Témoignages de femmes et d’hommes qui font l’agriculture du Plateau de Saclay
Par Martine Debiesse, éditions Grand Carroi, 2015, 288 p.
On savait le Plateau de Saclay, objet d’un ambitieux programme d’aménagement destiné à en faire un cluster scientifique et technologique de classe mondiale, riche de terres fertiles. On mesure à la lecture des entretiens qui composent ce passionnant ouvrage à quel point cette fertilité doit aussi au travail d’hommes et de femmes que l’ancrage sur le territoire n’a jamais empêchés d’évoluer, en composant avec les aléas et l’incertitude. Publiée pour la première fois en février 2016 sur l’ex-site web de Paris-Saclay Le Média, nous avons eu envie de reproduire ici la chtonique de ce livre tant nous nous retrouvons dans l’esprit des entretiens réalisés par Martine Debiesse, dont nous suivons depuis avec intérêt la production éditoriale prolongée depuis par la réalisation de documentaires (le deuxième est en cours) rendanr compte des initiatives en faveur d’une production alimentaire durable sur ce plateau de Saclay, histoire de montrer que l’innovation n’y est pas que high tech.
Nous en avions rêvé, Martine Debiesse l’a fait : un recueil des récits de vie des femmes et des hommes qui œuvrent, à travers leur exploitation ou une association, à perpétuer, tout en la renouvelant, l’agriculture, sur le Plateau de Saclay. Naturellement, on y croise les Vandame, les Dupré et autres Trubuil, mais aussi des associatifs, des chercheurs,… Au total, plus d’une trentaine d’entretiens, réalisés de juillet 2014 à avril 2015 et minutieusement retranscrits pour le grand plaisir du lecteur : tout en restituant l’oralité du témoignage, les textes se prêtent à une vraie lecture, une performance qu’on ne saurait trop saluer. Le tout enrichi de deux « pauses photographiques », qui permettent de mettre des visages et des paysages sur le territoire d’hier (c’est-à-dire du début du XXe siècle) à aujourd’hui. Sans compter un « Petit lexique… agricole » et, surtout, la reproduction du très instructif mémoire sur l’exploitation de la Ferme de la Martinière publié par Constant Laureau [1866-1943] en… 1905. Nous nous garderons de résumer, ici, le parcours de chacun – le lecteur aura mieux à faire de se plonger dans une lecture exhaustive. En revanche, nous partagerons à la manière d’un abécédaire les quelques enseignements que nous avons tirés de tous ces témoignages.
– Agriculture urbaine et périurbaine. A travers les récits, c’est une agriculture urbaine et périurbaine très diversifiée qui nous est donnée à (re)découvrir : outre sept exploitations (celles des Vandame, des Laureau, des Rousseau, des Trubuil, des Thierry,…), le Plateau de Saclay, c’est aussi l’AMAP des Jardins de Cérès (dénommée ainsi, comme il est rappelé, en référence à la déesse romaine de l’agriculture et des moissons, mais aussi pour… Coordination nord-Essonnienne pour une Ruralité et un Environnement Sauvegardés), deux Jardins de Cocagne (en comptant celui de la Ferme de Limon, qui s’est ajouté à celui de Saint-Quentin-en-Yvelines), un éleveur de poulets bio, Charles Monville, récemment installé. Sans compter des structures ayant vocation à promouvoir l’agriculture sur le territoire : Terre et Cité, créée en 2001, la Société Coopérative Immobilière (SCI) Terres Fertiles, en 2005. Ou encore une tradition de pépiniéristes, que le Plateau a su conserver à travers les Pépinières Allavoine, qui y sont installées depuis 1927, malgré une expropriation qui manqua de peu de leur être fatale.
Une agriculture urbaine et périurbaine, donc, rendue possible par une reconnaissance mutuelle des agriculteurs et des citadins. Ce qui n’était pas le moindre des défis. Comme le rappelle justement Marie-Hélène Rousseau (de la Ferme du Poirier Brûlé) : « En France, ce sont deux mondes parallèles qui se sont longtemps ignorés, voire détestés. » Si la même considère que « cela risque d’être long avant qu’ils ne parviennent à réellement s’entendre », elle reconnaît aussi que, sur le Plateau de Saclay, « ils commencent à se rapprocher un peu. Les citadins réapprennent les gestes simples comme “cueillir les légumes dans son jardin“. » En croisant témoignages d’agriculteurs et d’habitants engagés dans des mouvements associatifs, l’ouvrage atteste à sa façon de ce rapprochement.
