Conversation avec le géographe Michel Lussault autour de son livre Cohabitons ! Pour une nouvelle urbanisation terrestre (Seuil, 2024).
Convaincu que nous sommes que l’un de nos défis est bien plus que la préservation de la biodiversité, qu’il est d’apprendre à cohabiter avec les vivants non humains, le dernier livre du géographe Michel Lussault, Cohabitons ! (Seuil, 2024), ne pouvait pas nous laisser indifférent. Notre attente a été d’autant moins déçue que non seulement il invite à élargir cette perspective aux « actants » (acteurs non vivants), mais encore il s’engage dans la réflexion sur le care (un autre de nos sujets de préoccupation), en proposant de l’appliquer à notre rapport à l’environnement, à travers un néologisme promis, comme on l’espère, à un bel avenir : le géocare.
– Dissipons pour commencer un éventuel malentendu : la cohabitation que vous appelez de vos vœux n’a guère à voir avec celle que pourrait justifier le contexte politique dans lequel nous sommes en France depuis au moins la dissolution de juin 2024…
Michel Lussault : [Rire]. C’est une pure coïncidence ! J’ai commencé la rédaction de ce livre bien avant l’imbroglio politique que nous connaissons au plan national, en poursuivant une réflexion engagée il y a plusieurs décennies sur le thème de l’habiter. Ce que suggère bien d’ailleurs le sous-titre : Pour une nouvelle urbanité terrestre. J’y réfléchis à la manière dont on organise des espaces et des temps de vie, en me plaçant du point de vue de l’individu, du collectif, de la société, du monde, dans une approche multiscalaire, de l’échelle la plus individuelle à l’échelle la plus globale. C’est dire si la cohabitation est un concept dont aucun être humain ne peut prétendre se soustraire.
– Avant d’aller plus avant dans l’analyse de cette cohabitation, un mot sur la notion même d’habiter que vous envisagez en un sens très large…
Michel Lussault : C’est une notion sur laquelle je travaille depuis une vingtaine d’années, en l’envisageant en dehors de toute métaphysique comme de toute ontologie. Mon approche est d’abord celle d’un géographe au sens où ce qui m’intéresse, c’est l’habiter en tant que pratique, en tant que faire. Je peux en cela faire mienne la formule de Michel de Certeau, qui parle d’un « art de faire au quotidien »[1]. De faire quoi me direz-vous ? Eh bien, des espaces et des temps de son existence justement. Ce faisant, on en revient à une vieille acception du terme d’habitat en usage dans les sciences naturelles ou la géographie du XIXe siècle – la géographie aussi bien vidalienne que reclusienne – qui le considèrent comme l’espace de vie d’une espèce, qu’elle soit humaine, animale, végétale.
– Insistons sur ce point : dans votre approche de l’habitat, celui-ci ne se résume donc pas à l’espace domestique, au logement, pas plus que la cohabitation ne se résume aux rapports de voisinage ou de mitoyenneté. L’habitat au sens où vous l’entendez se déploie à différentes échelles…
Michel Lussault : En effet. Pour le résumer en une formule brève, on peut dire qu’habiter, c’est bien plus que résider. La résidence n’est qu’un des espaces de l’habitat d’une entité – individu, couple, famille, groupe humain, espèce animale, etc. Habiter, c’est encore une fois organiser les espaces et les temps de vie ; j’ajouterai : de la naissance à la mort. Il y a donc bien dans l’habitat une dimension multi-spatiale, mais aussi multi-temporelle. Ainsi que je le dis dans Cohabitons !, habiter consiste à synchroniser (ajuster des temps) et à synchoriser (ajuster des espaces). Tout un chacun peut d’ailleurs l’éprouver et en témoigner : l’habitation, autrement dit l’action d’habiter, organise un feuilletage d’espaces et un feuilletage de temps autrement plus complexes que le simple fait de résider ici ou là, durant un laps de temps donné.
