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Sérendipité

Du conte au concept

Par Sylvie Catellin, 2014, 272 p.

Il vous faut briller coûte que coûte lors d’un dîner en ville ? Qu’à cela ne tienne ! Prononcez au détour d’une phrase le mot sérendipité, l’effet est garanti. «  Sérendipi-quoi ? » sera très probablement la réaction de vos convives, les yeux tout aussi probablement comme des soucoupes. Avec un air détaché, rappelez que c’est un mot forgé au XVIIIe siècle, en 1754 précisément, par un certain Horace Walpole en référence à un conte persan traduit en 1719 (d’une version italienne) par le chevalier de Mailly, sous le titre Voyages et aventures des trois princes de Sarendip (sic). Comme son nom l’indique, pourrez-vous préciser, il met en scène trois princes qui, au cours de pérégrinations, manifestent un sens de l’observation hors du commun, qui leur permet de décrire un chameau qu’ils n’ont pourtant pas vu… A ceux qui voudraient en savoir plus, vous pourrez renvoyer à la traduction de la version d’un poète soufi qu’en ont proposée récemment les éditions Hermann[1]. En attendant, il vous sera toujours loisible de rappeler que Serendip n’est autre que l’ancien nom de l’île de Ceylan.

Prenez-soin cependant de vous assurer que vos interlocuteurs sont Français, car la plupart méconnaissent encore ce néologisme (son entrée dans les dictionnaires de langue française ne date que de 2011). Gardez-vous de chercher à briller par ce subterfuge devant un auditoire anglophone. Ce serait le flop assuré : outre-Manche comme outre-Atlantique, le mot est entré depuis belle lurette dans le langage courant. Nombre de boutiques de farfouille, de restaurants et d’hôtels l’arborent même sur leurs devantures.

Observation surprenante, interprétation pertinente

Autre erreur à éviter : définir la sérendipité comme « l’art de trouver par hasard ce qu’on n’a pas cherché ». C’est certes la définition qu’on en donne spontanément, quand on l’a donne, mais elle ne rend pas justice à la véritable et autrement plus intéressante signification du terme. A savoir : la faculté de «  prêter attention à un fait ou une observation surprenante et à en imaginer une interprétation pertinente. » C’est du moins la définition qu’en donne Sylvie Catellin, maître de conférences en sciences de l’information et de la communication à l’université de Versailles St-Quentin-en-Yvelines, dans le livre qu’elle vient de lui consacrer (Sérendipité. Du conte au concept, Seuil, 2014). Bien qu’œuvre d’érudition (Sylvie Catellin nous plonge dans les écrits de plusieurs chercheurs et écrivains et des controverses dont le mot a pu faire l’objet), il se lit comme un roman… policier. Une impression qui n’a rien de surprenant quand on sait, à la lecture du livre, l’analogie entre les démarches du chercheur et du détective, guidées par cette même faculté à observer « le » détail qui permettra de résoudre une énigme.

Il y a aussi un peu de Sherlock Holmes chez notre auteur, qui, par bien des aspects, mène aussi son enquête, en n’hésitant pas à dénicher de précieux indices jusque dans une note de bas de page ou une bibliographie qui auront échappé à la sagacité de collègues. Non pas tant pour déceler l’origine du mot – une fois n’est pas coutume, on en connaît non seulement l’année de naissance mais encore son inspirateur, ce Walpole qui l’utilise dans sa correspondance privée -, mais pour comprendre les raisons qui ont amené celui-ci à mettre autant en avant la part de hasard.

De la genèse à sa diffusion dans les sciences

Au passage, on s’amuse à constater que ce contemporain de Voltaire aurait pu aussi bien parler de « zadigité » : dans Zadig, paru quelques années plus tôt, en 1748, notre célèbre philosophe s’inspire du même motif oriental des trois princes et de l’interprétation des traces animales, en mettant en œuvre un raisonnement par abduction, soit un « raisonnement imaginatif faisant appel à des connaissances implicites » et que le célèbre biologiste Thomas Huxley érigera d’ailleurs en « méthode de Zadig » pour décrire la méthode d’investigation des paléontologues !

