Rencontre avec Catherine Modave
Suite de nos échos au colloque « Les propagations : un nouveau paradigme pour les sciences sociales ? » qui s’est déroulé du 25 au 30 juillet 2025, à travers, cette fois, un entretien avec Catherine Modave, architecte et urbaniste, venue pour la 3e fois en tant qu’auditrice.
– Pour commencer, pouvez-vous dire ce qui vous a motivée à venir à ce colloque-ci ?
Catherine Modave : C’est tout d’abord les bons souvenirs de mes deux précédentes expériences de l’an passé : en août, « Histoire de vie récits et savoirs expérientiels en formation et santé », un colloque ouvert sur l’international et à l’occasion duquel j’ai découvert Cerisy ; puis, en septembre, « La performance comme méthode : quand les arts vivants rencontrent les sciences sociales », un colloque que j’ai trouvé particulièrement créatif, entre théories et ateliers de performances collectives ou artistiques.
– Deux colloques qui, ajoutés au 3e sur les propagations, témoignent d’un éclectisme de votre part. En quoi ont-ils à voir avec votre activité professionnelle ?
Catherine Modave : De formation et de profession, j’ai été architecte et urbaniste, mais en m’étant toujours débrouillée pour ne pas construire, mais plutôt à rénover ou restructurer ; j’ai mené des projets dans des quartiers dits difficiles en évitant d’en démolir les immeubles. Je pars du principe de faire avec l’existant en considérant qu’il est plus riche qu’on ne le pense. Une approche qui m’a amenée à travailler de plus en plus pour sur des monuments historiques, en Belgique et au Mexique.
– Incroyable !
Catherine Modave : [Sourire]. Je suis par ailleurs artiste plasticienne avec un intérêt particulier pour le travail sur l’encre. Une matière qui a une forte propension à se « propager » sur le papier et ce, d’une manière intéressante. Aussi, un colloque sur les propagations ne pouvait que retenir mon attention. Y compris au titre d’architecte et d’urbaniste, car en matière d’aménagement du territoire, je trouve qu’il y a trop peu de mise en regard des phénomènes de propagations technologiques, numériques, etc., avec ce « propagacide » – j’ose le mot – généralisé auquel on assiste : toutes ces autres formes de propagations que sont l’extinction des espèces, les pollutions lumineuses qui nous privent de la possibilité de contempler le ciel et ses constellations comme je pouvais le faire dans mon enfance… Ces effets de propagations sont peu ou mal mesurés, peu critiqués ou alors, dans certains domaines, comme j’ai pu le relever en consultant les actes de colloques de Cerisy. Je me suis donc inscrite à ce colloque avec l’espoir que ces sujets soient abordés.
– Nous sommes à la veille de la fin du colloque. Quel bilan en dressez-vous de ce point de vue ?
Catherine Modave : Au stade où nous sommes arrivés, je trouve qu’il y a eu peu de discours critiques de ces propagations préjudiciables au devenir même de l’humanité. Deux philosophes sont intervenus mais l’un a plutôt abondé dans le sens d’un intérêt pour les phénomènes de propagations, quels qu’ils soient, en soulignant juste le surplus de complexité qu’ils peuvent induire. Sans être issue des sciences sociales, je suis dans l’attente d’un regard critique plutôt que dans la quête de solutions pour amplifier toujours plus les propagations dont on voit déjà les effets délétères. Je suis plus que sceptique en particulier à l’égard des discours qui considèrent qu’il suffirait d’améliorer l’IA et les algorithmes pour en atténuer les effets, alors qu’on devrait plutôt s’interroger sur des voies alternatives, qui ne reposeraient pas forcément sur la croyance en la toute puissance du numérique.
Je pense en particulier à cet atelier qui était consacré à la manière d’améliorer les fonctionnalités d’une plateforme Snapchat. Ne faudrait-il pas plutôt s’interroger sur la manière de nous rendre moins addictifs à ces plateformes numériques, de les mieux encadrer ? A contrario, il y a un implicite selon lequel la nature ne propagerait rien de bon. Je m’inscris en faux contre cette idée.