Manifestement, les agriculteurs, y compris ceux tournés vers les marchés d’exportation, ont su saisir l’opportunité que représentait la présence d’une population désireuse de circuits courts pour s’approvisionner en fruits, légumes mais aussi en volaille de qualité. Plusieurs se sont convertis tout ou partie au bio et/ou au maraîchage pour une commercialisation directe ou locale et s’assurer ainsi de nouveaux débouchés.
On pense bien sûr à Emmanuel et Cristiana Modica Vandame, qui ont entamé leur conversion au bio en 2009, en consacrant 21 puis 32 ha sur un total de 205. L’objectif étant pour eux de produire leur propre farine afin de confectionner du pain. Les mêmes soutiendront la création de l’Amap des Jardins de Cérès et l’installation de l’éleveur de poulets bio. Certes, la conversion au bio, ce n’est pas simple et c’est aussi tout l’intérêt du témoignage d’Emmanuel Vandame que de rendre compte, avec franchise, des hauts et des bas, qui l’ont d’ailleurs contraints à renoncer – provisoirement, comme on l’espère – à une conversion totale.
On pense aussi à Nathalie Trubuil et Pierre Bot, qui, en 2011, consacrent, eux, un premier ha à une culture maraîchère en plein champ. Aujourd’hui, ils produisent « globalement » 200 tonnes de légumes par an, tous écoulés en circuits courts, 20% étant livrés sous forme de paniers aux salariés d’entreprises du Plateau : le CEA, Horiba, Nano Innov. Deux restaurants s’approvisionnent également chez eux (dont un situé au centre de Paris). Le solde de cette production maraîchère est écoulé en vente directe aux particuliers dans un magasin en forme de cabane, sur la route de Vauhallan. Les mêmes mesurent l’intérêt de la proximité avec des écoles prestigieuses : « Quand on nous demande où est notre ferme, on répond “1er champ à droite en venant de Paris“ ou “les champs entre HEC et Polytechnique“, cela fait tout de suite impressionnant !»
C’est bien sûr aussi la Ferme de Viltain, des familles Dupré et des Courtis, qui, dès 1981, adopte le principe de la vente de fruits et légumes par cueillette directe, avant de se diversifier dans la production de yaourts, puis de laits fermetés… orientaux, sans oublier le… Milquidou, une spécialisté argentine (de la confiture de lait) introduite par un couple que la Ferme de Viltain approvisionnait en lait. Un lait de suffisante qualité pour avoir convaincu le glacier Berthillon de faire de cette même ferme son fournisseur exclusif.
On ne peut clore cette liste sans citer encore Charles Monville, qui propose des poulets bio, en circuit court, ou Elisabeth Nicolardot, qui dit avoir fait le choix de développer une activité « pension pour chevaux » dans l’ancienne ferme céréalière de Favreuse, pour mieux répondre aux besoins des amateurs d’équitation du territoire ou d’ailleurs.
– Ecosystème. Exploitations agricoles, structures associatives de production (Amap, jardins de Cocagne,…), foncière (Société Civile Immobilière – SCI- Terres fertiles) ou de valorisation (Terre et Cité), organismes de recherche, avec lesquels les agriculteurs ont su entretenir des liens parfois étroits (à l’image de Jacques Laureau, qui rappelle son affiliation au Centre d’Etudes de Techniques Agricoles, le CETA, tout au long de sa carrière et comment il a pu ainsi bénéficier des conseils d’ingénieurs pour ses choix d’emblavement et la réalisation d’essais, par rotation sur différentes exploitations), sans oublier non plus les centres de R&D (celui de Danone en particulier) : tout cela forme un véritable écosystème, ce que l’ouvrage parvient parfaitement à faire sentir, même sans recourir à cette notion (sauf erreur de notre part). Un écosystème qui accroît d’autant plus les chances de succès des initiatives qui éclosent sur le territoire. Ainsi de l’Amap des Jardins de Cérès, qui comptera vite 300 adhérents ou du Jardin de Cocagne de Saint-Quentin-en-Yvelines, qui serait même presque victime de son propre succès, faute de pouvoir augmenter le nombre de paniers sans altérer la qualité de la production, mais aussi de l’accompagnement des personnes en insertion.