– Étant entendu que cette action d’habiter comprise en ce sens n’est pas le privilège d’une élite ayant accès à des moyens de mobilité et disposant de temps, mais une caractéristique de tout humain…
Michel Lussault : Oui, de tout humain, y compris de ceux qu’on pourrait penser en être les plus éloignés : les sans domicile fixe, les sans-logis, les sans-abris, etc., dont je parle d’ailleurs dans mon livre La Lutte des places, publié en 2009[2]. Ils n’ont pas de résidence, mais n’en habitent pas moins, comme en témoigne leur capacité à trouver la meilleure place pour faire la manche ou s’abriter. Ce simple fait de prendre place quelque part est une des modalités de l’action d’habiter ou, pour le dire autrement, une des clés de la capacité habitante. On pourrait même dire que celle-ci est d’autant plus essentielle qu’elle engage la capacité à survivre. C’est pourquoi réduire l’habiter au simple fait de résider, comme le fait trop souvent une partie de la sociologie ou même de la géographie sociale et, de manière générale, le sens commun, c’est ni plus ni moins perdre de vue le caractère anthropologiquement fondamental de l’action d’habiter. Car que fait l’être humain, de la naissance à la mort ? Pour moi, il ne fait pas de doute qu’il passe son temps à habiter.
– Vous faites bien de revenir à La Lutte des places, car cela permet de mesurer le chemin parcouru, au sens où dans Cohabitons !, vous intégrez désormais les vivants humains et les actants non vivants…
Michel Lussault : En effet. À titre d’exemple, je reviens longuement sur notre relation de cohabitation au lithium, un actant non vivant présent dans de très nombreux objets qui font partie de notre quotidien à commencer par certaines batteries. Je parle bien d’une cohabitation au sens où nous entretenons diverses relations avec ce matériau, inscrites dans des formes variables de temporalité et d’espace, liées aux modalités de son extraction, de sa transformation, de son usage, etc.
On le voit : si l’habiter consiste en bien plus que dans le fait de résider, c’est parce qu’il est moins de l’ordre de la localisation que de la mise en relation. C’est, pourrait-on dire, un art de faire relationnel avec toutes sortes d’entités vivantes ou non vivantes. J’insiste sur cet autre point, car c’est précisément de ce constat qu’est venue ma volonté, il y a de cela une quinzaine d’années, de mobiliser la philosophie du care pour qualifier les actes – on pourrait même dire les pratiques – de cohabitation, auxquelles on se livre au quotidien.
– On y viendra d’autant plus volontiers que vous en venez à introduire un néologisme qui constitue une intéressante contribution du géographe à cette réflexion autour du care. Mais auparavant, j’aimerais que nous nous attardions sur ce qui vous a incliné à prendre autant en considération ces actants non humains. N’est-ce pas votre intérêt pour l’univers du théâtre ou plus précisément l’espace scénique comme lieu d’expérimentation d’hypothèses touchant aux logiques spatiales – un espace où figurent justement des actants ne serait-ce qu’à travers le décor ou les composantes matérielles de la scène ? Mais est-ce bien le cas ?
Michel Lussault : Autant le reconnaître : cet intérêt pour les actants non humains procède d’une trajectoire plus sinusoïdale que linéaire. Il est antérieur à mon intérêt pour l’espace scénique puisqu’il se manifeste dès les années 1980, alors que je travaillais à ma thèse, que je devais soutenir plus tard sous le titre « Tours : images de la ville et politique urbaine ». Je m’intéressais alors à la manière dont des élus de cette ville mettaient en récit leur action territoriale. C’est en étudiant cette mise en récit à la lumière de travaux de linguistique et de sémiotique, que j’ai découvert le concept d’actant. Lequel vient précisément de ces disciplines. Dans cette double perspective, il désigne toute entité qui fait avancer une dynamique narrative. Dans les récits que j’étudiais, les actants n’étaient pas des humains, mais pouvaient être un fleuve, la Loire en l’occurrence, le climat tempéré du Val de Loire, des forêts, des monuments… Autant d’actants qui, par la mise en récit dont ils sont l’objet, interviennent dans notre spatialité, laquelle n’est donc pas seulement pratique et corporelle, mais aussi, pourrait-on dire, idéelle, langagière et représentationnelle.
Depuis, je n’ai eu de cesse de m’intéresser aux actants définis en ce sens. Dès les années 1990, j’ai écrit plusieurs textes sur les relations que nous, humains, entretenons avec des actants – on pourrait dire aussi opérateurs – non humains. En 1994, j’intervenais dans un colloque organisé à Paul par le géographe Xavier Piolle – « Fin des territoires ou diversification des territorialités ? La géographie interrogée » – avec une communication au titre explicite – « Monde des objets et territoires » – et qui allait guider nombre de mes réflexions ultérieures.
