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– Est-ce qu’on peut dire que la notion de care, qui donne lieu depuis quelques années à une abondante littérature, joue un rôle de catalyseur dans cette réflexion que vous menez ?
Michel Lussault : Effectivement, elle tient lieu de catalyseur tout en étant bien plus que cela.
– Mais à quel moment vous en saisissez-vous ?
Michel Lussault : Je l’ai découverte incidemment dans les années 2008-2009. Au début, elle m’intriguait sans que je m’en souciasse plus que cela jusqu’à cette opportunité que j’ai eue d’inviter dans le cadre de Mode d’emploi, le festival des idées de la Villa Gillet que je codirigeais à l’époque, Joan Tronto, une des grandes philosophes du care. Ce fut alors un choc : je fus complètement retourné par son propos. J’y ai vu une proposition de philosophie politique qui subvertissait ni plus ni moins les principes standards de la bonne relation humaine dans le monde contemporain…
– Dans la mesure où il ne s’agit pas d’être simplement en empathie vis-à-vis des personnes à soigner, mais de tous les être vulnérables que nous sommes à des degrés divers…
Michel Lussault : En effet, et si la philosophie de Tronto m’a autant bouleversé, c’est précisément parce qu’elle déconfine la notion du soin. Il ne s’agit pas pour elle de s’interroger sur celui que l’on doit porter à des personnes de toute évidence vulnérables, diminuées dans leurs capacités. Elle pose la vulnérabilité comme une condition originelle et en déduit alors que nous ne pouvons plus croire dans le mythe de l’autonomie totale et de la souveraineté pleine et entière du sujet. Il faut au contraire prendre acte de l’interdépendance qui relie d’une façon ou d’une autre les individus.
Ce que je découvrais ainsi chez Joan Tronto faisait écho au travail que je menais moi-même sur la vulnérabilité. Seulement, petite anecdote, à ce moment, j’étais en train de corriger la dernière version de L’Avènement du Monde. Il était bien évidemment trop tard pour y changer quoi que ce soit. Pour autant, je n’ai pas voulu en rester là : j’ai continué à creuser cette notion du care. Au final, elle fera office de bien plus qu’un catalyseur – sauf erreur de ma part, celui-ci est censé disparaître sous l’effet de la réaction chimique. Je parlerais donc plutôt de révélateur.
– Un autre de ses intérêts est de vous amener à dialoguer avec un spectre élargi de penseurs et théoriciens, comme Cynthia Fleury par exemple, qui travaillent cette notion de care. Et à apporter votre propre contribution à la réflexion à travers celle de géocare…
Michel Lussault : De fait, le care m’apparaît être la philosophie dont je peux user pour essayer de trouver une réponse à la question que je posais tout à l’heure : qu’est-ce qui peut « soigner » une cohabitation altérée par les modalités de l’urbanisation à l’œuvre à l’échelle de la planète ? Le géocare ne se veut pas autre chose qu’une déclinaison du care, qui porterait son attention sur les conditions de nos modes d’habiter.
– Vous le définissez à travers un double couple de termes, tout en montrant qu’il s’incarne à travers des initiatives concrètes sur lesquelles vous revenez dans la dernière partie de votre livre…
Michel Lussault : En fait, je fais ce que j’aime beaucoup faire : m’approprier un concept en le déclinant. Je n’avais pas procédé autrement avec ma thèse en réfléchissant à la lumière de Temps et Récit [1983-1985] de Paul Ricœur, à ce que pourraient être des récits spatiaux (là où lui s’intéressait aux récits de l’histoire). Dans Cohabitons !, je reprends donc à mon compte la philosophie du care et la définition qu’en donne Joan Tronto, tout en la travaillant à la lumière d’autres auteur.rices : Cynthia Fleury, donc, mais aussi Fabienne Brugère, Sandra Laugier, etc. Je suis encouragé en cela par Philippe Descola et Catherine Larrère, suite à la première communication que je fais sur le sujet au Collège de France, dans le cadre d’un colloque organisé par Philippe Descola sur le thème de l’Anthropocène. Cohabitation ! est l’aboutissement de cette réflexion menée sur plusieurs années. Sa rédaction m’aura pris plus de temps qu’à l’ordinaire…
– Pourquoi ? À quelle difficulté vous êtes-vous heurté ?
Michel Lussault : Au style que j’ai eu du mal à trouver et à l’ambition même du livre qui était de transposer la philosophie du care, terme à terme, à la question de la cohabitation. C’est ainsi, en entreprenant de définir un « soin de la cohabitation » que j’en suis venu à introduire le concept de géocare, en référence explicite à la géographie que je considère comme la science par excellence de l’habiter : elle a pour objet de comprendre la cohabitation entre humains et avec les non humains. Je ne saurais le dire plus clairement. En tout cas, c’est la conception que je m’en fais.
