Nous avons rencontré

Pour un urbanisme du care (partie 2)

Entretien avec Yoann Sportouch

Pour accéder à la partie 1 de l’entretien, cliquer ici.

– À vous lire, on mesure que l’attention que vous portez aux autres ne porte pas que sur leurs vulnérabilités, mais aussi sur les connaissances, les savoirs – on pourrait dire les expertises – qu’ils ont de leur quartier, de leur ville, et qu’à ce titre, ils méritent d’être écoutés, considérés par l’urbaniste et les autres acteurs de la fabrique urbaine.  Seulement, le plus souvent, on se borne à les « concerter »…

Yoann Sportouch : Avant d’en venir à cet aspect, je tiens à mettre en avant un autre sujet de préoccupation : la propension, dans nos sociétés à valoriser la figure de l’entrepreneur, un homme de préférence, censé réussir seul ; à l’inverse, on ne valorise pas, et même on invisibilise tous ceux et celles qui s’occupent des autres : des enfants, des seniors, des chômeurs, etc., et qui ce faisant participent au maintien du lien social et, je dirai même plus, font en sorte que notre société reste vivante. Une réalité dont j’ai pu faire le constat dans l’urbanisme. On en revient ainsi à ce que vous disiez à l’instant : les acteurs locaux ne sont souvent pas assez considérés dans le processus de fabrication de la ville. Nombre d’élus eux-mêmes s’en méfient quand ils n’en ont pas tout simplement peur. Certes, les maîtres d’ouvrage sont tenus de prendre en considération les habitants. Ce qu’ils font, mais sans se soucier vraiment des autres acteurs du territoire. Pourtant, on investira d’autant plus volontiers dans un quartier qu’il est dynamique et assurera en conséquence, potentiellement, un retour rapide sur investissement. Or qui rend ce retour possible si ce ne sont les acteurs locaux eux-mêmes ? C’est pourquoi je considère que l’on commet une erreur, pour ne pas dire une faute morale, en ne prenant pas le temps de leur parler, de les écouter, de s’intéresser à la manière dont ils envisagent leur quartier, leur territoire et la manière dont on peut l’améliorer. Pour un maître ouvrage, c’est même une erreur stratégique !

– À mettre ainsi l’accent sur les acteurs locaux, n’escamotez-vous pas d’autres acteurs de la ville, jusqu’à et y compris les vivants non humains, auxquels on ne prend pas toujours soin ou encore les actants au sens où les envisage Michel Lussault dans la perspective de son géocare ?

Yoann Sportouch : C’est vrai. Mais la prise en compte des acteurs locaux n’en reste pas moins fondamentale, tant ces acteurs sont le plus souvent l’angle mort des processus de concertation et, par conséquent, les grands oubliés des projets urbains. Le fait que je leur porte autant d’attention n’est pas non plus le fruit du hasard…

– On devine qu’il découle de vos engagements passés…

Yoann Sportouch : En effet. Cela étant dit, je ne suis pas le seul à déplorer que les acteurs locaux soient les grands oubliés des dispositifs de concertation. D’autres urbanistes font le même constat. En l’état actuel des choses, ces dispositifs se bornent le plus souvent à recueillir l’avis des habitants et des usagers. Pourtant les acteurs locaux sont eux-mêmes des habitants du quartier concerné et je dirai même des « habitants plus, plus ». Ils ont d’autant plus intérêt à s’en soucier que l’ambiance qui y règne conditionne la réussite de leur « business » ou plus globalement de leur activité ; en sens inverse, leur présence contribue à créer une ambiance positive, rassurante.

– À ce stade de l’entretien, je note que vous ne convoquez pas la notion de « citoyen » ni celle de « citoyenneté », pas plus d’ailleurs que dans votre livre. À quoi cela tient-il ? N’est-ce pas lié au fait que ces notions reviennent à appréhender les habitants indépendamment de leurs intérêts particuliers et, surtout, au titre auquel ils contribuent à la vie d’un quartier ? Si cela est le cas, cela n’en resterait-il pas surprenant au regard de vos engagements associatifs et militants, et de votre cursus de philosophe ?

