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Un Forum urbain au défi de l’interdisciplinarité, hors-les-murs

Rencontre avec Guillaume Pouyanne

Le 17 avril dernier, nous étions à Bordeaux pour assister à la conférence « La ville dans la science-fiction : quels récits pour de possibles urbains », et à laquelle participait le géographe Alain Musset, auteur de Chères Babylones. En voici un premier écho avec le témoignage de Guillaume Pouyanne, Maître de Conférences en Économie urbaine, directeur du Forum urbain, le collectif de chercheurs à l’origine de l’événement.

– Si vous deviez, pour commencer, définir le Forum urbain… ?

Guillaume Pouyanne : Le Forum urbain est un collectif interdisciplinaire et local de chercheurs ayant en commun de travailler sur le ville, selon des approches disciplinaires différentes : l’économie, la géographie, la science politique, la sociologie, l’urbanisme, l’architecture, etc. Ensemble, nous nous sommes fixés trois objectifs. Le premier : aider les chercheurs dans leur démarche de recherche, en les accompagnant dans leur réponse à un appel à projet de recherche, par exemple. Deuxième objectif : jeter des ponts entre le monde académique et le monde professionnel, en essayant de faire collaborer des chercheurs et des « opérationnels », des professionnels impliqués dans la fabrique de la ville : les urbanistes, les aménageurs, les techniciens de collectivités locales, mais aussi les bailleurs sociaux, les entreprises, etc. Enfin, troisième objectif : l’animation du débat public ; nous voulons porter à la connaissance des gens, habitants et usagers, les questions urbaines émergentes et en discuter avec eux. C’est à ce titre que nous organisons les rencontres du Forum urbain, à raison d’une par mois. Le principe : nous invitons un chercheur, qui a une actualité éditoriale, et nous le faisons débattre en public avec des professionnels de la ville.

– Avant d’y revenir, pouvez-vous préciser à quel moment ce Forum urbain a été créé ?

Guillaume Pouyanne : Dans sa première version, le Forum urbain l’a été en 2015. Nous étions alors très précurseurs puisqu’à l’époque ce type de dispositif n’existait pas encore.

– « Dans sa première version » avez-vous dit. Est-ce à dire qu’il s’est transformé depuis ?

Guillaume Pouyanne : Lancé en 2015, comme je l’ai dit, le Forum urbain a dû s’interrompre en 2021 faute de financements – les crédits alloués avaient été épuisés. On nous avait suggéré de nous autofinancer. Plus facile à dire qu’à faire quand on fait de la recherche en sciences humaines et sociales ; nous n’avions pas les moyens de lever les sommes nécessaires à notre budget annuel. Nous avons donc dû interrompre nos activités, le temps de faire le tour de financeurs potentiels, en frappant à toutes les portes possibles. Deux ans plus tard, nous sommes parvenus à trouver un financement pérenne pour huit ans, soit d’ici 2031, ce qui nous place dans une position plus confortable.

– Qu’en est-il du statut ? Est-ce une association ?

Guillaume Pouyanne : Non, le Forum urbain n’a pas de véritable statut juridique. Ce n’est ni une association ni une entreprise, ni un établissement public. C’est un projet de recherche adossé administrativement et financièrement à Bordeaux Sciences Économiques (BSE), une unité mixte de recherche du CNRS et de l’Université de Bordeaux, d’autres laboratoires n’étant pas moins étroitement associés aux activités du Forum urbain. En 2015, nous avions fait appel aux bonnes volontés en direction des chercheurs de la place bordelaise qui travaillaient sur l’urbain ; nous avons réussi à fédérer les laboratoires travaillant sur cette thématique, soit sept à ce jour. Aujourd’hui, nous nous inscrivons dans un programme de recherche national appelé « Villes durables et bâtiments innovants », qui nous a donné le feu vert pour relancer notre forum.

– Cette absence de statut ferait-il la force du Forum urbain en lui faisant gagner en agilité ? Je vous vois sourire…

Guillaume Pouyanne : [Sourire]. Cela fait sa force mais aussi sa faiblesse puisque nous restons dépendants du laboratoire auquel nous sommes adossés et, à travers lui, de l’Université de Bordeaux.

– Qu’en est-il de l’interdisciplinarité  affichée par le Forum urbain ?

Guillaume Pouyanne : Reconnaissons-le, l’interdisciplinarité n’est pas toujours facile à mettre en œuvre : chaque discipline a ses méthodes, ses concepts, son historique sans compter sa manière d’aborder l’urbain.

– Avez-vous néanmoins le sentiment d’avoir progressé en la matière ?

Guillaume Pouyanne : Oui, et même énormément malgré les défis que cette interdisciplinarité représente. En 2015, la recherche sur la ville, à Bordeaux, fonctionnait encore en silos disciplinaires, chaque chercheur travaillant avec son réseau personnel,  menant ses propres travaux dans son laboratoire. Le Forum urbain aura réussi à fédérer les forces en présence, à faire travailler ensemble des chercheurs d’horizons disciplinaires très différents notamment par le biais des projets de recherche, à croiser des points de vue sur un même objet – soit le principe même de l’interdisciplinarité. Une gageure quand on sait le poids persistant du découpage disciplinaire au plan institutionnel.