Refusant ce monde qui nous rend de plus en plus dépendants de technologies censées améliorer nos conditions de vie, ma mère s’est laissée mourir… Nous sommes face à des défis qu’on ne veut pas voir ou qu’on croit pouvoir surmonter en s’en remettant à des technologies qu’on n’améliore qu’à la marge. J’ai l’impression qu’il en va des outils du numérique et des réseaux sociaux comme d’un marteau qu’on remettrait à un enfant, mais sans lui en expliquer l’usage. Résultat : il y a de forts risques qu’il se mette à casser tout ce qui se présente à lui… Le colloque n’est pas encore terminé. J’attends donc avec intérêt les communications suivantes !
À vous entendre, on mesure votre degré de préoccupation voire même de colère face aux risques que nous font courir les phénomènes de propagations liés au numérique, aux réseaux sociaux. Qu’est-ce qui néanmoins dans l’expérience cerisyenne – un colloque de plusieurs jours, dans le cadre d’un château, au milieu d’un parc, etc., contribue à vous maintenir impliquée dans la dynamique du colloque, à ne pas vous faire renoncer à assister aux communications ?
Catherine Modave : C’est précisément le cadre de Cerisy, la proximité avec la nature, la possibilité de se promener et même de faire du Qi gong le matin, dans le potager ! Ici, nous sommes plongés dans une réalité tout sauf virtuelle. À se demander d’ailleurs ce qu’on gagne à s’en déconnecter pour suivre des communications avec des powerpoints, et parfois en Zoom…
– Le fait est, la pratique du Zoom s’est « propagée » jusqu’à Cerisy, fût-ce dans les limites du raisonnable…
Catherine Modave : C’est d’autant plus regrettable que suivre ainsi une communication, en distanciel, c’est fatiguant. Cela nous oblige à nous plonger dans l’obscurité et, donc, à nous priver de la lumière naturelle, pourtant si belle ici. Sans compter les problèmes techniques, qui ne sont pas du fait de l’équipe du château – il faut le préciser -, mais des intervenants qui ne s’assurent pas toujours préalablement du bon fonctionnement de leur ordinateur ou de se trouver dans un lieu approprié. J’avoue en avoir séché, tant l’exercice exige plus de concentration. Je mesure d’autant plus l’attrait du milieu naturel de Cerisy et sa puissance régénérative. Vous êtes fatigué ? Prenez-le temps d’une promenade dans le parc et il n’y paraîtra plus rien. Certes, cela est peut-être un problème de générations. Probablement que mes enfants et petits-enfants seraient à l’aise avec ces communications en distanciel. Pour ma part, j’ai tendance à décrocher très vite. Mais le fait d’être à Cerisy me rend cependant la chose plus supportable qu’en d’autres circonstances.
– Puisque vous avez évoqué votre travail sur le patrimoine ancien, je ne résiste pas à vous demander ce que vous inspire le château de Cerisy-la-Salle…
Catherine Modave: Je le trouve lourd…
– !? C’est-à-dire ?
Catherine Modave : Lourd au sens où il est habité, riche d’une histoire familiale, culturelle et intellectuelle. Au sens où il est solide, d’une robustesse telle que peut l’entendre le biologiste Olivier Hamant dans Antidote à la performance : la robustesse du vivant (Gallimard, 2023) : il est robuste sans être dans une logique de la performance, juste ce qu’il faut pour en assurer la pérennité, résister aux crises auxquelles nous sommes désormais confrontés.
– Vous me faites penser à une phrase que dit parfois Édith Heurgon aux directeurs de colloque préoccupés de savoir si le leur va bien se passer : « Faites confiance au château ! »…
Catherine Modave : Et, donc, au aux personnels et aux bénévoles qui en assurent le bon fonctionnement. Car le château de Cerisy-la-Salle, c’est aussi et d’abord une équipe très attentionnée.
Propos recueillis par Sylvain Allemand