– Entrepreneuriat. Ce n’est pas un mot qu’on associe spontanément aux agriculteurs. Pourtant, ceux-ci sont bel et bien des entrepreneurs : comme les autres, ils prennent des risques, innovent, investissent (souvent des sommes importantes : 120 000 euros, rien que pour la conditionneuse de yaourts acquise par la Ferme de Viltain ; 240 000 pour le Fournil des Vandame). Ils ont le sens du collectif et de l’entraide (ce que résume bien la maxime que Jacques Laureau a fait sienne : « Seul, on va plus vite, mais ensemble, on va plus loin »), savent aussi voir dans les contraintes ou les aléas, des opportunités ou des avantages. Ainsi de Francine Allavoine Garcin, qui, avec le recul, constate que son entreprise dispose de terres plus fertiles à la suite de son expropriation. Son fils entrevoit l’intérêt des aménagements paysagers prévus par l’aménageur sur le Plateau de Saclay, moyennant la reconnaissance de la proximité des arbres plantés comme un critère d’attribution des marchés publics.
Bien des récits l’illustrent : les agriculteurs savent adapter leur outil de production, y compris les exploitations héritées de leurs parents. Ce que les propos d’Olivier des Courtils (Ferme de Viltain) résument bien (quitte à faire preuve d’optimisme quant aux changements de mode de production) : « Si une profession a beaucoup évolué au cours des dernières décennies, c’est bien la nôtre ! Mais les agriculteurs sont par nature des gens réservés et ont du mal à faire passer un message. Que ce soit nous individuellement ou même au niveau des instances de la profession, nous ne disons pas assez ce que nous faisons, encore moins, ce que nous faisons de bien. » Benoît Dupré ne dit pas autre chose : « A chaque fois, le processus est le même. Le monde bouge autour de nous, nous faisant trouver d’autres solutions, explorer d’autres pistes, aller de l’avant ».
Significatif également est le témoignage d’Anne-Marie Rousseau, qui considère que « lorsque les bâtiments agricoles sont obsolètes, il ne faut pas s’opposer à leur reconversion. » Et la même de citer celle de la Ferme de Saclay en… hôtel (Novotel, en l’occurrence) : « une reconversion réussie, qui crée de l’emploi et de l’activité économique sans contrevenir à l’environnement. » Avec un sens indéniable de la formule, elle ajoute encore : « Le monde bouge parce que l’homme bouge. On ne peut pas faire des sanctuaires qui ne seraient que des cimetières. » Elle invite donc à « respecter le passé en y cherchant des voies d’avenir avec les nouvelles technologies. » Des recommandations qu’elle s’applique à elle-même en se mettant à rêver que les hangars de sa propre exploitation, construits à l’initiative de son père en 1974 et devenus obsolètes après 40 ans de fonctionnement, fassent « le bonheur de petits artisans » qui seraient tout au plus tenus de « respecter l’environnement naturel et agricole ».
Bref, les agriculteurs sont loin de se comporter en Indiens dans leur réserve (en l’occurrence la ZPNAF, sur laquelle nous reviendrons plus loin). Ils savent évoluer avec leur temps, hériter sans s’interdire de transformer. Sur ce point, laissons le dernier mot à Thomas Joly, président de Terre et Cité : « Il n’y a pas si longtemps, l’agriculture du Plateau, c’était le Père Vandame, le Père Dupré, le père Trubuil, le Père Laureau… Maintenant, ce sont tous les fils (ou les filles !) qui ont repris l’activité. Un vent nouveau a soufflé sur le Plateau. Ils sont tous partis de ce qu’avaient fait leurs parents, ils respectent le travail passé et tous les acquis apportés par leurs parents. En même temps, ils ont tous fait des essais et au final, aucun n’a échappé, d’une manière ou d’une autre, à une transformation. »
– Glocal (global + local). Pour être ancrés sur le territoire, depuis plusieurs générations, nos agriculteurs n’en sont pas moins non plus tournés vers le monde : c’est bien sûr le cas de ceux qui pratiquent l’agriculture d’exportation, mais aussi de promoteurs d’initiatives en apparence très locales comme l’Amap des Jardins de Cérès, par exemple : créée en 2003, elle a, apprend-on, été inspirée par les Communities Supported Agriculture (CSA), que des habitants du Plateau de Saclay avaient découverts lors de séjours aux Etats-Unis et dans lesquelles ils ont vu un moyen de lutter contre l’urbanisation du Plateau de Saclay.