Yoann Sportouch : Effectivement, j’use peu de ces notions, mais c’est surtout parce qu’elles ne font plus aussi sens. Et cette considération manifestée à l’égard des habitants, c’est ce qui permettra justement, à mon sens, de redonner du crédit à la notion de citoyenneté. Comme des élus s’accordent à le reconnaître, les conseils de quartier ne fonctionnent plus vraiment. Autant donc y mettre fin une fois pour toute. Ce n’est pas avec leur formalisme qu’on réintroduira de la citoyenneté, qu’on redonnera vie à un quartier. C’est davantage en associant les gens au projet urbain en tant que ce qu’ils/elles sont : mères et pères de famille, responsables associatifs, commerçants, artisans, entrepreneurs, etc. Un parent qui conduit chaque jour son enfant à l’école a une idée claire de ce qu’il faudrait éventuellement améliorer au plan des transports, du stationnement, etc..

– Une expertise en soi – on y revient…

Yoann Sportouch : Oui, et une expertise supérieure à celle de l’urbaniste qui ne connaît pas le quartier avant de s’y impliquer dans le cadre d’un projet urbain, sauf à y habiter. De même, un vendeur de vélos saura dire des choses pertinentes sur les mobilités douces ; un médecin, sur les problématiques de santé publique liées à la ville… C’est en prenant ainsi en considération ces formes d’expertise qu’on renoue avec la citoyenneté, car celle-ci, moins formelle, découlera d’une reconnaissance, d’une revalorisation des gens et de leurs savoirs. Pour le dire autrement, des personnes jusqu’ici invisibilisées se verraient reconnaître comme des contributeurs directs à la vie du quartier voire de la ville.

Ce lien entre expertise d’usage et citoyenneté active doit  nous pousser à revoir profondément la manière dont nous concevons la concertation et, plus globalement, le rôle même de l’aménagement urbain, au sein de notre démocratie. L’aménagement urbain ne doit plus seulement être une finalité, c’est un moyen, une opportunité, un processus à exploiter, pour refaire société. Et cela se traduit notamment par le fait de revaloriser les habitants qui se sentent déclassés ou relégués en les reconnectant à la démocratie durant ces temps de « concertation » insuffisamment investis selon moi. Cela passe encore par le fait de lutter contre l’isolement social par toutes les démarches d’ « aller-vers » les citoyens : porte-à-porte, pieds d’immeubles,… Ou encore de recréer des moments de vivre-ensemble par des démarches d’urbanisme transitoire ou bien des ateliers collectifs, mais là encore, il faut aller chercher les habitants qui se tiennent à l’écart de ces processus. Cela passe aussi par la mise en place de plus de permanences architecturales, pour former des personnes éloignées de l’emploi ou en reconversion dans le cadre de projets urbains, ou pour recréer des modèles de solidarité bien réels avec les habitants, pour lutter contre l’isolement et l’individualisme croissant​. Enfin, on parle très souvent de la nécessité urgente de lutter contre le vote RN et plus largement les extrêmes. Mais que fait-on réellement pour cela dans la fabrique urbaine ? Ce n’est pas en contournant les habitants qu’on y arrivera, quand bien même concevons-nous des projets superbement durables. L’ensemble du processus de fabrication de la ville est un moyen de redonner confiance aux citoyens, entre eux d’abord, et envers la démocratie. Et pour cela, il s’agit de partir de leurs besoins, et de construire avec ces derniers. Parce que ce temps, si on l’investit vraiment, est une chance en plus pour refaire société. Il est donc nécessaire de passer d’un urbanisme de l’offre à un urbanisme des besoins.

