Nous avons rencontré

Une institution dijonnaise : la librairie Grangier

Rencontre avec Camille Bendahmane

Le 27 mars dernier, nous assistions à l’intervention du géographe Alain Musset, auteur de Chères Babylones, à Remue-Méninges, un rendez-vous du Pavillon des Sciences. L’occasion de faire connaissance avec Camille Bendahmane, de la librairie Grangier, partenaire de l’événement.

– Pouvez-vous, pour commencer, présenter la librairie Grangier ?

Camille : La librairie Grangier est la plus grande librairie généraliste de Bourgogne. Située en plein centre-ville, elle se répartit sur pas moins de cinq étages totalisant un millier de mètres carrés. Nous couvrons de nombreux domaines, de la littérature aux bandes dessinées en passant par les ouvrages universitaires – un rayon que de plus en plus de librairies ont tendance à abandonner. L’ambition de notre librairie est de rester indépendante, en proposant une offre la plus complète possible et en assumant un vrai métier de libraire, avec ses coups de cœur, de sorte que le moindre lecteur ne trouve plus utile de se tourner vers une grande enseigne de distribution ou le commerce en ligne… Au-delà de cela, il s’agit aussi pour nous de contribuer, au quotidien, à faire vivre le centre-ville et son commerce de proximité, en drainant une clientèle nombreuse et variée.

Précisons encore que la librairie a plus de vingt ans d’existence : elle a été créée en 2003. Avant Grangier, le centre-ville de Dijon a connu une grande librairie, une institution, qui a malheureusement fermé ses portes – la première enseigne avait été rachetée par Chapitre qui a fermé à son tour, mais il s’agissait du même commerce. Cela a laissé un vide dont les gens parlent encore ! Aujourd’hui, la ville compte d’autres libraires, mais ce sont de petites surfaces, spécialisées de surcroît. En disant cela, je ne minore pas leur importance. Au contraire. C’est avec elles aussi qu’on maintiendra le commerce du livre en centre-ville.

– La librairie Grangier est devenue à son tour une institution. Est-ce au prix d’une lutte au quotidien ? Ou récoltez-vous les fruits de vos ambitions en fidélisant une clientèle ?

Camille : Oui, nos efforts ont été récompensés, nous comptons des clients fidèles. Le secteur de la librairie n’en reste pas moins fragile, susceptible de rencontrer des soucis du jour au lendemain. Plusieurs fermetures ont été encore enregistrées cette année du côté des librairies spécialisées. Si notre caractère généraliste atténue les risques en cas de retournement d’un domaine en particulier, on ne peut prendre les choses pour acquises. Il nous faut remettre chaque jour le métier sur l’ouvrage. Notre librairie, nous espérons bien qu’elle sera encore là dans plusieurs années, mais sans prétendre en avoir la moindre certitude !

– Précisons que nous faisons l’entretien au bar Un Singe en hiver, où va débuter la rencontre avec Alain Musset, dans le cadre de Remue-Méninges, un rendez-vous du Pavillon des Sciences dont vous êtes partenaire. Une illustration au passage de votre engagement au-delà des murs de la librairie…

Camille : Oui, nous essayons de faire régulièrement du hors-les-murs. Ce dont j’ai particulièrement la charge au sein de l’équipe. Je participe ainsi à un événement au moins une fois par mois, qui peut aller d’une séance de dédicace à l’issue d’une conférence, jusqu’à la participation à un salon professionnel – souvent dans le milieu médical – en passant par le salon des séniors… Cela correspond à une autre de nos volontés : aller à la rencontre du public qui n’aurait pas forcément le temps de venir en librairie. Nous organisons par ailleurs notre propre salon jeunesse, Crocmillivre, chaque année, en novembre. Là encore, il s’agit d’aller à la rencontre du public en faisant venir des auteurs et illustrateurs jusque dans les écoles. L’enjeu est de mobiliser l’ensemble des acteurs de la chaîne du livre, régionale et nationale. Même si nous sommes désormais rodés – nous en serons cette année à la 17e édition -, cela demande toujours beaucoup de travail. Mais heureusement, c’est aussi une source de plaisir !

– Au vu de cet engagement de tous les instants, sans compter tous les autres aspects plus méconnus du métier de libraire – réception des livres, leur déballage, leur placement puis les retours aux éditeurs… -, je ne résiste pas à l’envie de poser la question : avez-vous encore le temps de lire ? À l’évidence oui si j’en juge par la manière dont vous m’avez vanté en aparté les mérites d’un des derniers ouvrages d’Alain Damasio, Les furtifs.