– Histoire (avec un grand H). Chacun à leur manière, les entretiens sont une plongée dans une histoire plus que séculaire. Nombre des personnes qui témoignent sont fils/filles, petits-fils/petites-filles voire arrière-arrière petits-fils/petites-filles de paysans ou agriculteurs arrivés sur le Plateau de Saclay ou les environs immédiats au début du XXe et même avant. La première génération Laureau s’installe en 1884 à la Ferme de la Martière ; le grand-père d’Emile Isambert (Ferme de la Vauve) arrive de sa Beauce natale l’année suivante ; les premiers Vandame s’établissent, eux, en 1920 ; etc.
Si donc l’ancrage de nos agriculteurs est ancien, il ne doit pas faire oublier leurs origines lointaines, d’autres coins de France. Le grand père d’Annie Journau-Léonard (Ferme de Moulon), pour ne citer que cet exemple, était originaire des Côtes d’Armor ; il fut embauché à la ferme des Leroy, à Moulon. Son propre père, apprend-on encore, était lui aussi originaire de Bretagne. Mais à la différence du grand-père, il ne parlait pas un mot de français quand, petit, il est arrivé à Saint-Aubin où il deviendra bouvier à l’âge de 12 ans. Une autre époque, d’un siècle pas si lointain (nous ne sommes après tout que dans les années 1930…).
Au-delà des parcours de vie, Terres précieuses fait aussi découvrir le riche patrimoine constitué par les fermes, la plupart très anciennes, et qui ont su évoluer avec leur temps, au gré des cessions, des évolutions d’activités. A commencer par celle d’Orsigny, un lieu particulièrement chargé d’histoire : elle est située sur une implantation tour à tour celte, gallo-romaine, mérovingienne,… Après une refondation par les Moines de Saint-Germain des Près, elle fut la propriété de la famille Mérault, au XVIe siècle, avant d’être offerte en donation à Vincent de Paul… (la suite dans l’entretien de Nicole Bonfils). De son côté, Emile Lambert peut s’enorgueillir de disposer des baux de la ferme de la Veuve depuis 1482, du temps du roi Louis XI ! « J’ai ainsi trace de tous les propriétaires qui se sont succédé au fil des siècles. »
– Hybridation. Il n’y a pas d’un côté les agriculteurs, de l’autre, le reste de la population. Même si les premiers forment une communauté manifestement soudée (on apprend que plusieurs ont l’habitude de partir ensemble en vacances), c’est une communauté ouverte, sur les autres et, donc, aux échanges. En ont résulté ces initiatives, en vue de maintenir l’agriculture sur le Plateau, et que nous pouvons de nouveau citer tant leur rôle s’est révélé essentiel : Terre et Cité, créée, rappelons-le, en 2001, à l’initiative de deux agriculteurs, Jean-Marie Dupré et Christian Vandame ; la Société Civile immobilière (SCI) Terres Fertiles, en 2005.
Tandis qu’un chapitre revient sur la genèse de cette dernière, un autre est tout aussi spécifiquement consacré à l’Amap (à travers les témoignages de Corinne Meynial, Pascale Mormiche, François Lerique et Cyril Girardin), une autre illustration, s’il en est, de cette hybridation (comme déjà rappelé, elle a en effet pu voir le jour grâce au soutien des Vandame).
Le monde scientifique n’est pas en reste : des chercheurs du CEA, du CNRS, de l’INRA, des universitaires, des informaticiens, etc. prennent part à la dynamique agricole sur le Plateau de Saclay. Ils sont plusieurs à assister aux premières assises des Pays de Saclay organisées en décembre 2008, sur le thème « OIN, cluster et Plan campus du Plateau de Saclay : laisser faire l’Etat ou agir ? », co-organisée par le collectif « Un autre avenir pour les Pays de Saclay, Terre et Cité, Citoyens Actifs et Solidaires (CAS) d’Orsay et les élèves de l’École polytechnique.