Maintenant, si je pose le géocare comme un principe fondamental, je ne cherche pas à écrire un livre de théorie pure. C’est pourquoi je consacre la dernière partie à des cas concrets, des expériences situées, de géocare : un lieu de réparation de bicyclettes ; la contestation d’une construction d’un oléoduc par un peuple premier du Minesota ; une réflexion sur les séquoias menacés d’être abattus dans l’ouest des États-Unis, pour les besoins d’un projet de resort (une station balnéaire), porté par la société Walt Disney ; le parlement de la Loire ; l’occupation d’une friche à Dijon, le Quartier libre des Lentillères ; etc.
– Autant d’exemples qui incarnent bien effectivement ce en quoi consiste le géocare, mais que dites-vous à ceux qui objecteraient le fait qu’ils ne sont pas à la hauteur des défis posés par la logique extractiviste à l’œuvre à l’échelle de la planète ?
Michel Lussault : C’est une objection légitime. Avant d’y répondre, permettez-moi de préciser que si je considère ces différents cas, c’est parce que je fais l’hypothèse qu’ils pourraient permettre de définir des principes généraux de cohabitation, imprégnés de géocare. J’ai dit principes, je devrais dire vertus au sens où Corine Pelluchon l’entend dans son éthique des vertus[1], à savoir des dispositions à agir au nom d’une éthique.
– Des vertus qui, dans le cas du géocare, sont au nombre de quatre et que vous associez deux à deux…
Michel Lussault : Ces deux couples correspondent aux deux sens que le mot care revêt en anglais et dans la philosophie du même nom : d’une part, se soucier de (to care about), qui se décline en deux principes : la considération et l’attention, soit des formes de sollicitude. De fait, je pense qu’une grande partie des problèmes auxquels nous sommes confrontés sont liés au manque de considération et d’attention qu’on porte à certaines entités avec lesquelles nous cohabitons pourtant. On déconsidère les non humains, on manque d’attention pour les enjeux climatiques, environnementaux comme pour les enjeux sociaux – pour traiter principalement de la question écologique, mon livre n’en aborde pas moins l’insoutenabilité sociale et économique du monde contemporain.
– Voilà pour les deux premières vertus. Un mot sur les deux autres…
Michel Lussault : Elles renvoient davantage au prendre soin (to take care of) : le ménagement et la maintenance. Deux vertus qui intéressent le géographe que je suis puisqu’elles ont le mérite de questionner les pratiques d’aménagement du territoire, mais aussi d’urbanisme et d’architecture.
– De sorte que votre livre ne peut qu’intéresser les aménageurs, les élus et tout autre acteur de la fabrique urbaine…
Michel Lussault : Je m’adresse à toute « agence », comme diraient les anglophones, autrement dit à tout acteur et actant, à tout opérateur, individuel ou collectif – collectivité territoriale, entreprise, État, l’Union européenne, l’Onu,… Je formule des propositions au travers d’une expérience de pensée. Et si, cher.ère lecteur.rice, à partir des cas que je vous ai montrés dans la dernière partie, et de la réflexion théorique dans laquelle je vous ai emmené.e préalablement sur l’insoutenabilité de la cohabitation actuelle (première partie) et sur la possibilité de transposer la philosophie du care à la notion de cohabitation (deuxième partie), vous vous intéressiez à quatre nouveaux principes qui, si vous les adoptiez, changeraient vos manières de cohabiter dans le sens d’une plus grande soutenabilité ?
– Néanmoins, en vous lisant, je n’ai pu m’empêcher de me demander pourquoi vous ne preniez pas le risque de renverser la table en questionnant jusqu’au principe de la propriété privée, en tout cas, une de ses composantes, dans la conception qu’en avait le droit romain, à savoir l’abusus, le droit d’user à sa guise ce dont on est propriétaire, y compris en l’endommageant, le polluant, le détériorant… Votre géocare ne donne-t-il pas des arguments pour une remise en cause de cette composante du droit de propriété – sans pour autant porter atteinte aux deux autres : l’usus et le fructus ?
Michel Lussault : Pour tout dire, cela fait partie des sujets auxquels j’ai réfléchi mais sans avoir voulu les aborder directement, faute de temps. Outre celui-là, majeur, que je me contente d’évoquer, il y en a au moins trois autres que je me suis bornés à citer. En premier lieu, le sujet des réparations postcoloniales – je l’évoque dans une note de bas de page, quand j’aborde justement les vertus de la maintenance et de la réparation, mais il me semble que c’est un sujet qui mériterait un livre à soi seul. Le deuxième sujet esquivé est la théorie du commun – quoique abordée dans une première version du manuscrit. Non seulement elle fait l’objet d’une abondante littérature, mais elle m’aurait conduit vers une réflexion plus théorique…
– Cela étant dit, on perçoit effectivement le lien avec le care dès lors que le commun en son sens général peut désigner quelque chose qui est ni tout à fait public, ni tout à fait privé, sinon les deux à la fois, et peut à ce titre requérir une attention à la fois individuelle et collective…
Michel Lussault : En effet, et d’ailleurs, les quatre vertus du care que j’ai énoncées plus haut s’appliquent parfaitement à notre rapport au commun : il peut être l’objet tout à la fois de considération, d’attention, d’une part, de ménagement et de maintenance, d’autre part. Par ailleurs, dans la deuxième partie du livre, je montre que si la philosophie du care pose l’existence d’une condition originelle de vulnérabilité, elle rappelle aussi le principe d’interdépendance et, donc, de coopération. Or, dans cette perspective, on peut dire que le commun est précisément l’espace-temps du coopératif. Cela étant dit, aujourd’hui, j’aurais presque tendance à considérer que le care l’emporte sur le commun.