Rétrospectivement, je m’amuse à constater à quel point, au début de mes recherches et réflexions, je pensais l’action humaine principalement dans sa relation à des artefacts matériels. Sans doute est-ce lié au fait qu’en tant que géographe, je m’intéressais aux villes, autrement dit à des contextes où le caractère objectal, artificiel, des espaces d’action est par définition extrêmement fort. Voyez où nous sommes, à l’occasion de cet entretien : dans un quartier du centre de Paris, où il est a priori difficile de penser l’action spatiale en faisant abstraction de tous les artefacts matériels avec lesquels nous avons, que nous le voulions ou pas, à entrer en relation d’une façon ou d’une autre : les immeubles alentour, les véhicules, le bitume, etc.
– Mais en mettant autant l’accent sur les actants non humains non vivants, n’en venez-vous pas à sous-estimer la nécessité d’une cohabitation avec les vivants non humains, qui peuplent aussi, fût-ce de matière marginale, les espaces urbains ?
Michel Lussault : Disons que je souhaite plutôt rendre justice à ces actants non humains et non vivants que l’on a tendance à sous-estimer au profit des vivants non humains. Pour autant, je ne cherche pas à minorer le rôle de ces derniers et la nécessité de cohabiter avec eux. Je les prends même explicitement en considération, à l’occasion de la préparation d’un livre qui marque une étape importante dans mon parcours, L’Avènement du Monde, publié en 2013 [Seuil] avec pour sous-titre « Essai sur l’habitation humaine de la Terre ». Pour mémoire, j’y aborde la problématique de la vulnérabilité au regard des catastrophes survenues au cours des dernières décennies – tsunamis, tremblements de terre, inondations… Force m’est alors de constater qu’en s’attachant à saisir le rapport à la catastrophe, on peut comprendre la relation des êtres humains aux non humains matériels, mais aussi au non humains vivants. Dans un autre livre, L’Homme spatial, publié en 2007, je consacre un passage à une question qui m’intriguait et qui m’a depuis passionné, à savoir la première pandémie de SARS CoV-1, intervenue quelques années plus tôt, en 2003, à partir de Hong Kong et de la Chine continentale. Je propose alors de considérer ce virus comme un actant spatial. Or qu’est-ce qu’un virus si ce n’est du non humain vivant ? Certes, du vivant problématique, mais du vivant quand même. J’ai depuis conservé un attrait, si je puis dire, pour les virus en consacrant en 2021 un livre à la pandémie du SARS CoV- 2 : Chroniques de géo’virale [Éditions deux-cent-cinq]. Ainsi, petit à petit, j’ai pris en considération le vivant non humain. À cet égard, je suis redevable à des penseurs et chercheurs comme Augustin Berque, dont la conception de la médiance – le rapport des humains à leur milieu -, intègre des réalités non humaines, qu’elles soient vivantes ou non vivantes. Et au risque de vous surprendre, j’en suis venu à re-explorer le corpus de la vieille géographie humaine, vidalienne et même réclusienne, qui ménage une large place à la question du vivant. Élisée Reclus [1830-1905] et Paul Vidal de La Blache [1845-1918] ont beau être différents, ils n’en partagent pas moins plus d’idées qu’on ne le pense – à un point d’ailleurs qui me fait envisager d’écrire un jour sur eux. Parmi les travaux plus récents, je découvre ceux de Virginie Maris, Baptiste Morizot, Vinciane Despret – que je rencontre à plusieurs reprises -,… Sans oublier, bien sûr, Bruno Latour avec lequel j’échange à partir du début des années 2000.
C’est dire si le courant qui revisite la question des relations au vivant ne m’est pas étranger et ne manque pas de m’imprégner. Pour autant, ainsi que je le dis dans Cohabitons !, je reste vigilant à ne pas aller trop loin dans la valorisation des relations aux vivants non humains, par crainte de congédier de l’analyse le non humain non vivant. Je m’attache à montrer que, primo, l’habiter est une action essentielle pour les êtres humains, secundo, ce même habiter est de l’ordre de la relation. Il implique donc toujours le fait de cohabiter, de retisser du lien entre nos modalités d’existence et les autres humains, les vivants non humains, mais aussi les non humains non vivants, de taille, de type, de « nature » très différents.
– Et dès lors que l’habiter est affaire de relations, il y a un enjeu d’attention, de care… Mais avant d’en venir à celui-ci, ne peut-on pas dire que cette vigilance que vous appelez de vos vœux par rapport à la prise en considération du vivant non humain tient au fait que, tout ouvert que vous soyez au dialogue pluridisciplinaire, vous n’en assumez pas moins un point de vue de géographe, forcément sensible à l’expérience des espaces dans ce qu’ils peuvent avoir de physique, de matériel, d’artificiel ?