– Quelles sont vos modalités de travail ?

Guillaume Pouyanne : Nous en avons plusieurs. La principale consiste en des projets de recherche appliquée définis en réponse à des sollicitations de la ville ou de Bordeaux Métropole. Actuellement, celle-ci est engagée dans une réflexion prospective sur le métabolisme urbain ; elle s’est adressée à nous pour identifier des experts susceptibles de l’aider à cerner le sujet. Parmi les autres modalités possibles : l’assistance à l’organisation d’une journée d’étude sur un thème donné pour identifier un ou une spécialiste sinon une personne ressource.

– Une rôle d’interface en somme…

Guillaume Pouyanne : Exactement ! Par ailleurs, comme indiqué, nous organisons une soirée à raison d’une par mois, à l’attention du grand public, à l’image de celle qui va avoir lieu tout à l’heure.

– Qu’est-ce qui vous a personnellement motivé à vous engager dans la création et l’animation du Forum urbain ?

Guillaume Pouyanne : Pour ma part, je suis chercheur en Économie urbaine. Au début de ma carrière universitaire – j’ai soutenu ma thèse en 2004 -, j’ai été un chercheur « normal » avec cependant une forte appétence pour les sujets appliqués. Non que je sois plus rétif à la théorie mais, dans le champ de l’urbain, celle-ci me donnait de plus en plus le sentiment de ne pas saisir un certain nombre de réalités, faute de savoir comment cela se passe concrètement sur le terrain. Or, le terrain de la ville, de la politique urbaine, est quelque chose de particulièrement complexe, parce que multidimensionnel. J’ai donc éprouvé très tôt le besoin de m’intéresser aux aspects plus « opérationnels » de ces politiques urbaines, à la manière dont elles s’élaboraient et se mettaient en œuvre. Mes premiers travaux se sont ainsi inscrit dans de l’économie appliquée. Dix ans après mes débuts de chercheur, j’ai eu l’opportunité de participer à la fondation du Forum urbain, sous la houlette de Gilles Pinson, Professeur en science politique à Sciences po Bordeaux. J’y ai été dès le départ très actif, convaincu aussi que la recherche doit avoir une utilité sociale, ne pas se limiter aux revues confidentielles, mais sortir des laboratoires et venir en appui de l’action publique et de tous les acteurs qui fabriquent la ville au quotidien.

– Qu’en est-il des formes d’expertises, de savoirs, que ces acteurs – techniciens des collectivités, élus, habitants, associations, entreprises, etc. – en viennent à produire sur la ville sinon l’urbain ? Le Forum urbain a-t-il aussi vocation, en dehors de son ambition de faire travailler ensemble des chercheurs dans une logique d’interdisciplinarité,  à reconnaître, valoriser ces expertises autres qu’académiques ?

Guillaume Pouyanne : Oui, bien sûr ! Certes, il ne s’agit pas des mêmes expertises. Je dirai même qu’on ne gagnerait rien à considérer que toutes se valent. L’expertise du chercheur ne se départit pas d’une dimension théorique et conceptuelle. Elle repose aussi sur des méthodes aussi bien quantitatives que qualitatives, qui permettent de produire des données fiables et robustes. Cela étant dit, au contact des acteurs de la ville, le chercheur que je suis apprends beaucoup sur la manière dont l’action publique s’élabore, se décide, se met en place concrètement ; comment elle descend dans la hiérarchie pour se déployer sur un territoire. Autant de choses que le chercheur ignore le plus souvent, faute d’avoir l’expérience du fonctionnement des collectivités, d’une administration.

Certes, il peut formuler des recommandations, des préconisations, mais faute d’avoir les savoirs requis pour leur mise en exécution, de connaître la multiplicité des agents qui interviennent sur le terrain, elles sont parfois difficilement réalisables. Voici un exemple pour illustrer votre propos : dans le contexte de transition écologique, un chercheur sera enclin à recommander la substitution du goudron par de la pleine terre pour des cheminements. Il aura sans doute raison. Sauf que les techniciens de la collectivité en charge du revêtement n’ont pas forcément les compétences requises pour travailler avec de la pleine terre. On pourrait multiplier les exemples.

– Cela étant dit, à trop distinguer chercheurs et agents de collectivité territoriale, n’a-t-on pas tendance à oublier que parmi eux beaucoup parlent la langue de la recherche pour avoir eu eux-mêmes suivi un cursus universitaire, voire fait une thèse…

Guillaume Pouyanne : C’est vrai ! À défaut d’avoir fait une thèse, beaucoup d’opérationnels ont un bac + 5, se tiennent informés, maîtrisent bien des concepts des sciences humaines et sociales. Pour autant, dans leur travail au quotidien, ils ne les manipulent pas, pas plus qu’ils ne mènent de réflexion théorique, au contraire du chercheur. C’est précisément l’intérêt du dialogue établi dans le cadre du Forum urbain : il leur permet de prendre un peu de recul, de distance et de hauteur par rapport aux problématiques auxquelles ils sont confrontés au quotidien. 