– En cela, vous vous faites l’écho de nombre s’observateurs et penseurs…

Yoann Sportouch : En effet, beaucoup – je pense à Pierre Rosanvallon, à Jérôme Fourquet,… – l’affirment : une frange croissante de la population éprouve une sensation de déclassement. Pis, elle a le sentiment d’être l’objet de mépris. Personnellement, j’ai été choqué par la manière dont on a traité les Gillets Jaunes. Moi-même suis « originaire » du périurbain lointain. Je peux témoigner du fait que nombre de leurs revendications étaient fondées et méritaient d’être traitées avec plus de considération. Car si on veut (re)faire société, il faut en finir avec ce dédain, s’intéresser vraiment à autrui, sortir de cette logique de « chosification » dont parle si bien Cynthia Fleury dans Ci-Gît l’Amer[1], et qui provoque chez ceux qui en sont victimes, le sentiment de ne pas ou plus compter dans la société, d’être invisibles, bref de n’être qu’une chose dont les autres font ce qu’ils veulent. Cynthia Fleury dit avoir observé ce phénomène chez des personnes en fin de vie et qui se sentent d’autant plus mal qu’elles estiment ne plus être utiles à la société. Toute proportion gardée, c’est, je crois, le même phénomène qu’on observe chez les populations reléguées dans le périurbain lointain ou même dans les banlieues proches. L’antidote à cela réside notamment dans cette manière de (re)considérer les gens pour ce qu’ils sont : des hommes et des femmes ayant à dire des choses sur leur quartier, la ville, le périurbain…

On mesure l’intérêt de la démarche, mais aussi le travail de dentelle que cela suppose au sens où, à chaque contexte, ses acteurs locaux avec leurs singularités… Que diriez-vous à ceux qui objecteraient le fait que l’urbanisme du care est bien intentionné, mais qu’il condamne les urbanistes à intervenir à des échelles locales ? Comment tenir d’une main cette nécessité d’être au plus près des acteurs locaux et, de l’autre, celle de disposer d’une méthode transposable d’un contexte à l’autre ? Sauf à admettre que c’est un autre métier qu’il faut inventer…

Yoann Sportouch : L’urbanisme du care que je prône repose évidemment  sur des méthodes, mais des méthodes qui sont tout sauf figées. En réalité, l’urbanisme du care est une approche, une façon d’entrevoir l’urbanisme d’une autre manière. Cette approche repose sur des principes simples : l’attention à autrui, aux situations de vulnérabilité, qui, nous l’avons dit, ne concernent pas seulement les personnes diminuées par des problèmes de santé ou le vieillissement, mais tout un chacun à des degrés divers. Ce faisant, l’urbanisme du care peut éclairer les décisions et ce, à différentes échelles : locale, bien sûr, mais pas seulement ; l’urbanisme du care s’applique aussi aux grands projets et, donc, à des échelles régionale, métropolitaine,… Dans mon livre, je reviens d’ailleurs sur plusieurs projets urbains dont celui porté par Nantes Métropole Aménagement dans le secteur de Pirmil-les-Isles, situé à cheval sur trois communes : Nantes, Rezé et Bouguenais. Si la collectivité avait procédé d’une manière classique, elle aurait sélectionné une équipe de maîtrise d’œuvre urbaine, fait dessiner un plan de ville et sortir les lots les uns après les autres. Finalement, son ambition de construire un quartier zéro carbone, avec des matériaux bio- et géosourcés (à base de paille, de chanvre, de bois,…), l’a amenée à adopter une tout autre démarche consistant à privilégier le process sur le résultat. Concrètement, elle a entrepris de renforcer les filières locales d’approvisionnement en matériaux, lesquelles, jusqu’ici, n’étaient pas assez structurées pour répondre à des commandes successives destinées à la construction d’un quartier d’une aussi grande envergure. Pour cela, elle a réuni tous les acteurs concernés autour de la table : concepteurs, promoteurs immobiliers, fournisseurs de matériaux, entreprises de BTP,… Une démarche frappée au coin du bons sens, mais encore peu courante, alors qu’elle peut conduire à se projeter à une plus grande échelle.

Il y a quelques années, le ministère du Logement avait engagé une réflexion du même ordre dans le cadre de la politique de la ville en reprenant à son compte le système du carroyage[2]. Pour mémoire, il consiste à identifier les zones de vulnérabilités et à les représenter sur une carte de France sous forme de carrés de même surface et localisés. Où on voit au passage que c’est en partant du local qu’on peut faire remonter des problématiques à une échelle supérieure, y compris nationale.

