Rencontre avec Caterina Zamboni Russia
Du 21 au 27 septembre dernier, s’est déroulé au Centre Culturel International de Cerisy (CCIC) le colloque « La performance comme méthode. Quand les arts vivants rencontrent les sciences sociales ». Nous avons rencontré à cette occasion Caterina Zamboni Russia, une étudiante italienne, qui prépare une thèse sur les micro-sociétés intellectuelles et qui se trouve avoir consacré son mémoire de master… à l’Abbaye Pontigny et aux fameuses décades qu’elle avait accueillies entre 1910 et 1939, sous la houlette de Paul Desjardins, le grand-père de l’actuelle directrice du CCIC. Mémoire, qui a déjà donné lieu, en Italie, à une publication sous le titre de La plus petite République d’Europe (traduction du titre italien). Forcément, nous avons voulu en savoir plus sur ce mémoire dans la perspective d’en éditer la traduction française...
– Vous avez publié un mémoire de master sur Pontigny. Comment en êtes-vous venue à vous intéresser à ce lieu ?
Caterina Zamboni Russia : Avant de rédiger ce mémoire, j’en avais consacré un à Rachel Bespaloff, une écrivaine et philosophe franco-américaine, qui se trouve avoir découvert l’existence des Décades de Pontigny lors de son exil aux Etats-Unis, dans les années 1940. C’est ce que j’ai moi-même découvert en lisant un de ses textes où une note de bas de page les mentionnait. Or, moi, à l’époque, j’ignorais tout de Pontigny et de ses Décades. Portée par la curiosité, j’ai donc voulu en savoir plus. C’est ainsi que j’ai découvert l’existence de ce lieu si important dans l’histoire intellectuelle et culturelle française, mais aussi européenne, ainsi que les entretiens qui avaient été organisés aux États-Unis, pendant la Seconde Guerre mondiale, par des intellectuels en exil qui y avaient séjourné.
– Quelles ont été vos sensations en découvrant que ce qui n’était qu’une note de bas de page était une abbaye où s’étaient déroulées plusieurs Décades de 1910 à 1939, hormis quelques années d’interruption durant la Première Guerre mondiale ?
Caterina Zamboni Russia : J’ai été et suis encore très impressionnée par la richesse des échanges produits par un collectif qui était à l’avant-garde des débats intellectuels touchant aussi bien à la littérature, à la philosophie qu’à des enjeux de société. Je crois que c’est unique dans l’histoire culturelle européenne comme dans le reste du monde. Je n’ai pas manqué non plus d’être surprise en découvrant la figure de Paul Desjardins et son ambition de créer une « République des idées », ouverte à des esprits d’horizons différents. Et je trouve incroyable que cela se soit perpétué jusqu’à nos jours, dans le cadre, désormais, de Cerisy.
– Avant d’en venir à Cerisy, j’aimerais savoir si vous avez poussé la curiosité jusqu’à vous rendre à l’Abbaye de Pontigny en plus de consulter des archives…
Caterina Zamboni Russia : Oui, bien sûr ! Je m’y suis rendue il y a deux ans, en 2022. J’ai été un peu peinée de découvrir que le lieu n’accueillait plus la moindre activité – j’ai appris depuis que la propriété a été acquise par un industriel qui en fera un centre dédié à la Terre. Cela dit, on peut imaginer tous ces débats, tous ces échanges, qui y eurent lieu il y a plusieurs décennies. C’était d’autant plus émouvant pour moi d’être là que jusqu’alors j’avais étudié l’histoire de Pontigny à partir d’archives, de manuscrits. Cette fois, le lieu m’apparaissait tel que Gide et tant d’autres avaient pu le percevoir, dans sa matérialité. D’autant que l’abbaye est encore en très bon état.
– Depuis ce mémoire, vous avez poursuivi en thèse. Sur quel sujet ?
Caterina Zamboni Russia : Sur les micro-sociétés intellectuelles, en Italie, mais aussi en France et dans le reste de l’Europe, l’enjeu étant de voir comment se construisent des conditions favorables aux échanges, à un dialogue, à une sociabilité intellectuelle, comme cela a été le cas à Pontigny. Par micro-société intellectuelle j’entends au fond ce que Derrida disait à propos de Cerisy : une « contre-institution philosophique », au sens où elle ne s’inscrit pas dans le milieu académique, universitaire, mais en dehors de lui, et où néanmoins des universitaires, des académiques, de différentes disciplines peuvent se rencontrer, dialoguer, en dehors de toute relation hiérarchique, dans une certaine spontanéité. C’est précisément en cela que le principe des micro-sociétés intellectuelles m’intéresse et m’intrigue, car leur fonctionnement va à rebours du fonctionnement habituel, « normal », d’une société. Comment est-ce néanmoins possible, à quelles conditions ? C’est ce que je m’emploie à comprendre en comparant différents cas italiens, français et d’autres pays européens.
– Qu’est-ce qui vous a motivée à venir en ce mois de septembre 2024 à Cerisy au colloque « La performance comme méthode » ?
Caterina Zamboni Russia : Je précise que ce n’est pas la première fois que je me rendais à Cerisy. J’y étais déjà venue, en 2022, à l’occasion du colloque en forme de conversations avec Carlo Ginzburg.
– Quelle fut votre impression en entrant dans le hall où on peut découvrir, juste à gauche, un grand portrait de Paul Desjardins ? En voyant comment « la plus petite République d’Europe » avait perduré d’un lieu (en Bourgogne) à un autre (en Normandie) ? Y avez-vous vu la démonstration du fait qu’une micro-société intellectuelle peut voyager dans l’espace comme dans le temps ?