Il n’est pas jusqu’aux établissements d’enseignement supérieur implantés sur le territoire qui ne commencent à nouer des liens. Ainsi d’HEC dont des étudiants font des stages au Jardin de Cocagne de Saint-Quentin-en-Yvelines. Le portrait que son directeur, Alain Gérard, fait de ceux-ci vaut le détour (« le premier jour, relève-t-il, ils sont arrivés (…) en petites chaussures de ville (…) »).
– Incertitude. Le mot revient tel un leitmotif. Une incertitude liée pour l’essentiel aux projets d’aménagement. Elle décidera, suite à l’arrivée de Polytechnique, en 1976, René, le père de Nathalie Trubuil, à s’installer en Sologne, avant finalement d’en revenir pour reprendre l’exploitation de son père, les projets d’urbanisation du Plateau (annoncés dans le Schéma Delouvrier) semblant s’être éloignés. Péripéties qui aurons valu à ladite fille, devenue entretemps une grande figure de l’agriculture locale, de naître à l’extérieur du Plateau.
Malgré cette incertitude, peu nombreux sont les agriculteurs qui se montrent fatalistes ou résignés. Au contraire. Ils sont même pleins d’idées. Ainsi de Florence Bailly-Collard, fille d’Odile Heurtebise-Bailly et qui, à propos des bâtiments agricoles « les plus étroits, les plus bas ou les plus complexes encore mal utilisés et à charge, autrefois logements d’ouvriers, petits ateliers, auvents pour le matériel ou abris pour l’élevage familial », suggère d’y remettre du logement (« la ville étant à notre porte ») ou développer un accueil touristique en tirant profit, cette fois, de la proximité de Versailles, de la Vallée de Chevreuse ou du Golf national. Ou encore de « participer à l’hébergement des nombreux étudiants ou jeunes salariés des universités de Saint-Quentin et d’Orsay, voisines, qui ont du mal à se loger. » « Peut-être, conclut-elle, pourrions-nous concocter une programmation mettant à l’honneur une forme de mixité ? »
– Innovation. A ceux qui auraient encore une représentation figée du monde agricole, d’avant la révolution du même nom, ce livre rend justice à sa capacité à innover et ce, en permanence.
Qu’on songe encore une fois au couple Vandame et à leur fournil ; à Elisabeth Nicolardot, et sa « pension pour chevaux », laquelle « favorise les échanges entre les urbains, [s]es clients, et les agriculteurs ». Ou encore à Emmanuel Laureau, qui, en 1992, aménage une compostière pour répondre au manque de matière organique auquel était confronté le département de l’Essonne, après être allé voir des exemples de plateformes en Allemagne. Depuis, il s’est diversifié dans la production de mulch et fonde ses espoirs dans le projet de chaufferie à bois de Palaiseau pour écouler le bois dont il dispose. A propos de Jacques Laureau (Ferme de la Martinière), Martine Debiesse écrit que « les gènes de l’innovation hérités de Constant Laureau, son grand-père, n’avaient pas quitté la famille » et qu’il a été « un agriculteur actif et tourné vers l’avenir » (outre des tentatives de nouvelles cultures, il réalisera des essais pour le Centre d’Etudes de Techniques Agricoles, un séchoir à grains, et consacrera 30 ha à la multiplication de semences pour l’Union des Semences). Les permanences sont parfois trompeuses, comme l’illustre le témoignage de son fils, Emmanuel Laureau (4e génération) : si la ferme qu’il occupe est restée peu ou prou la même depuis son arrière grand-père, « l’agriculture s’est bien sûr modernisée au fil des années, ne serait-ce qu’à travers l’évolution des cabines des moissonneuses-batteuses : si je compare à celles que nous avions en 1986 quand je suis arrivé sur l’exploitation après ses études, elles sont maintenant bien plus spacieuses, climatisées et se conduisent à l’aide d’un GPS. ». On mesure aussi les transformations à l’élévation des qualifications : tandis que les premières générations ont, semble-t-il, appris leur métier sur le tas et à la faveur de la transmission familiale, les dernières générations ont été formées dans des lycées agricoles. Elles font la plupart état d’un BTS en agriculture sinon d’un BTA (Brevet de Technicien Agricole).