– Un mot encore sur ces acteurs locaux auxquels vous prêtez une attention particulière, pour préciser que, en ce qui vous concerne, vous y incluez jusqu’à et y compris les entreprises, et pas seulement celles de l’Économie Sociale et Solidaire. Même les établissements de grands groupes installés sur un territoire ont, quoique souvent hors-sol, peu impliqués sur le territoire (leur direction change à intervalle régulier comme s’il importait qu’elle ne s’attache pas trop au territoire…), droit de cité, dans la perspective de l’urbanisme du care…

Yoann Sportouch : La priorité qu’il faut garder à l’esprit est de trouver des solutions aux problématiques de chaque territoire. Dès lors, tous les acteurs qui y sont présents d’une façon ou d’une autre, sont à prendre en considération. Les solutions, il faut aller les chercher partout aussi bien auprès d’artisans, de commerçants, d’associations, que d’entreprises fussent-elles du CAC 40. Au-delà de cela, il importe que tout le monde se parle, sans préjugés. Voici une anecdote pour illustrer ce propos : en réponse à une consultation, j’avais fait le tour des acteurs du quartier pour faire un diagnostic d’usage à travers des entretiens qualitatifs. Apprenant cela, une personne m’appelle : c’est un élu du territoire, partie prenante à ce titre de la maîtrise d’ouvrage publique. Il me demande de cesser sur le champ. Il était inquiet à l’idée que les gens se mettent à parler entre eux du projet, en dehors de toute discussion formelle. On marche décidément sur la tête…

– Une anecdote significative que vous narrez dans votre livre, mais qui ne vous a pas porté préjudice…

Yoann Sportouch : Non, en effet, puisque nous avons emporté la consultation ! Certes, l’urbanisme du care, n’est pas la voie la plus simple. Finalement, ce serait plus facile de dire d’emblée qu’on fera comme ci ou comme cela, en s’inspirant de ce qui a été éprouvé ailleurs… Pourquoi aller s’embêter à demander leur avis aux acteurs locaux ? Sauf qu’en réalité, cette manière de faire ne va plus de soi : elle se heurte à des recours plus fréquents. Et puis les gens s’intéressent de plus en plus à leur cadre de vie, considèrent non seulement qu’ils ont leur mot à dire, mais qu’ils ont des idées intéressantes à proposer. Ce qui est souvent est effectivement le cas !

Dans ce nouveau contexte, l’urbanisme du care est donc une voie prometteuse, a fortiori au regard de son impact social et écologique…

– Est-il cependant soluble dans un modèle économique viable ? Est-il à même de faire vivre une agence comme la vôtre ?

Yoann Sportouch : Oui et ce, pour une bonne et simple raison : lorsqu’on travaille avec les acteurs locaux, quand en plus on fait de la prévention, les résultats sont non seulement positifs, mais encore s’observent dans la durée. Patrick Haddad, le maire de Sarcelles le dit bien en constatant que sa ville a moins pâti des dernières émeutes urbaines. De manière générale, les gens s’en prennent moins aux équipements, au mobilier urbain d’une ville où ils se sentent bien parce que reconnus comme des acteurs à part entière.

– Ce qui devrait inciter à concevoir de nouveaux indicateurs pour apprécier l’urbanisme du care et ses « externalités positives » pour reprendre une expression que vous utilisez…

Yoann Sportouch : Oui. Précisons que la démarche de diagnostic que je pratique, avec mon équipe, que de nombreux acteurs pratiques régulièrement, ne consiste pas seulement à consulter les acteurs locaux, mais à faire ce que nous appelons de la programmation participative puis de la « co-innovation locale ».

Imaginez un quartier dans lequel doivent être développés 20 000 mètres carrés d’activité. Nous allons commencer par objectiver les besoins avec les acteurs locaux et les habitants pour ensuite tenter d’y répondre à travers une programmation susceptible de créer des synergies. Ensuite, plutôt que de faire profiter de ces mètres carrés à des franchises ou à des structures extérieures, nous identifions des porteurs de projet, résidant dans le quartier ou ses environs, en quête de locaux et, donc, susceptibles d’être intéressés par ces mètres carrés, ces porteurs de projet pouvant être en situation de chômage. C’est pourquoi il nous faut faire du Pôle emploi, ou bien des missions locales, ou encore des Chambres de Commerce et d’Industrie (CCI), des interlocuteurs de choix, l’idée étant que le projet urbain soit aussi une opportunité de réduire le taux de chômage du quartier. Une fois des porteurs de projet identifiés, il faut encore s’assurer de la viabilité de leur projet, car c’est elle qui déterminera leur capacité à payer un loyer dans la durée. Un promoteur l’a bien compris qui a eu l’intelligence de miser sur des porteurs de projet en les accompagnant durant deux-trois ans à travers des formations qu’il prenait en charge pour qu’ils soient à même de viabiliser leur activité et rester aussi durablement que possible dans les locaux qu’il avait construits.