Enfin, le 3e sujet que j’ai esquivé ou juste esquissé, en l’occurrence dans ma conclusion, au moment de récapituler des types de cas que j’ai sollicités tout au long du livre, c’est le contexte mégapolitain. Les cas que j’examine cette fois-ci relèvent d’espaces certes urbains, mais plus périphériques, ce qui est une nouveauté par rapport à mes précédents livres. Ces cas plus périurbains ne m’en intéressent pas moins, car chacun à leur façon, ils questionnent les conditions de cohabitations insoutenables qui sont celles du système-Monde urbanisé contemporain et mettent en évidence de nombreux problèmes dont celui, pour revenir à votre question de tout à l’heure, des régimes de propriété standard. Sans aucun doute, la question de la propriété privée est fondamentale. En l’état actuel, la propriété est centrale dans un système d’économie désencastrée telle que définie par Karl Polanyi dans La Grande Transformation [1944] pour caractériser le capitalisme contemporain. Cette question du droit de propriété n’en reste pas moins compliquée et mériterait donc elle aussi un livre à elle seule. À cet égard, je renvoie à un ouvrage original de la philosophe Catherine Malabou – Il n’y a pas eu de Révolution, publié en 2024[2]. Elle y investit cette question en proposant une lecture stimulante de Proudhon connu pour son fameux « la propriété, c’est le vol ».
– Pour en revenir au géocare, il ménage la possibilité de contester le droit de propriété en se gardant de jeter le bébé avec l’eau du bain si je puis me permettre cette formule…
Michel Lussault : En effet. Et cette perspective est déjà présente dans les réflexions de Marx et Engels qui font la distinction entre propriété et possession. Ce qu’ils dénoncent, c’est la confiscation des moyens de production, qu’ils jugent spoliatrice. Pour autant, ils n’excluent pas une propriété d’usage, la possession. Parce qu’elle prend acte de la vulnérabilité et de l’interdépendance, la réflexion sur le care devrait nous amener à privilégier des propriétés qui sachent ménager, entretenir, au contraire des propriétés spéculatives ou confiscatoires.
– Le géocare pourrait aussi inciter à reconnaître toutes les démarches visant à obliger les propriétaires à restituer un bien dans l’état où ils l’ont acquis sauf à ce qu’ils l’aient amélioré.
Michel Lussault : Oui, en effet. En tout état de cause, il y a bien une réflexion à reprendre sur le sens de la propriété dans le contexte de l’Anthropocène.
– Avant de conclure cet entretien, j’aimerais revenir sur l’expression « cher lecteur » que vous avez utilisée et dont vous faites aussi usage dans votre livre comme si vous souhaitiez amorcer un dialogue avec lui. Sauf que celui-ci n’a pas moyen de répondre à vos adresses de sorte que j’y ai vu un procédé rhétorique qui, pour tout dire, m’a irrité. Au terme de cet entretien, j’y vois finalement l’expression de la volonté de l’auteur – vous ! – de manifester son propre sens du care en se montrant attentif à autrui, en l’occurrence celui censé le lire…
Michel Lussault : Je n’y avais pas pensé, mais c’est tout à fait juste. J’ajouterais encore ceci : comme c’est un livre dont la rédaction m’a beaucoup coûté à écrire – je dirais même qu’elle m’a déstabilisé, décalé, troublé,… -, je le conçois aussi comme la restitution d’une expérience de pensée que je veux partager avec cette communauté invisible que forment les lecteurs. Donc, oui, il me fallait les prendre en considération fût-ce au moyen de procédés qui peuvent paraître un peu rhétoriques.
Cependant, j’ai été particulièrement sensible, attentif, aux mots utilisés. Sans renoncer à user de concepts, à faire référence à des œuvres théoriques, je souhaitais m’adresser au plus grand nombre. Je ne voulais pas que Cohabitons ! soit la restitution brute de fonderie d’un prêt-à-penser. Je voulais que ce livre soit un prétexte à engager la discussion.
– Allez, une dernière question si vous le voulez bien : est-il indiscret de vous demander qui se cache derrière le « L » que vous évoquez dans le récit d’un de vos voyages ?
Michel Lussault : [Rire]. C’est la première lettre du prénom de la personne qui partage ma vie, avec laquelle, en somme, je cohabite et qui est la première destinataire de mes écrits !
Propos recueillis par Sylvain Allemand
En illustration : Canada 2023 – copyright : L***
[1] « Humains, animaux, nature : quelle éthique des vertus pour le monde qui vient ? », colloque de Cerisy, organisé du 24 juin au 1er juillet 2019, sous la codirection de Gérald Hess, Corinne Pelluchon et Jean-Philippe Pierron.
[2] Éditions Payot.