Une agriculture innovante, donc. C’est d’ailleurs à une exploitation du territoire, celle des Trubuil, que l’Institut du Végétal confiera la production de la moitié des 8 000 palettes de cultures nécessaires pour l’événement « Nature Capitale ». Souvenez-vous, cette œuvre éphémère qui s’est tenue sur les Champs Elysées, du 22 au 24 mai 2010 dans le but de « témoigner de la richesse de la biodiversité française ». Une entreprise qui se révèlera autrement plus compliquée que prévue, non sans donner à Nathalie Trubuil l’occasion de démontrer une étonnante capacité à composer avec les aléas (nous laissons au lecteur le soin de découvrir comment en se reportant à la son récit).
Quand l’agriculteur n’innove pas directement, il aide les autres à le faire en mettant, notamment, des parcelles à disposition. C’est de nouveau le cas du couple Vandame qui permettra ainsi à une des toutes premières Amap franciliennes de voir le jour et à l’éleveur de poulets bio, Charles Monville, de s’installer, enfin. L’innovation, c’est encore cette Société Civile Immobilières (SCI) Terres Fertiles, qui vise, précisons-le, à préserver le foncier à partir d’une démarche citoyenne, non sans inciter à terme les exploitants à se convertir au bio.
C’est dire si agriculteurs, maraîchers et autres jardiniers ont toute leur place dans ce territoire appelé à abriter un cluster technologique. Ce que nous avons d’ailleurs eu l’occasion de rappeler en soulignant, dans un article récent, l’intérêt qu’il y aurait à renforcer les échanges entre l’univers agricole et celui des start-up, qui emprunte d’ailleurs beaucoup au vocable du premier (jeune pousse, pépinière, incubateur…).
– Résilience. Passionnants, les entretiens le sont aussi par ce qu’ils révèlent de la capacité de ces femmes et de ces hommes à surmonter les épreuves. Même si aucun n’use du terme de résilience, il s’impose pour rendre compte de leur aptitude à faire face aux changements et même aux chocs. Et dieu sait s’ils en ont connus entre la révolution agricole, l’urbanisation, les projets d’aménagement synonymes d’expropriations, sans oublier les périodes de guerre, que bien des aïeux ont payé au prix fort – par l’occupation de toute ou partie de leur ferme. Ni les premières pages de l’histoire de l’aviation, qui, le sait-on, s’écrivirent sur le Plateau de Saclay, non sans causer des préjudices aux agriculteurs dont les parcelles étaient survolées (quant elles ne servaient pas de piste d’atterrissages forcés…). Une histoire relatée dans un livre, Huit aérodromes sur un Plateau, que nous avions chroniqué (pour accéder à la chronique, cliquer ici) et dont nous avons des échos ici, à travers le témoignage d’Odile Heurtebise-Bailly, qui n’est autre que la petite fille d’Augustin Heurtebise, celui-là même qui avait, en 1912, dressé son champ de paratonnerres pour dissuader les apprentis pilotes, mais aussi obtenu, à force de persévérance, un jugement du tribunal civil de la Seine, obligeant les pilotes à ne plus survoler les exploitations en deça d’une certaine hauteur.
On perçoit d’ailleurs comme une satisfaction à avoir survécu aux épreuves de la vie, notamment dans le témoignage de Jacques Thierry (91 ans), de la Ferme de Toussus : « Depuis très longtemps, dit-il, l’avenir du Plateau est incertain. Nous avons été expropriés d’un certain nombre d’hectares. Notre ferme n’est plus en exploitation, les bâtiments sont loués à des particuliers. Mais nous sommes toujours là, et notre fils est exploitant agricole sur le Plateau. »
Naturellement, les témoignages reviennent sur le projet d’aménagement de Paris-Saclay, non sans éclairer sur les motifs de suspicion et de mécontentement, chez les agriculteurs, notamment. A l’évidence, il a réveillé de mauvais souvenirs, celui des expropriations vécues par leurs parents ou grands-parents pour les besoins de la construction de l’aérodrome de Toussus-le-Noble (ex-Toussus-Paris) ou de l’installation des premiers établissements d’enseignement supérieur (Supélec, École polytechnique). Ou qui manquèrent de peu d’en connaître. Bref, il y eut le sentiment d’une histoire qui se répète au profit d’une extension continue de la ville.