Nous pourrions aller encore plus loin : de nombreux locaux neufs restent vides durant des mois voire des années après leur construction et ce, à la charge du promoteur. Pourquoi ne pas travailler ensemble en lui faisant profiter de notre connaissance fine du quartier ? Le gain est double : non seulement, cela contribue à réduire le chômage dans le quartier, mais encore on évite au promoteur de payer des frais de prospection commerciale.

– Mais en quoi cet urbanisme du care est-il encore de l’urbanisme ? Qu’est-ce qui vous incline à continuer à vous définir comme urbaniste ?

Yoann Sportouch : C’est une bonne question ! Aujourd’hui, l’urbanisme recouvre une diversité de métiers, à l’image d’ailleurs de ce qu’on appelle la maîtrise d’usage (MU). Pour ce qui me concerne, j’avoue avoir de plus en plus de mal à me présenter comme urbaniste. Je ne rejetterai pas pour autant l’appellation. Ce qui importe est de sortir d’un urbanisme trop fonctionnel au profit d’un urbanisme qui se réinvente à l’aune d’une attention aux autres et à l’environnement, en s’appuyant sur d’autres expertises, d’autres savoir-faire. C’est pour cela que je plaide dès aujourd’hui pour que, demain, les formations proposées en urbanisme réunissent à la fois des urbanistes, des architectes, des paysagistes, mais aussi des sociologues, des anthropologues, etc., dans une approche pluridisciplinaire à la mesure de la complexité même de la ville.

– Est-ce cette conviction qui vous a fait réagir rapidement à la parution de l’ouvrage de Michel Lussault, Cohabitons !, lequel auteur n’est pas urbaniste, mais géographe ? Vous connaissiez-vous d’ailleurs avant ?

Yoann Sportouch : Non, je ne le connaissais pas si ce n’est de nom. Mais qu’il soit géographe, peu importe serais-je tenté de dire. Je crois surtout qu’il y a urgence à renouveler l’urbanisme et que, dans cette perspective, toutes les bonnes volontés sont les bienvenues. Étant issu du monde associatif, il n’y a rien de plus naturel pour moi que de penser en allant voir de l’autre côté de la barrière. J’ai été aussi à bonne école avec des personnes qui ont fi des frontières disciplinaires ou professionnelles. Je pense évidemment à Roland Castro, qui n’a pas hésité à créer le « mouvement de l’utopie concrète, avec un philosophe, un avocat par ailleurs chef d’entreprise.

– Comment s’est passé votre débat avec Michel Lussault ? Débat que vous avez initié, ce que je trouve remarquable : il n’est pas courant qu’un auteur qui sort un livre en invite un autre pour débattre aussi du sien !

Yoann Sportouch : Lui comme moi, nous considérons que, dans un contexte marqué par l’insoutenabilité de notre modèle économique, de nos modes de production et de consommation, c’est par un urbanisme renouvelé que l’on peut espérer refaire société. Comme je l’ai dit, l’urbanisme a été depuis trop longtemps fonctionnel, pas assez attentif à ses effets sur les populations, aux besoins de celles-ci et aux connaissances qu’elles produisent sur leur propre cadre de vie, les moyens de l’améliorer.

