Rencontre avec Elisabeth Lehec
Le travail d’édition est propice à de belles rencontres, quand bien même elles ne débouchent pas sur un livre en bonne et due forme. C’est le cas de celle faite avec Elisabeth Lehec rencontrée pour les besoins d’un livre sur la gestion des biodéchets auquel nous avons renoncé (ainsi va la vie des projets éditoriaux…). Nous avons cependant tenu à mettre à profit l’espace de « Notre blog » pour conserver plus d’une trace de cette rencontre au travers d’un long entretien. Non sans espérer qu’il trouve un prolongement dans un autre projet éditorial…
Chercheure en urbanisme, Élisabeth Lehec a, en 2018, soutenu sa thèse sur le compostage de proximité en pied d’immeuble, comme composante d’un « service composite de gestion du métabolisme urbain » (1). Actuellement maîtresse de conférence en urbanisme-aménagement à l’école polytechnique de l’Université de Tours et membre du laboratoire CITERES, elle a été notamment chargée de mission à la ville de Paris, où elle a travaillé à l’articulation entre actions citoyennes, actions publiques et rôles des chercheurs.
Dans l’entretien qui suit, elle bouscule maintes idées reçues sur l’ampleur des activités de compostage et le niveau de technicité qu’elles requièrent. À l’heure de la généralisation du tri sélectif des biodéchets aux ménages, elle recommande de combiner le compostage de proximité et le compostage industriel plutôt que de les opposer, en s’interrogeant sur la cohérence de réglementations et de législations qui mettent l’accent sur le mode de collecte des biodéchets sans anticiper la nécessité de trouver des débouchés au produit du compostage…
– Dans la thèse que vous avez soutenue, sous la direction de Sabine Barles, vous distinguez deux formes de compostage…
Élisabeth Lehec : En effet, au compostage de proximité pratiqué par les ménages, s’ajoute un compostage organisé en grand réseau technique, à partir d’équipements collectifs/publics et d’une collecte municipale, une gestion infrastructurelle – un compostage qu’on peut qualifier d’industriel. Le compostage de proximité rompt avec le fonctionnement du réseau : il est pris en charge par les habitants eux-mêmes ; les déchets sont traités au cœur de l’espace urbain, en pied d’immeuble ou dans des jardins collectifs ou partagés, par exemple. Il ne s’agit pas d’opposer les deux, mais de mettre en évidence leur éventuelle complémentarité.
Cela étant dit, entre la gestion de proximité et la gestion centralisée, il y a une troisième voie, qui émerge à travers des expérimentations menées à des échelles que l’on pourrait qualifier d’intermédiaires, sous la forme de micro-plateformes de compostage, dans une démarche consistant à boucler la boucle, autrement dit à faire revenir les matières organiques jusque dans des exploitations agricoles. Je pense notamment à l’expérimentation portée par Compost In Situ, une association de collecte et valorisation des biodéchets en compost, regroupant des acteurs indépendants et engagés localement ; elle propose pour cela ses services aussi bien aux collectivités qu’aux entreprises. Concrètement, elle les met en lien avec des agriculteurs prêts à récupérer leur matière organique.
– Vous allez plus loin en promouvant une « gestion composite du métabolisme urbain »…
É.L. : En effet. Une telle gestion suppose d’envisager le compostage de proximité en complémentarité avec le compostage industriel, mais aussi une circulation équilibrée de la matière organique entre la ville et les espaces de production agricole et maraîchère. On en est loin. Si, pour l’essentiel, la matière organique qu’on consomme à travers notre alimentation a été produite hors de la ville, dans des espaces agricoles et maraîchers, en revanche celle utilisée pour amender les terres de ces espaces ne provient qu’en partie de la ville. Le compostage de proximité a le mérite de valoriser des biodéchets, mais il présente l’inconvénient de maintenir en ville le fruit de cette valorisation – le compost. Or, il conviendrait de le renvoyer aux champs dans une vraie logique d’économie circulaire. Faute d’avoir anticipé la mise en place de circuits adaptés, des espaces verts, des jardins partagés ou familiaux en milieu urbain dense pourraient se trouver en situation de saturation de compost urbain. C’est le cas de certains d’entre eux à Paris, où les usagers sont plus formés à la fabrication du compost qu’à ses usages possibles. Résultat : ils se retrouvent avec un surplus dont ils ne savent pas toujours quoi faire. D’où d’ailleurs mon scepticisme à l’égard de la manière dont a été envisagée la généralisation du tri des biodéchets aux ménages dans le cadre de la loi dite Agec (2) – pour Anti-gaspillage pour une économie circulaire. Selon le Ministère de la transition écologique, elle vise à accélérer le changement de modèle de production et de consommation afin de limiter les déchets et préserver les ressources naturelles, la biodiversité et le climat. La loi entend notamment à transformer une économie essentiellement linéaire, fondée sur le triptyque « produire, consommer, jeter », en une économie circulaire.