Michel Lussault : Si, effectivement, et c’est ce que je suggérais en évoquant le contexte urbain dans lequel nous nous trouvons pour les besoins de cet entretien. C’est d’autant plus important de le souligner que je suis très critique par rapport à une certaine approche de l’environnement dans les sciences sociales, y compris de certains de leurs représentants que j’apprécie par ailleurs et avec qui j’ai d’ailleurs travaillé, mais que je trouve parfois désinvoltes dans leur manière de prendre en considération la question spatiale. D’ailleurs, si j’ai centré de nouveau mon livre sur l’habiter – ce dont traitent en vérité aussi mes précédents ouvrages, depuis au moins vingt-cinq ans, de L’homme spatial aux Hyper-lieux[3]–, c’est en réaction à cette négligence dont les sciences sociales font preuve à l’égard de la dimension spatiale dans leur analyse de la société, des phénomènes sociaux. Autant elles prennent en charge, et de manière convaincante, les dimensions temporelle, culturelle, anthropologique, ethnographique, de même que la question de la société et des institutions, des enjeux de pouvoir, etc., autant elles font preuve d’aveuglement, de cécité, à l’égard de l’espace. Une cécité que Georges Perec pointait dans la 4e de couverture d’Espèces d’espaces[4].
– Georges Perec que vous ne pouviez pas ne pas citer dans cet entretien !
Michel Lussault : Je considère qu’il faut toujours saisir la moindre occasion de citer cet auteur. Voilà qui est donc fait ! [Rire]. Lui prenait justement en compte la dimension spatiale des existences humaine et non humaine. Je m’y emploie depuis au moins les années 2000, dans chacun de mes livres – ceux évoqués au fil de notre entretien. Dans le titre du dernier, le point d’exclamation n’est pas anodin. Il insiste sur l’invitation faite au lecteur de prendre en considération la dimension spatiale que suggère la cohabitation : si ce lecteur souhaite mieux comprendre le Monde dans lequel il vit, alors il ne peut en faire abstraction…
– De prime abord, on pourrait objecter que pour être évidente, cette dimension spatiale demande à être étudiée avec la rigueur et la perspicacité du chercheur, de disposer de l’outillage conceptuel et théorique du géographe. Sauf qu’à vous lire, que ce soit dans Cohabitons ! ou dans les ouvrages précédents, à voir aussi la manière dont vous rendez compte de ce que vous enquêtez, on se dit que le commun des mortels pourrait en faire autant. D’ailleurs, vous assumez de mettre à profit vos moindres séjours à caractère touristique que vous faites, ou de vous retrouver dans tel ou tel endroit, pour faire des observations, sans faire état d’un protocole de recherche, d’une étude de terrain proprement dite. Vous allez même jusqu’à assumer une part de naïveté…
Michel Lussault : Habiter est une compétence existentielle dont tout un chacun est nécessairement pourvu, sans quoi il lui serait impossible de vivre…
– Il reste que vous êtes géographe et, donc, pourvu de bien d’autres compétences que celles du commun des mortels…
Michel Lussault : Rassurez-vous, c’est bien en géographe que j’aborde cette question de l’habiter ; je préciserai en quoi. Mais il m’importe de poser d’abord que l’habiter concerne tout un chacun, que tout un chacun en fait l’expérience au quotidien. Maintenant, en tant que géographe, je pars de situations concrètes, élémentaires, que j’observe en me plaçant sous les auspices de penseurs et théoriciens comme Michel de Certeau, Henri Lefebvre, et d’autres encore, comme ceux que j’ai cités, sans oublier des écrivains, romanciers et poètes, ou encore des praticiens des arts de la scène…
À ce propos, je me rends compte que je n’ai pas complètement répondu à votre question sur le rôle qu’a pu avoir l’espace scénique dans mon attention portée aux « actants ». De fait, la scène théâtrale m’intéresse en tant qu’espace d’expérimentation des relations entre humains, et entre humains et non humains. Je dirai même que je la vois comme une « paillasse » au sens de celle en usage dans les laboratoires de recherche, pour comprendre la cohabitation, ses conditions, ses modalités.