– Comment avez-vous accueilli sa proposition de « géocare », qui intègre la nécessité de mieux cohabiter avec, non seulement les vivants non humains, mais aussi les non vivants, ce qu’il appelle les « actants », soit les matériaux, les infrastructures, les équipements, les systèmes techniques, le bâti qui composent notre environnement ? L’occasion de revenir à la question que je posais tout à l’heure…

Yoann Sportouch : Je suis très intéressé par cette notion et l’élargissement de la réflexion qu’elle propose à la matérialité de nos cadre de vie. Elle permet en cela de renouveler la conception même de l’injustice sociale : aujourd’hui, les personnes qui en pâtissent le plus sont celles rendues vulnérables par la dégradation de leur habitat. Cela étant dit, c’est vrai que pour ma part, je porte plus attention aux acteurs locaux qu’aux actants ou même aux vivants non humains. Et, encore une fois, cela tient sans doute à mon cursus en philosophie et à mon engagement associatif qui m’ont incliné à porter d’abord mon attention sur ces acteurs sociaux, mais aussi sur tous ces « aidants », celles et ceux, le plus souvent invisibles, qui nous permettent de faire société. Pour autant, nos visions ne s’opposent pas ; elles s’articulent parfaitement dans une même volonté de transposer la théorie du care dans nos champs de recherche et d’action respectifs, la géographie dans son cas, l’urbanisme dans le mien.

– Qu’en est-il de la réception de votre livre auprès de vos « pairs », les urbanistes ?

Yoann Sportouch : Parmi les urbanistes maîtres d’ouvrage, les réactions ont été le plus souvent sur le mode : « Très bien, l’urbanisme du care ! Mais maintenant, comment on fait ? » Heureusement, des urbanistes et des élus s’emploient à le mettre en pratique. Dans un podcast récent, intitulé « Adapter Paris, pour une ville qui prend soin de ses habitants » [janvier 2025], Emmanuel Grégoire, candidat à la mairie de Paris, explique l’intérêt d’un PLU bioclimatique, consistant, dans son esprit, à traiter aussi de problématiques sociales, humaines, et en vient ainsi à mettre en avant l’urbanisme du care. Par ailleurs, la ville de Pau m’a sollicité pour réaliser un PLH (Programme Local de l’Habitat) dans cette même perspective. D’autres villes ont manifesté un intérêt : Montpellier, sans oublier Lille, dont la maire était encore Martine Aubry… Puis d’autres acteurs de la ville manifestent un intérêt : en toute bonne foi, ils y voient un moyen de renforcer l’acceptabilité sociale d’un projet urbain.

Cependant, beaucoup d’acteurs qui appartiennent au secteur de la fabrique urbaine restent encore attachés à un modèle productiviste de la ville et ne manquent donc pas de se montrer dubitatifs. Je ne renonce pas pour autant à les convaincre que l’urbanisme du care n’est pas qu’une utopie, qu’il peut reposer sur un modèle économique viable. S’il engendre des surcoûts en amont, et ce n’est pas toujours le cas, bien au contraire, ceux-ci sont en grande partie amortis par les économies qu’il permet de réaliser au travers de démarche de prévention, et même des gains obtenus dans la durée par le jeu des externalités positives que j’évoquais.

Cela étant dit, beaucoup de personnes font de l’urbanisme du care un peu comme Monsieur Jourdain pratique la prose. Mon livre, je l’ai écrit aussi dans l’intention de rendre visible et hommage à des initiatives, des pratiques et des projets qu’on ne savait pas forcément nommer et, donc, reconnaître, rendre visibles.

– Pour clore cet entretien, je me risque à vous demander dans quelle mesure cet urbanisme du care ne serait pas aussi, plus fondamentalement, un antidote au caractère anxiogène de la situation géopolitique actuelle – pas un jour sans qu’elle nous réserve des motifs de sidération… Est-ce que je prête trop d’ambition à cet urbanisme du care ou, au contraire, considérez vous que, non, il est effectivement une voie de sortie de par la possibilité de le décliner à toute les échelles, y compris internationale ?

Yoann Sportouch : Merci pour cette question à laquelle je suis particulièrement sensible. Car, bien évidemment, cette situation géopolitique a aussi motivé la rédaction de mon livre. Je souhaiterais d’ailleurs y revenir dans une tribune que je publierai dans un média, qui serait aussi l’occasion de revenir à la notion d’adaptation qu’on entend beaucoup dans la bouche de politiques qui considèrent qu’il faudrait juste adapter sinon réformer notre modèle. Autant on pouvait encore il y a quelques années parler d’adaptation, en faire une vertu, autant je crois que ce n’est plus à l’ordre du jour. En lieu et place de cette notion, je pense qu’il s’agit aujourd’hui de nous transformer et d’opposer à cette internationale réactionnaire qui écrase les plus faibles, une vision heureuse, où l’attention à l’autre deviendrait notre force. Et pour cela, il faut envisager chacun des secteurs de notre société et de notre économie, à l’aune de cette attention à l’autre.