– Ne constitue-t-elle pas une avancée ? D’où vient votre scepticisme ?
É.L. : Cette loi, datée de 2020, ne s’est préoccupée que du tri à la source, et c’est ce que je regrette. Certes, l’intention était louable : il s’agissait de détourner les biodéchets des incinérateurs, ce qui est déjà une mesure de bon sens, surtout quand on sait que la matière organique est composée d’eau pour l’essentiel. Mais il aurait fallu inciter les collectivités à se préoccuper du débouché à réserver au compost produit, en prévoyant de le restituer aux producteurs agricoles et maraîchers.
Non que l’enjeu de la valorisation du compost ait été totalement passé sous silence. Il pose d’ailleurs problème aux collectivités, le manque d’installation de traitement étant encore criant. Mais, en France, le primat est accordé à la question énergétique au détriment de la récupération de la matière, de sorte que, concrètement, c’est la filière de la méthanisation qui a été davantage stimulée et encouragée par les collectivités que celle du compostage.
– Le compostage de proximité ne devrait-il pas contribuer à encourager la constitution d’une telle filière ?
É.L. : Rien n’est moins sûr, à en juger par ce que j’ai pu constater sur le terrain : ce qui intéresse de prime abord les usagers parisiens qui s’adonnent à ce compostage, ce n’est pas tant l’usage qui sera fait du compost que son processus de fabrication. Certes, ils utilisent le compost, mais en faible quantité. Il me semble en revanche nécessaire d’encourager une gestion concertée de cette ressource, en associant plus étroitement les acteurs du compostage de proximité (habitants compris) à ceux du réseau de collecte.
– Une telle gestion n’impliquerait-elle pas de repenser les rapports entre les villes et les territoires ruraux ou périurbains de leur périphérie ?
É.L. : Si, bien sûr. La mise en place de structures de coopération entre les territoires est un enjeu majeur. À cet égard, je renvoie aux travaux de Laëtitia Verhaeghe, une ancienne doctorante en CIFRE de Sabine Barles, qui travaille justement sur les relations entre villes et campagnes, pour déplorer leur rareté au regard de cette gestion.
À la Ville de Paris, que j’ai rejointe à la suite de ma thèse, j’ai participé à l’animation d’un partenariat avec le GREC francilien – un GIEC local. Nous avons élaboré un carnet de synthèse de connaissances sur plusieurs thématiques dont la gestion des matières organiques. Nous avons pointé à cette occasion des situations de tension ou d’incohérence dans les politiques publiques de la ville, dont cette contradiction consistant à stimuler le compostage de proximité et, surtout, la méthanisation, sans se préoccuper des débouchés du compost, et encore moins de ceux du digestat (le sous-produit de la méthanisation) qui est épandu bien au-delà de la ville voire même de la région francilienne. Il est vrai aussi que le traitement des déchets n’est pas de la compétence de la Ville de Paris.
– Vous pointez un véritable angle mort…
É.L. : Le fait est, c’est un sujet qui ne préoccupe pas la Ville de Paris, alors même qu’elle a une politique volontariste en matière d’approvisionnement alimentaire de ses cantines scolaires. Elle a même su mettre en place un opérateur dédié, AgriParis Seine, pour stimuler l’installation d’agriculteurs promouvant des modes de production bio. Sa démarche gagnerait à aller au-delà en assurant, en sens inverse, un approvisionnement de ces agriculteurs en composts produits par les citadins. Des initiatives existent en ce sens, mais qui en sont encore au stade expérimental ou de démonstrateur. Pour l’heure, l’essentiel des biodéchets collectés sont destinés à la méthanisation. Je ne suis pas a priori hostile à cette filière. En revanche, je regrette qu’on n’offre pas une réelle alternative, mieux adaptée aux producteurs agricoles et maraîchers et aux besoins des sols.
– Avec l’augmentation prévisible des volumes de biodéchets qu’entraîne l’entrée en vigueur de la loi Agec, ne pouvons-nous pas demeurer optimistes en considérant que nous n’en sommes qu’au début de changements appelés à s’accélérer dans le sens que vous recommandez ?
É.L. : J’aimerais le croire. Pour en revenir à la filière de la méthanisation, elle pose un problème qui tient au fait que les infrastructures sur lesquelles elle repose – les méthaniseurs – requièrent, pour être viables, un apport massif de biodéchets. Ce qui nous place devant ce qu’il est convenu d’appeler une « dépendance au sentier » : une fois qu’on construit un méthaniseur, il nous faut garantir un approvisionnement régulier en matières organiques. Or, à l’échelle de l’Île-de-France, ce sont plusieurs de ces méthaniseurs qui sont en cours de construction. Le risque est qu’ils assèchent la source d’approvisionnement des agriculteurs et maraîchers en compost. Certes, un méthaniseur produit du digestat, mais la qualité de ce dernier est plus difficile à contrôler que celle du compost. Au final, cette politique en faveur des méthaniseurs entre en contradiction avec la lutte contre le gaspillage alimentaire, en tout cas, elle n’y incite pas.