– Venons-en à la rencontre qui va bientôt débuter. Qu’est-ce qui vous a motivé à solliciter Alain Musset pour l’inaugurer ?

Guillaume Pouyanne : Mon intérêt pour les travaux de ce géographe remonte à loin, à ma lecture d’un de ses premiers livres, De New York à Coruscant[1], aujourd’hui introuvable. Ce livre m’avait proprement fasciné. En dehors de l’urbain, j’avais un intérêt pour la science-fiction, mais sans faire le lien entre les deux. Pour la première fois, un auteur le mettait en évidence. Depuis, j’ai lu d’autres livres d’Alain Musset – Station Metropolis direction Coruscant[2] et, bien sûr, Chères Babylones – en étant définitivement convaincu de l’intérêt de la science fiction au regard de la recherche scientifique. J’ai donc défendu l’idée d’une soirée sur la ville abordée au prisme de cette littérature. Autant vous dire que j’ai dû argumenter parce que tous mes collègues étaient loin d’en être convaincus ; pour eux, ce n’était pas un objet de recherche sérieux. J’ai pu cependant faire valoir un autre argument : ces dernières années, depuis au moins la crise sanitaire du Covid-19 et les confinements qu’elle a imposés, les politiques urbaines ont changé : on est passé d’une approche en termes de compétitivité, d’attractivité, de grands projets, etc., à des politiques plus attentives au bien-être des habitants, au pas-à-pas, au care, etc., Une évolution dictée par la transition écologique. Or, si ces politiques sont claires quant à leurs ambitions, dans l’esprit des décideurs, des experts et des chercheurs, en revanche, dans l’esprit du public, des habitants, elles sont loin de l’être ; elles sont même parfois mal reçues, associées à de l’ « écologie punitive ». De fait, à force de mettre en avant des initiatives, des expériences, on n’en donne pas à voir la cohérence d’ensemble. Dès lors, il me semble important de réfléchir à la manière de mieux expliciter ces politiques.

Un des intervenants de ce jour, Jean-Yves Meunier, Directeur Territoire d’Avenir, Territoire en coopération à Bordeaux Métropole, le reconnaît lui-même : si la collectivité arrive à mettre en place des actions ici et là, elle peine à les expliquer, à en justifier pleinement l’intérêt au regard des enjeux de la transition écologique, autrement dit, à construire un récit autour de celle-ci. C’est fort de ce constat que j’en suis venu à me dire que justement la science-fiction, pour en revenir à elle, pouvait peut-être nous aider à imaginer un récit suffisamment puissant pour embarquer le plus grand nombre.

Mettre en récit : la formule fait florès. Mais qu’entend-on par là ? N’y a-t-il pas un risque d’embarquer la population dans un seul et même récit, sans prendre en considération les récits que les gens se font d’eux-mêmes de la ville ? Pour le dire autrement, ne risque-t-on pas d’imposer un récit conçu dans une logique top down, au détriment de récits qui émergeraient dans une logique bottom up, au travers de ce qu’en disent celles et ceux qui font et vivent la ville au quotidien ?

Guillaume Pouyanne : Si je comprends bien le sens de votre questionnement, je dirai que le récit tel que je l’imagine va d’abord porter sur l’action publique, car, comme je le disais, celle-ci a beaucoup changé, tant dans son orientation que dans ses modalités ; au regard aussi de ses fondements idéologiques : nous ne sommes plus dans des logiques de métropolisation ; les enjeux écologiques priment sur les enjeux économiques. Dans mon esprit, mettre en récit signifie donc mettre en cohérence les diverses actions et politiques sectorielles, en fournissant un substrat idéologique qui leur redonne du sens. Pour l’heure, quand on parle de transition écologique, c’est sur le mode de l’injonction : on dit ce qu’on ne doit pas/plus faire, les directions qu’on ne peut pas/plus prendre. Mais on ne dit pas explicitement vers où on va. Or, c’est nécessaire si on veut embarquer la population. En attendant, devant la multiplication des initiatives, des actions mises en avant, les gens se sentent un peu perdus.

– Vous me faites penser à une réflexion de l’urbaniste Yoann Sportouch, auteur de Pour un urbanisme du care[3], qui voit dans cet urbanisme un moyen d’opposer un récit puissant à tous ceux portés par les courants populistes, anti-écologistes…

Guillaume Pouyanne : Je ne saurais mieux dire. Je me retrouve pleinement dans ces propos. Il nous faut un récit qui puisse susciter une réelle adhésion au principe de la transition écologique non sans contribuer par là même à refaire société.

Propos recueilli par Sylvain Allemand


[1] De New York à Coruscant : essai de géofiction,  Puf, 2005.

[2] Station Metropolis direction Coruscant : ville science fiction et sciences sociales, Alain Musset. le Bélial’, 2019.

[3] Éditions de L’Aube, 2024.

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