– Vous me faites aussitôt penser à l’ouvrage de Barbara Stiegler, Il faut s’adapter[3], dans lequel elle revient sur le débat Dewey versus Lippmann des années 1920 sur les conséquences à tirer de la révolution industrielle et de la théorie darwinienne de l’évolution, pour mieux dénoncer le retour en force de ce mot d’ordre de l’adaptation sur fond de néolibéralisme…

Yoann Sportouch : J’avoue ne pas l’avoir lu. Si je souscris à ce que vous m’en dites, je ne me qualifierais pas pour autant d’altermondialiste, encore moins d’opposant farouche au capitalisme. Celui-ci a permis des avancées, y compris aux plans social, éducatif, de la santé. Mais force est de constater qu’aujourd’hui notre société craquelle de partout. Manifestement, on a assisté à un dévoiement du capitalisme, qui produit des effets jusque dans nos quartiers.

Aujourd’hui plus que jamais, c’est un autre modèle qu’il nous faut imaginer, un modèle non plus adapté mais profondément transformé. Sans quoi on fait le lit de ce mouvement populiste et climato-sceptique, qu’on voit se déployer à travers le monde, et pour qui seule la loi du plus fort prime. Il est vrai qu’il a pour lui de proposer un autre récit, dont la réélection de Trump a démontré toute la puissance.

L’historien, ancien diplomate, Élie Barnavi, que je cite dans mon ouvrage, regrette que nos démocraties se soient reposées sur leurs lauriers, au point d’être dépourvues de récits alternatifs à ceux qui la combattent – il pensait alors au récit des terroristes. Depuis, d’autres se sont imposés tout aussi menaçants.

Je suis convaincu que l’urbanisme du care peut constituer une alternative crédible en proposant justement un autre récit qui ferait davantage des acteurs locaux, et plus globalement des métiers du lien et du soin, les héros de nos villes, de nos territoires, en pariant davantage sur l’intelligence collective, la force du faire et du vivre ensemble. A contrario, le mot d’ordre de l’adaptation est mortifère en plus d’être incapable de nous embarquer dans un récit puissant.

– Cela ne passe-t-il pas par la valorisation des récits des acteurs locaux eux-mêmes, qui témoigneraient des bienfaits de cet urbanisme du care ? Après tout, n’en sont-ils pas les meilleurs ambassadeurs ? Rapporter leurs récits, ne serait-ce pas la prochaine étape de votre démarche ?

Yoann Sportouch : [Sourire]. Bien sûr. Car derrière chaque démarche de transformation urbaine se cache une somme d’expériences vécues, d’attachements aux lieux, de besoins concrets. Les habitants, par leur vécu, leur regard, leur mémoire, incarnent une forme d’expertise qu’on ne peut plus ignorer. Ce sont eux qui donnent sens aux espaces que nous concevons. Rapporter leurs récits, c’est reconnaître la valeur du local comme levier de reconstruction collective. C’est aussi permettre à chacun de se réapproprier une part du politique, dans ce qu’il a de plus essentiel : faire société. Et dans un moment où la crise écologique bouleverse nos repères, ces récits situés, profondément ancrés dans le réel, nous rappellent que les solutions viendront aussi de notre capacité à faire collectif, à partir du proche, du quotidien, du territoire.

Propos recueillis par Sylvain Allemand


[1] Ci-gît l’amer : guérir du ressentiment, Gallimard, 2020.

[2] «  Technique de quadrillage utilisée en topographie et en géodésie, afin de rassembler et de traiter des données en vue d’une exploitation cartographique ou statistique » et consistant « à délimiter une surface en carrés identiques et localisés » (d’après wikipédia »

[3] Il faut s’adapter. Sur un nouvel impératif politique, Gallimard, 2019.

Retour en haut