Camille : Oui, absolument ! C’est une partie importante du métier, même si cela ne se passe pas sur notre lieu et notre temps de travail. On ne peut pas prétendre vendre des livres sans en connaître le contenu. Autant faire autre chose ! C’est important non seulement d’avoir le temps de lire, mais encore de trouver du plaisir à le faire, et de donner un avis aussi honnête que possible aux clients. Si ceux-ci viennent en librairie, c’est précisément pour avoir ce que nous pensons de tel ou tel livre ! Pouvoir les conseiller en fonction de leurs goûts, qu’on finit parfois par connaître, fait partie du plaisir du métier. Au fil du temps une relation de confiance s’instaure. Si on pense qu’un livre peut leur plaire, ils consentiront à le commander et à attendre en conséquence. C’est dire s’il faut être à leur écoute.

– Il y a en somme quelque chose du médecin de famille chez le libraire au sens où les clients sont disposés à acheter le/les livre(s) que vous êtes susceptible de leur prescrire…

Camille : Je n’avais pas pensé à ce parallèle, mais maintenant que vous le dites, je dirai qu’il y a effectivement un peu de cela. Le libraire a de fait un rôle de prescripteur.

– Mais suffit-il d’aimer lire et partager ses plaisirs de lecture pour devenir libraire ? D’ailleurs, vous-même comment l’êtes-vous devenue ?

Camille : Aimer lire est une condition nécessaire, mais pas suffisante. Le métier de libraire recouvre plusieurs autres aspects. Il faut savoir jongler avec l’économie d’un rayon, négocier avec les représentants des éditeurs ou des distributeurs/diffuseurs. Il faut aussi avoir des compétences de gestionnaire, de logisticien. Comme évoqué, le travail implique beaucoup de manutention entre les livres que nous recevons et ceux que nous renvoyons. Et puis, il faut faire preuve de curiosité intellectuelle, une capacité d’adaptation,  car on n’est pas forcément recruté sur le rayon qui a notre préférence.

– Au passage, on mesure la pluralité des interlocuteurs auxquels vous avez affaire entre les lecteurs, les auteurs, les représentants, les distributeurs, les diffuseurs, les éditeurs, les partenaires des événements hors-les-murs…

Camille : Oui, une pluralité d’interlocuteurs qui entraînent beaucoup d’interactions professionnelles. Mais c’est aussi cela qui est enrichissant dans le métier de libraire. Il s’agit aussi pour lui de comprendre les enjeux du livre de tous les points de vue possibles, de l’auteur à l’éditeur, sans oublier l’imprimeur, etc.

– Avez-vous suivi une formation de libraire ?

Camille : Non, je n’ai pas fait le master des Métiers du livre – la voie classique pour un libraire – mais un master d’Histoire médiévale. Passionnée de lecture et de culture, j’ai eu la chance d’entrer dans ce beau métier en empruntant un chemin de traverse, de surcroît dans une librairie indépendante, à taille humaine. Je trouve réjouissant qu’il soit encore possible d’exercer un métier aussi passionnant sans avoir à emprunter un seul et même cursus. C’est d’ailleurs peut-être ce qui fait la force des libraires indépendantes : on y donne volontiers sa chance à des personnes qui n’ont pas forcément le diplôme a priori requis. La diversité des profils en fait toute la richesse.

– Cela étant dit, un master d’Histoire médiévale ne paraît pas si décalé quand on sait la place et le rôle du livre au cours du Moyen Âge….

Camille : En effet ! D’ailleurs cette histoire médiévale s’appuie sur un important travail d’archives. Donc, oui, ce n’est pas incohérent !

– Un mot sur la soirée qui va débuter et le lieu où nous sommes…

Camille : Remue-Méninges est un rendez-vous fort sympathique, proposé une fois par mois par Le Pavillon des Sciences [le Centre de Culture Scientifique, Technique et Industrielle de Bourgogne-Franche-Comté], animé par Mathieu [Majérus] et Léa [Develioglu]. Il consiste à faire intervenir un chercheur sous une forme originale comme ce soir où le géographe Alain Musset, spécialiste de géographie urbaine ; il est invité à commenter la représentation de la ville futuriste Night City, aussi surnommée « La Cité des Rêves » : une ville fictive et dystopique, avec ses corporations, sa corruption et ses gangs, du jeu vidéo Cyberpunk 2077.

Remue-Méninges connaît un franc succès : le public est de plus en plus nombreux à y assister. Je peux en témoigner pour y participer régulièrement. Les thèmes abordés sont très divers. De même que le lieu : le rendez-vous se déplace d’un endroit à l’autre de la ville. Ce soir, c’était donc au bar Un singe en hiver qui offre le double intérêt d’avoir une vocation culturelle et de disposer d’une salle à l’étage, qui peut accueillir jusqu’à quatre-vingt personnes. On peut s’entendre, écouter, sans risque d’être gêné par le bruit.

Propos recueillis par Sylvain Allemand

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