Au-delà, les témoignages de Jacques Laureau et Emmanuel Laureau éclairent sur les problèmes pratiques posés par ces expropriations : une réduction de surfaces chèrement acquises au fil du temps ; des parcelles, certes, en compensation, mais de moindre qualité, plus caillouteuses, qui rompent de surcroît la continuité de l’exploitation, obligeant à des déplacement de leurs matériels sur des routes souvent encombrées. Sans compter les inquiétudes sur la préservation du système de drainage. « Un coup de pelleteuse est vite arrivé (…). Si l’un d’eux venait à être coupé, je crains fort que des mouillères ne se créent au milieu des cultures » (Emmanuel Laureau).
A travers le témoignage d’André Gallais, l’ouvrage rappelle que la recherche agronomique a, elle aussi, pâti d’expropriations. Pour mémoire, il a été le premier directeur de l’unité de recherche conjointe INRA/CNRS/Université d’Orsay et AgroParisTech, installée quarante ans durant dans la Ferme de Moulon, dont les propriétaires (les Leroy) avaient eux-mêmes été expropriés pour la construction de Supélec et de la future école de Police (fermée depuis). A leur tour, les chercheurs ne disposeront plus que de 30 h, « au milieu d’une zone urbanisée », regrette André Gallais.
Des motifs persistants de mécontentement
D’autres personnes ne cachent pas leur amertume ni leur hostilité à l’égard du projet de cluster Paris-Saclay. Ainsi de Jacques Laureau, qui confie : « Mon implication dans la vie publique et mon expérience d’agriculteur me font regarder avec appréhension et amertume ce que va devenir le Plateau de Saclay, mais aussi l’exercice du métier d’agriculteur dans une zone périurbaine », Il est vrai que sa ferme – la Martinière – est une de celles qui ont été les plus touchées par les expropriations.
A contrario, d’aucuns n’hésitent pas à avancer des arguments discutables. Ainsi du gérant de la Société Civile Immobilière (SCI) Terres Fertiles, Laurent Sainte Fare Garnot : cette structure est, dit-il, « opposée au principe même du cluster Paris-Saclay, dont les retombées sur l’agriculture du Plateau risquent d’être lourdes, non seulement par l’urbanisation envisagée et les transports associés, mais peut-être aussi par la pollution des sols et de la nappe phréatique si les rigoles continuent de servir d’écoulement des eaux de ruissellement ou si ces eaux sont infiltrées en profondeur. »
A défaut d’arguments, des formules à l’emporte-pièce qui tranchent avec la tonalité générale de l’ouvrage. A l’image de ceux d’Emmanuel Vandame : « l’Etat a mis la main sur tout et nous, citoyens, on ne nous entend pas. » Si tel était le cas, comment comprendre l’adoption de la ZPNAF, une initiative portée par les agriculteurs ? Et que penser du rôle de Terre et Cité, qui se fait justement la caisse de résonance de tous les acteurs de l’agriculture du Plateau de Saclay ? Autre morceau choisi, mais qui se passe de commentaire : « Je suis très pessimiste sur l’avenir du Plateau, car celui-ci est géré par des gens qui ne sortent pas de leurs bureaux, et ne connaissent rien du terrain ».
Pour François Lerique, il est clair que « Les Pays de Saclay ne sont pas un territoire “apaisé“. C’est une occasion manquée. L’Etat et ses représentants sur le Plateau n’ont pas su, ou pas voulu, construire un vrai projet de territoire. » Le même va jusqu’à écrire, faisant fi des séances de concertation imposées par ce même Etat : « Les vrais débats n’ont jamais eu lieu. Ils ont imposé leur projet, ils sont venus s’installer chez nous, en “occupants“ ! »
Le même, et à plus juste titre, rappelle que lorsque l’Amap s’est lancée dans la culture de pommes de terre, c’est avec le slogan « nos patates sont politiques ». Histoire de rappeler le contexte de contestation dans lesquelles ont pu s’inscrire des initiatives en faveur d’une agriculture urbaine, sur le Plateau de Saclay.
