétique de l’écriture de Rosa. Je me souviens qu’un pêcheur nous faisait signe, à un moment. Trouverions-nous les ressources pour changer le cours de l’histoire de notre modernité tardive, pour « lutter contre la logique de liquidation de notre civilisation » [6] ? Entre les pages, elles chantaient. “Fear of the dark” d’Iron Maiden, évidemment[7].
Il y aura bien une personne habituée des lieux pour noter je n’ai pas (encore) parlé d’un autre espace intermédiaire, là où se jouent également des possibles… résonances? Le soir, « une petite voix intérieure »[8] poussait à descendre quelques marches, pour être exactement au bon endroit, dans les caves. Il y régnait une joyeuse énergie. Celles et ceux qui se pressaient autour des tables de ping-pong et du baby-foot avaient trouvé l’atmosphère pour jouer ensemble.
Aurais-je vécu pleinement un séjour cerisyen sans déambuler dans ce paysage de verdure profonde, magnifié par la brume matinale accrochée entre les grands arbres ? Le temps de Cerisy est à la fois intensité – des idées, des échanges, des rencontres – et lenteur – ici le quotidien décélère. Libre à nous de partir par les chemins prendre l’air, le soleil, le vent et la pluie.
Une fin d’après-midi, nous étions deux à marcher ensemble. Cyprien Basso, jeune étudiant, évoquait la pertinence du concept de résonance dans ses recherches en anthropologie de la santé. La rentrée approchait, nous nous inquiétions des pathologies de notre démocratie. Pourrait-elle devenir résonante et « ouvrir des éléments d’espérance »[9] ?
Catherine Véglio, auteure de Des vies sans refuge.
En illustration : Hartmut Rosa @Catherine Véglio.
Notes
[1] Pour en savoir plus sur le programme du colloque, cliquer ici.
[2] Selon les termes de Frédéric Vandenberghe, professeur de sociologie à l’université fédérale de Rio de Janeiro, lors de son intervention.
[3] Selon les termes de Maximilien Priebe, doctorant à la chaire de sociologie générale et théorique de l’université d’Iéna, sous la direction de Hartmut Rosa, lors de son intervention.
[4] Selon les termes de Hartmut Rosa, lors de son intervention.
[5] Compagnie La Minutieuse.
[6] Selon les termes de Corine Pelluchon, lors de son introduction du colloque.
[7] Hartmut Rosa est l’auteur de No fear of the dark – Une sociologie du Heavy Metal (La Découverte, 2024). Il est aussi, entre autres ouvrages, l’auteur d’Accélération : une critique sociale du temps (2010), de Résonance. Une sociologie de la relation au monde (2018) et de Rendre le monde indisponible (2020), publiés aux éditions La Découverte.
[8] Selon les termes de Dietmar Wetzel, lors de son intervention.
[9] Selon les termes de Corine Pelluchon, lors de son intervention.