Plutôt que cette aptitude, c’est donc la part de hasard que Walpole mettra en exergue alors qu’elle est secondaire dans le conte… A l’évidence, explique Sylvie Catellin, son intention première est de disposer d’une « arme contre la philosophie rationaliste des Lumières et du scientisme de son temps ». Dans cette perspective, c’est la valorisation du hasard qui lui importe, plus que celle de la sagacité.

Malheureusement pour la postérité du terme, c’est en ce sens de découverte fortuite que le mot sera donc le plus souvent entendu, quand il refera surface… plus d’un siècle plus tard. La sérendipité ne resurgit en effet qu’en 1875 chez les bibliophiles et collectionneurs d’objets anciens, inspirant la création de « Serendipity Shops » au début du XXe siècle : des magasins qui invitent les clients à trouver leur bonheur à la manière de nos vides-greniers. Des dictionnaires le consacrent en constatant sa diffusion dans les milieux littératures.

A partir des années 1930, Sérendipité entre dans le vocabulaire scientifique, aux Etats-Unis, d’abord, par la médiation de scientifiques particulièrement attentifs à l’importance de l’expérience subjective dans le processus de découverte : le mot est utilisé par Walter B. Cannon, physiologiste et professeur à la faculté de médecine de Havard (où il s’imposera comme une « sorte de mot de passe ou de signe de reconnaissance mutuelle entre ses chercheurs et enseignants), puis par le sociologue Robert K. Merton, auteur avec l’historienne Elinor G. Barber d’un ouvrage retraçant l’histoire du mot – The Travels ans Adventures of Serendipity (« Voyages et aventures de la sérendipité »), mais resté longtemps à l’état de manuscrit avant d’être publié au début des années 2000. La face de l’histoire des sciences s’en serait-elle trouvée modifiée s’il l’avait été plus tôt ? Probablement pas, car outre-Atlantique comme outre-Manche, le mot était déjà entré dans le langage courant et le monde des sciences et techniques. Il retint même l’attention du grand mathématicien, Norbert Wiener (1894-1964), fondateur de la cybernétique qui y verra «  une arme vitale dans l’arsenal du scientifique ».

En Angleterre, c’est d’ailleurs le milieu de cette nouvelle discipline, placée à la confluence des sciences de l’ingénieur et des arts, qui l’adoptera le premier (en 1968, une des premières expositions consacrées à l’art cybernétique, à Londres, le met en exergue dans son titre : « Cybernetic Serendipity »). Jusqu’alors le principe d’une méthode sérendipienne était prégnante mais les savants se référaient alors davantage à la « méthode de Zadig ».

Une reconnaissance tardive en France

De même, en France, des savants (tels que Claude Bernard) et des romanciers (Balzac, par exemple), en ont manifestement eu l’intuition. Plusieurs de leurs écrits attestent que c’est de sérendipité qu’ils auraient parlé s’ils avaient connu l’existence de ce mot. Celui ne commence à se diffuser qu’à partir des années 1950, en restant de surcroît dans le cercle restreint de chercheurs, d’artistes et d’écrivains. Des dictionnaires spécialisés l’enregistrent, à partir de 1968, mais il peine à s’acclimater. Il est vrai que sa prononciation francisée n’est pas aisée pour un locuteur français. Il pâtit aussi et surtout de la traduction qui en est donnée. Les hommes de science sont sceptiques quant à l’idée de réduire le progrès à des découvertes fortuites… Certes, un Pasteur a bien reconnu l’existence du hasard dans le processus de découverte, mais en précisant bien qu’il « favorise des esprits préparés ». A trop le mettre en avant, relève Sylvie Catellin, « le mot “ hasard ” devient ainsi un mot-écran, qui empêche de penser la sérendipité et fait obstacle à sa compréhension, donc à sa diffusion. »