Caterina Zamboni Russia : C’est une caractéristique importante que j’avais déjà soulignée en pointant la capacité des Décades de Pontigny à se déplacer de l’autre côté de l’Atlantique, à l’initiative d’intellectuels exilés. J’aime beaucoup cette idée d’une micro-société qui puisse évoluer, y compris dans ses modalités d’organisation, tout en préservant l’esprit d’un lieu originel et ce, dans la durée. Car, faut-il le rappeler ? Pontigny-Cerisy, c’est désormais plus d’un siècle d’existence. C’est bien la preuve qu’il y a quelque chose qui nous dépasse et qu’il faut valoriser, préserver au fil des générations.
– Malgré les bouleversements affectant les moyens de transport, de télécommunication…
Caterina Zamboni Russia : En effet. Mais justement, ce qui fait la force d’une micro-société intellectuelle comme Cerisy, c’est qu’elle s’incarne dans un lieu bien défini, chargé d’histoire. Et le fait que ce soit dans un milieu rural joue paradoxalement en sa faveur : quand on a fait l’effort de s’y rendre, on y reste aussi longtemps que possible. J’aime aussi cette idée que des personnes décident de s’y rendre tous, en même temps, et d’y rester tout ou partie le temps d’un colloque. Car c’est quelque chose d’assez rare de nos jours.
– En revenant à Cerisy avez-vous eu la sensation de retrouver un lieu familier ?
Caterina Zamboni Russia : Oui, même si je perçois une différence d’un colloque à l’autre. Le premier avait une tonalité plus académique dans son organisation et le profil des participants : il réunissait pour l’essentiel des historiens, pour la plupart italiens. Ce colloque-ci, avec ses ateliers, la volonté des directeurs d’être plus dans le faire que dans le dire, est différent et fut une agréable surprise pour moi. Je trouve intéressant de voir comment Cerisy parvient à se renouveler tout en préservant l’essentiel, sa sociabilité, sa capacité à favoriser l’échange par-delà les disciplines.
– Qu’est-ce qui vous a motivée à y revenir : la perspective de travailler sur des archives conservées à Cerisy ? La possibilité d’éprouver la sociabilité cerisyienne, d’en saisir les ressorts in situ, dans une démarche d’observation participante ?
Caterina Zamboni Russia : Les deux ! La perspective de me plonger dans les archives du Centre, mais aussi de revivre l’expérience de Cerisy.
– Y avez-vous fait une découverte ?
Caterina Zamboni Russia : Oui !
– Laquelle ?!
Caterina Zamboni Russia : J’ai découvert un texte de Desjardins dans lequel il témoigne de sa visite de l’Abbaye de Port-Royal des Champs et de l’envie qu’elle lui a inspiré de créer un lieu d’échange… Ce que devait devenir plus tard l’Abbaye de Pontigny.
– Merci pour cette révélation ! Pourquoi avoir choisi de revenir à l’occasion du colloque « La performance comme méthode » ?
Caterina Zamboni Russia : Il m’a paru le plus adapté pour comprendre les ressorts de la sociabilité cerisyenne. Dans la présentation qui en était faite, un mot a particulièrement retenu mon attention : celui de « coprésence ». Or il me semble que c’est cette coprésence, au milieu de personnes venant de disciplines scientifiques ou artistiques différentes, qui fait la particularité du lieu, des échanges qui s’y produisent. J’ai eu la sensation d’éprouver ce qu’a pu être Pontigny du temps de Desjardins. J’ai pu échanger avec des universitaires de différentes disciplines, des chercheurs, des doctorants, ainsi qu’avec des artistes, scénographes, qui sont eux-mêmes dans une démarche de recherche. J’ai pu aussi apprécier leur envie de s’inscrire dans une démarche collective, même si les colloquants étaient invités à se répartir dans des ateliers différents – il y eut néanmoins des séances communes, sans compter les repas qu’on prend ensemble. S’il y a donc un autre mot à mettre en avant, c’est celui du « partage » – des idées, des connaissances, des expériences…
– À Cerisy, on prend effectivement les repas ensemble. Est-ce quelque chose à laquelle vous reconnaissez une vertu particulière ?
Caterina Zamboni Russia : Oui, absolument, car cela est propice à des échanges informels, naturels, sans formalisme. À Cerisy, on s’attable sans connaître par avance ses voisins. On peut se retrouver devant des spécialistes de tel ou tel domaine, dans telle ou telle discipline, étrangers aux siens, mais avec lesquels on peut partager le plaisir de manger ce qu’il y a dans nos assiettes. Cela aide à entrer dans des rapports conviviaux, qui se prolongent dans les moments de communication ou dans le cadre des ateliers que j’évoquais.
– Un mot encore sur votre mémoire. Quel en a été la réception en Italie ?
Caterina Zamboni Russia : Depuis sa parution à la fin de l’année 2023, j’ai eu l’occasion de le présenter en diverses occasions. Il y a quelques jours encore, j’ai participé, en Italie, à un festival, « Il rumore del lutto » (Le bruit du deuil), où j’ai évoqué le fait que l’un des fils de Paul Desjardins était enterré au cimetière de Pontigny – ce qui avait été d’ailleurs un des motifs de la création des Décades à cet endroit. J’y vois, ainsi que je l’ai souligné lors de cette intervention, la capacité de Paul Desjardins à créer quelque chose de l’ordre du partage, à partir d’une expérience dramatique comme celle, pour un père, de perdre un fils.
Propos recueillis par Sylvain Allemand