Dans une thèse interdisciplinaire sur les pertes et les gaspillages alimentaires en ville, soutenue en 2022 (3), Barbara Redlingshöfer, aujourd’hui ingénieure de recherche à INRAE, a pu estimer à environ 50% la part de ce gaspillage alimentaire dans la production de biodéchets, en Île-de-France. En toute logique, l’ADEME préconise de commencer par réduire en amont le volume en mettant l’accent sur une politique de prévention. Seulement, réduire cette part, c’est priver les méthaniseurs d’une partie des ressources dont ils ont besoin. Nous sommes face à un cercle vicieux.
– Que préconisez-vous pour accompagner la transition depuis le modèle actuellement en vigueur vers la circularité des biodéchets à l’échelle des agglomérations ?
É.L. : Au risque de vous surprendre, je recommanderais d’abord de continuer à incinérer une partie des biodéchets. Je m’empresse de préciser que ce ne serait que le temps de réduire le gaspillage alimentaire des ménages. Pendant ce temps, il faudra planifier la récupération de ces matières, la construction d’installations de traitement à plusieurs échelles, en lien avec les agriculteurs, les acteurs des déchets, les usagers, etc. J’ai bien conscience de formuler là un pari qu’il est difficile d’assumer politiquement.
– Il me semble que vous illustrez là les défis de la transition écologique ou énergétique, qui nous met en situation de devoir affronter des dilemmes le temps de parvenir à des modes de production et de consommation plus viables.
É.L. : Effectivement. Je crains qu’on ait fait de la transition une fin en soi sans plus nous réinterroger sur la situation vers laquelle on veut tendre, le modèle de société qu’on souhaite compte tenu des limites fixées par la biosphère. Je ne pense pas, en disant cela, m’éloigner de notre sujet des biodéchets, car le parallèle peut être fait avec l’enjeu du tri sélectif des matières organiques. Il tend à devenir une fin en soi, mais sans que soient posées les questions du pour quoi et du pour qui.
– Des propos qui témoignent, s’il en était besoin, du fait que la gestion des biodéchets engage une réflexion plus globale et transversale. Ne faudrait-il pas alors s’interroger sur la pertinence du mot même de déchet qui, spontanément, suscite moins l’adhésion que le rejet ?
É.L. : Si, probablement. Je préfère moi-même parler de matières organiques. D’autres chercheurs parlent de matières biogènes pour souligner le fait qu’elles sont nécessaires à la vie, que les matières à récupérer ne se réduisent pas à de la matière organique ; on y trouve aussi des éléments minéraux. Cela étant dit, cela fait des années que l’ADEME parle de déchets comme de ressources. On parle depuis peu de biodéchets, ce qui est déjà plus valorisant.
Même si le « bio » connote quelque chose de positif, le terme même de « biodéchet » ne change pas réellement les choses. On constitue une nouvelle catégorie, qui s’ajoute aux précédentes, sans porter attention au contenu propre à ces biodéchets. Selon les matières qui entrent dans leur composition, les biodéchets sont plus ou moins riches en azote, en phosphore, en carbone ; plus ou moins aqueux, etc. Nous pourrions donc en faire autant d’usages qu’il y a de compositions. Mais le fait de les ranger dans une nouvelle catégorie de déchets n’y incline pas. Car, alors, c’est une approche plus quantitative que qualitative qu’on privilégie.
Dans sa thèse de sociologie sur le « déchet durable » soutenue en 2014 (4), Baptiste Monsaingeon défend l’idée que les politiques de recyclage qui ont été mises en place à partir des années 1990 tendent à décliner les catégories de déchets – carton, papier, bouteille en plastique ou en verre… – en les considérant comme autant de « tas » qu’il faudrait évacuer vers une destination et pour un traitement dont on – les ménages – ignore le plus souvent tout, de sorte que, au final, notre rapport au déchet ne s’en est pas trouvé fondamentalement modifié. Et il est à craindre qu’il n’en aille pas autrement avec les biodéchets suite à la généralisation de leur tri sélectif aux ménages : ceux-ci sont « invités » à les trier, mais sans se préoccuper vraiment de savoir ce qu’on en fera.
Notes
(1) « La remise en cause des services urbains en réseau : une approche par la technique. Le cas du compostage en pied d’immeuble », thèse de doctorat en aménagement et urbanisme, sous la direction de Sabine Barles.
(2) Pour en savoir plus sur la loi Agec, cliquer ici.
(3) « Food waste in cities : an urban metabolism approach applied to Paris and Île-de-France », sous l’encadrement conjoint de Helga Weisz, Université Humboldt de Berlin, et Sabine Barles, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2022.
(4) « Le déchet durable : éléments pour une socio-anthropologie du déchet ménager », sous la direction de Pierre Gras et de Sophie Poirot-Delpech.