Il aura fallu attendre le développement du web, dans les années 2000, pour qu’il se diffuse plus largement. Sylvie Catellin relève que le moteur de recherche Google fournissait environ 150 000 occurrences en 2011 contre 12 000 en 2005 (au moment où nous rédigeons cet article, nous en sommes à 200 000…). Ce n’est qu’en 2011, qu’il entre dans nos dictionnaires de langue courante. Sans attendre, des chercheurs ont commencé à le mettre dans l’agenda de la recherche, à travers des publications ou des colloques comme celui – le premier du genre – organisé en juillet 2009 au Centre culturel international de Cerisy (auquel Sylvie Catellin a participé de même que… l’auteur de ses lignes, mais sans avoir l’occasion d’échanger !), sous la direction de Danièle Bourcier (chercheur CNRS en sciences sociales, juriste et linguiste) et Pek van Andel (chercheur en médecine, à l’Université de Groningue, Pays-Bas). Il avait réuni des chercheurs de différentes disciplines, des philosophes, des psychanalystes, des artistes, des ingénieurs, etc. (et donné lieu à des actes, publié sous le titre La Sérendipité, le hasard heureux, aux éditions Hermann, en 2011).

Pour autant, la notion n’en continue pas moins à faire question. Aujourd’hui encore, on se plait à citer la pénicilline comme une illustration de découverte faite par hasard. Or, même Fleming, son « découvreur », mit, pour l’expliquer, moins le hasard en exergue que son sens de l’observation et, surtout, sa liberté de chercher, pour mieux d’ailleurs revendiquer la poursuivre d’une recherche fondamentale non astreinte à des objectifs définis à l’avance.

Si c’est une tout autre vision qui s’impose d’ordinaire, celle d’une science sûre d’elle-même, c’est que les chercheurs eux-mêmes nous induisent en erreur en rationalisant a posteriori le processus de découverte selon un formalisme logique rigoureux. Rares sont ceux qui témoignent de l’effet de surprise, à l’acuité du regard et au final, de leur affinité avec… les artistes. Pas moins que ces derniers, le chercheur ne sait par avance ce qu’il va trouver.

Recherche libre versus science planifiée

L’ouvrage de Sylvie Catellin aurait déjà mérité tous les louanges s’il en était tenu au récit de cette histoire du mot et de sa diffusion dans différents champs, de la littérature aux sciences en passant par les techniques. Mais le propos est autrement plus ambitieux : montrer comment le sens véritable de la sérendipité peut bien plus qu’égayer un dîner en ville, questionner les modalités de la science d’hier et d’aujourd’hui. En ce sens, il est aussi et d’abord « un mot symptôme, un mot porteur d’enjeux à la fois épistémologiques, institutionnels, culturels et politiques ».

De fait, la sérendipité oppose non pas tant une recherche fondamentale à une recherche appliquée, qu’une vision de la science désintéressée et libre à une conception utilitaire et planifiée. Un débat tout sauf nouveau. Il agite la communauté scientifique depuis au moins le lendemain de la Seconde Guerre mondiale, dans le contexte marqué par l’opposition entre le modèle communiste et le modèle libéral incarné par la nouvelle puissance américaine. En 1949, le New York Times, le grand quotidien américain, en fait état en mentionnant en Une le mot de… sérendipité ! Un débat auquel Fleming, interviewé par ce journal, participe d’ailleurs. A l’occasion de l’inauguration de l’Oklahoma Medical Research Foundation, il aura ces mots : « Vous pouvez commencer à chercher quelque chose et découvrir finalement tout à fait autre chose. »

Le débat a lieu aussi en France, suivant les mêmes termes (hormis la sérendipité !) dans le sillage de la création d Centre national de la recherche (CNRS) en 1939. Et ce débat est toujours actuel comme en témoignent les questions suscitées par la séparation croissante entre sciences et humanités ou l’organisation de la recherche par appels à projets. En guise d’illustration, Sylvie Catellin cite plusieurs chercheurs, dont Albert Fert, le prix Nobel de physique (2007), qui, dans un média en ligne, faisait part de ses doutes sur la possibilité qu’il aurait eu de mener ses travaux fondamentaux sur le magnétisme dans le cadre du système de financement sur contrats de l’Agence nationale de recherche (ANR).