– Pour le géographe que vous êtes, il y a donc bien une démarche expérimentale, scientifique assumée comme telle. La pratique de terrain pourrait spécifier votre approche de l’habiter. Sauf que, j’y reviens, la vôtre ne semble guère éloignée de celle d’un habitant ordinaire voire d’un touriste…
Michel Lussault : En effet ! Et cela tient au fait que mon terrain n’est autre que celui de la vie de tous les jours. Je ne fais pas de différence entre les deux. Ce qui m’a d’ailleurs été parfois reproché, mais j’assume complètement cette hypothèse de départ. Quand, comme un simple quidam, je mets à profit un séjour au Canada pour assouvir un rêve de gosse, en l’occurrence, voir les chutes du Niagara, je le fais en tant qu’être humain et en chercheur : je ne suspens pas mon étude géographique au moment de ma visite, je continue, à observer en géographe. Et ce qui vaut pour les chutes du Niagara vaut pour tout autre lieu où je me trouve : mon terrain de vie est ma matière première à penser. Comment pourrait-il en être autrement ? Si je n’étais pas capable de penser ce qui fait le quotidien de mon existence, comment pourrais-je prétendre observer ce qui se passe sur un terrain d’étude ?
– Est-ce à dire que vous réclameriez d’une certaine egogéographie ?
Michel Lussault : Non, je ne dirai pas cela. En tout cas pas au sens où l’egogéographie se contenterait de réflexivité. Je parlerais plutôt d’« egoprojection » si le terme existait, au sens où il s’agit pour moi de me servir de mon expérience pour ensuite essayer de comprendre comment je peux aborder l’expérience des autres. Ce qui me gêne dans le terme d’egogéographie, c’est l’idée d’une encapsulation de soi dans une expérience qui serait singulière. Au contraire, je pars de l’idée que mon expérience de l’habiter, pour m’en tenir à elle, est générique, que ma compréhension de l’humanité habitante en général doit pouvoir commencer ou à tout le moins se nourrir d’une compréhension de ma propre humanité habitante. C’est une position qui peut bien évidemment être discutée, qui me place sur un terrain délicat, mais que j’assume complètement, en acceptant qu’on puisse m’en faire la critique. Je la trouve même fondée et plus encore dans le cas de ce livre-ci.
– Pourquoi ?
Michel Lussault : En raison de partis pris d’écriture, en particulier le récit d’expériences personnelles que je prends le temps de décrire très précisément en allant jusqu’à l’expression de mon affect, de mes émotions. On pourrait donc à juste titre trouver que ma démarche oscille entre le travail de recherche et ce qu’on appelle la « Creative Nonfiction » (la non-fiction narrative). C’est pourquoi, pour ma défense, je convoque Georges Perec, un maître pour moi dans cette manière de faire.
Tout en assumant ce parti pris, je considère que mon but n’en reste pas moins celui d’un chercheur, dans la mesure où je ne dissimule rien de la manière dont j’accède aux faits. De ce point de vue, je suis donc « réglo » au regard de la méthode et pour tout dire de l’éthique de la recherche scientifique, mais aussi au regard du système de références théoriques que j’utilise – à défaut d’une bibliographie en fin d’ouvrage, elles sont précisées en notes de bas de page –, enfin, au regard des concepts que j’utilise ou encore du type d’argumentation, rationnel, que je déploie.
– « Réglo » au sens aussi où vous prenez soin d’articuler les observations empiriques que vous pouvez faire à une lecture globale qui permet de les interpréter, de mettre au jour ce qui se jouent derrière et que le commun des mortels ne percevrait pas forcément. Soit ce que l’on attend précisément du chercheur…
Michel Lussault : Est-ce que le commun des mortels ne les percevrait pas ? Je n’en suis pas certain. Disons plutôt qu’il ne le verbaliserait pas de la même manière.
Toujours est-il, et permettez-moi d’insister sur ce point, que dès lors que je considère qu’il importe de réorienter nos manières de cohabiter, j’estime que je ne peux le faire qu’à partir du moment où j’administre la preuve que je suis capable de penser ma propre expérience. En ce sens, on peut dire que je fais de la géographie située, une géographie qui essaie à la fois de clarifier la situation qui est la mienne et, à partir de cela, d’observer d’autres situations comparables qui vont me permettre ensuite de proposer un cadre général d’intelligibilité. Lequel pourra être, comme je l’espère, pertinent à un autre ordre de grandeur, d’échelle. Justement, dans Cohabitons !, je défends la thèse que nos formes de cohabitation, à nous autres humains, sont rendues insoutenables par les principes mêmes de la cohabitation globale actuelle, liés au processus d’urbanisation planétaire. Et si mon livre est original, c’est précisément pour cette raison : il tente de démontrer cette thèse d’une manière tout sauf abstraite, en allant observer l’activité pratique de cohabitation pour mettre au jour des formes alternatives.