De l’apaisement
Pourtant, c’est bien le mot d’apaisement qui s’impose à nous à la lecture de l’ouvrage, qui rend bien compte du chemin parcouru dans une forme d’apprivoisement réciproque entre le monde agricole et les acteurs du cluster.
Nul doute que l’inscription de la zone de protection naturelle, agricole et forestière (la fameuse ZPNAF – on y revient – qui protège plus de 2 300 ha contre le « bétonnage »), dans la loi du Grand Paris de juin 2010 y a contribué. Même si elle ne convainc pas tout le monde (Emmanuel Vandame : « Nous avons fait une erreur en signant la carte des 2 300 ha. On a donné à l’Etat carte blanche pour faire tout et n’importe quoi en dehors de cette zone protégée »), cette ZPNAF n’en reste pas moins une première en France.
De même, la création de Terre et Cité a joué un rôle indéniable dans l’apprentissage d’une écoute mutuelle des acteurs du Plateau et ce, grâce à une gouvernance originale (elle s’appuie sur quatre collèges représentant les agriculteurs, les élus, les associations et la société civile). L’ouvrage lui rend un légitime hommage en y revenant à plusieurs reprises, au fil des témoignages, à commencer par celui de son président, également auteur de la préface, Thomas Joly (dont on regrettera juste qu’il ne fasse pas état du soutien de l’ex-EPPS…).
Si certaines associations ont « refusé farouchement de “collaborer“ avec l’aménageur, ne serait-ce qu’en participant au concours d’idées, d’autres au contraire ont, comme on peut le lire dans le chapitre consacré à l’Amap des Jardins de Cérès, considéré que dialoguer et apporter leur avis était le meilleur moyen pour faire évoluer les projets vers leurs idées. »
Il est vrai, et comme cela a déjà été dit, que beaucoup ont saisi les opportunités qu’offrait le cluster en drainant une population désireuse d’une agriculture de proximité. Ainsi de Guillemette Dupré-des Courtils qui prend acte du fait que « le projet sur le Plateau est lancé, [que] c’est une opération d’intérêt national. La ville continuera de s’agrandir, les routes à se faire. Et le nombre d’habitants augmentera, signifiant évidemment pour nous des clients en plus ».
Dans leurs témoignages, bien d’autres agriculteurs semblent considérer que la relève est assurée. Beaucoup de leurs enfants ou petits enfants n’aspirent, disent-ils, qu’à devenir agriculteurs et à reprendre l’exploitation. Même Jacques Laureau se montre confiant : tandis que son aîné, Emmanuel, a déjà repris sa suite, il y a de grandes chances de voir, parmi ses petits enfants, « germer de futures “pousses de cultivateurs“ ». Et le même d’en conclure : « l’agriculture a de l’avenir et la jeunesse porte en elle l’amour de la terre ! ». Ce que confirme son propre fils dans l’entretien qui suit : sa fille entre en 1re STAV – sciences et technologies de l’agronomie et du vivant – et « la reprise de l’exploitation l’intéresse clairement ».
De son côté, Charles Monville témoigne que d’autres, même venus de l’extérieur, peuvent trouver leur place sur le Plateau de Saclay (moyennant la générosité d’un agriculteur et… de la patience). Aux dernières nouvelles, il vit bien de son activité, sans sacrifier les périodes de congés. Il ne désespère pas non plus de susciter des vocations parmi les élèves qu’il reçoit régulièrement.
De l’écoute
Qui d’autre que Martine Debiesse pouvait parvenir à restituer la réalité du Plateau de Saclay dans toute sa complexité et sans verser dans une vision trop nostalgique ? En plus d’un sens rare de l’écoute (il en faut pour restituer aussi finement de tels entretiens et l’ambivalence de ceux qui les accordent), elle a pour elle d’être la petite fille de « paysans de montagne », du côté de sa mère, et de scientifiques, du côté de son père, ainsi qu’elle l’évoque dans sa brève conclusion. Soit une synthèse en chair et en os du Plateau de Saclay, appelé à être tout à la fois un territoire agricole et un cluster technologique.