Liberté, réflexivité…

Loin de rester au-dessus de la mêlée, l’ouvrage se conclut par un plaidoyer pour ménager un espace à une recherche à la fois libre, réflexive et… indisciplinée…

Libre d’abord. « (…) la sérendipité, écrit Sylvie Catellin, justifie le besoin de liberté et d’autonomie des chercheurs, car la liberté permet de faire des choses que les objectifs spécifiques programmés ou planifiés ne permettent pas. » Et la même d’ajouter encore : « Sans la réceptivité à l’inattendu, sans l’attention nourrie de savoir et d’expérience du chercheur, sans la liberté imaginative, point de sérendipité, point de découverte. Tout au plus une occasion manquée et qui serait pasée inaperçue. La sérendipité fait appel à l’étonnement, à l’intuition, au dialogue entre la raison et l’imagination, entre le conscient et le non-conscient. Le pouvoir de découvrir découle de cette interaction. »

A défaut d’être planifiée, une recherche placée sous le signe de la sérendipité peut être stimulée, par des modes d’organisation ouverts et par des environnements appropriés. « Un environnement favorable à la sérendipité implique un mode d’organisation souple, ouvert à l’inattendu et au raisonnement imaginatif, permettant aux chercheurs de suivre les idées qui leur viennent à l’esprit au cours de leurs travaux et préservant leur liberté et leur créativité, ou bien encore un système ouvert à d’autres modes de pensée. »

Réflexive, ensuite. Car, en éclairant le processus méconnu de la découverte, un processus qui, précise Sylvie Catellin, « s’inscrit dans une temporalité et un contexte », la sérendipité met aussi en évidence la nécessité chez le chercheur d’une capacité à analyser sa propre activité, autrement dit à faire preuve de réflexivité.

… et indisciplinarité

Bien plus, à l’heure où on promeut, la pluri, l’inter et la trans-disciplinarité, Sylvie Catellin met en avant l’indisciplinarité défendue par son collègue Laurent Loty, chercheur au CNRS, par ailleurs auteur de la préface. Une pratique « consistant à élaborer une recherche à partir d’un questionnement personnel, d’un étonnement, en utilisant et en croisant librement les savoirs disciplinarisés, mais en ne se soumettant à aucune discipline. » C’est dire si, comme il le souligne, elle suppose de l’autodiscipline.

Liberté, réflexivité et indisciplinarité, tel pourrait donc être le triptyque de la République des sciences du XXIe siècle, placée sous le signe de la sérendipité. A sa façon, l’ouvrage rend aussi hommage aux vertus sérendipiennes du livre sinon des sources imprimées, même à l’heure du web : « (…) lorsque l’on dispose du document physique (…) on est plus enclin à regarder “ à côté ”, et à tomber ainsi sur un article que l’on ne cherchait pas a priori. » De fait, son propos est jalonné de « découvertes » qui changent l’interprétation d’une théorie, ou la perception de la science et de ses enjeux.

Au fil des entretiens et des portraits de chercheurs, d’architectes, d’artistes… que nous avons réalisés pour les besoins du site web Média Paris Saclay, force a été de constater l’intérêt grandissant pour cette notion de sérendipité. Dans l’entretien qu’il nous a accordé Hervé Biausser (alors directeur de l’Ecole Centrale Paris) mettait même en avant cette notion comme une des valeurs cardinales de son école, pour le XXIe siècle. C’est dire s’il y a urgence à lire ce livre, pour dissiper tout malentendu quant à son acception, prendre la mesure de ses enjeux et apprécier à leur juste valeur ces initiatives qui concourent sur ce territoire à faire notamment dialoguer science et art. Car, comme le rappelle Sylvie Catellin, en conclusion de son ouvrage : « Faire découvrir la sérendipité, c’est faire comprendre que lorsque la science découvre, elle est un art. »

Article publié pour la première fois sur l’ex-site web Paris-Saclay Le Média en mai 2014 sous le titre « Il était une fois la sérendipité ».

Note

[1] Les Trois princes de Serendip, du poète soufi Amir Khosrow Dehlavi (1253-1325), éditions Hermann, 2012.

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