Ainsi que je le montrais déjà dans La lutte des classes, cette activité pratique de cohabitation repose sur quatre compétences élémentaires de spatialité : 1) la gestion des distances – l’art de gérer les relations avec les autres entités humaines, non humaines et non vivantes ; une activité au cœur de la vie sociale à laquelle personne n’échappe – ; 2) la gestion des places, étant entendu qu’une place ne se réduit pas à l’emplacement topographique, mais a à voir aussi avec nos dispositions sociales ; 3) la gestion des limites – savoir celles qu’on peut ou ne doit pas franchir – ; enfin 4), la gestion des ordres de grandeur – savoir dans quelle mesure ma pratique individuelle peut intéresser des entités de plus grande échelle.
Tout cela peut paraître abstrait. En réalité, tout le monde se livre naturellement à cette activité pratique de cohabitation. À défaut de pouvoir en interpréter les ressorts, je constate aussi que tout le monde en parle spontanément. Je suis même frappé de voir à quel point les quidams en font un sujet central de leurs conversations de tous les jours.
Il est vrai que cette pratique commence chez soi, au moindre geste que nous avons à faire. Pousser l’analyse à un niveau aussi micro m’a valu des reproches sinon des critiques de collègues d’autres sciences sociales, qui considèrent d’une manière plus générale que j’accorde trop d’importance à ces compétences élémentaires de spatialité. Et bien non ! On ne peut en faire abstraction. Et si on y réfléchit bien, elles nous montrent que la cohabitation n’est pas dépourvue d’enjeux de pouvoir et appelle donc une lecture géopolitique…
– En effet, mais comment cette lecture est-elle conciliable avec celle en termes de care, qui a mon sens constitue la véritable valeur ajoutée de Cohabitons ! par rapport à vos précédents ouvrages…
Michel Lussault : En ceci que, dès lors qu’il y a de la géopolitique, il y a de la diplomatie. C’est précisément par ce truchement que j’en suis venu au care et ce, il y a plusieurs années. Dès 2010-12, alors que je travaillais au projet de L’Avènement du monde, j’interprétais la situation mondiale d’alors – qui n’est autre encore que celle que nous vivons aujourd’hui -, comme une altération de nos relations de cohabitation, parce que marquées par la compétition, la violence, la recherche effrénée de souveraineté de l’individu au détriment du collectif, le marquage liminal, la ségrégation, la coupure, la volonté de se distancier. Où qu’on portait son regard, force était de constater que la ségrégation faisait rage, aussi bien au plan social qu’au plan racial ou ethnique, du genre, etc. Et depuis, les choses n’ont fait qu’empirer. On croit sortir d’une crise qu’aussitôt une autre surgit, sociale, économique, environnementale, géopolitique. Pourquoi en va-t-il ainsi ? J’en étais là, au début des années 2010, à m’interroger sur ce qui ne tournait pas rond, à essayer de comprendre, à me demander si cette situation était réparable. Jusqu’alors, j’avais cru dans la capacité de l’urbanisation planétaire à apporter des réponses satisfaisantes, avant de comprendre que tous ces processus de distanciation, d’exacerbation, de séparation, ces luttes des places de plus en plus féroces et violentes et ce, dans tous les compartiments de la vie sociale, à toutes les échelles, dans nos vies individuelles comme dans nos vies collectives, que toutes ces limites, ces frontières matérielles, numériques, immatérielles, qui se dressent ici et là sont en réalité nécessaires à la « bonne marche » du système capitaliste dominant et qu’ils étaient nourris par cette urbanisation planétaire.
À m’entendre m’exprimer ainsi, vous me trouverez bien naïf, mais, que voulez-vous, cette situation contrevient à une croyance sur laquelle j’ai eu maintes occasions de m’expliquer : celle en la valeur de la justice, de la vie bonne dans un monde juste. Ou pour le dire dans les termes du géographe que je suis : une croyance en l’importance de la justice spatiale.
Propos recueillis par Sylvain Allemand
En illustration : Canada, 2023 – copyright L***
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[1] L’Invention au quotidien, tome I : Arts de faire, Gallimard, 1980.
[2] Éditions Grasset.
[3] Hyper-lieux, Les nouvelles géographies de la mondialisation, Seuil, 2017.
[4] Éditions Galilée, 1974.