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Les lois et les nombres au prisme de la pensée chinoise (partie 2/2)

Suite de notre entretien avec Romain Graziani.

Pour accéder à la première partie, cliquer ici.

– J’aimerais, à propos de la lecture de votre livre, revenir à la métaphore du gravissement d’une montagne, avec ses cols difficiles, qui réserve, en guise de récompense, de magnifiques points de vue. Même si en l’occurrence, je n’ai pas eu, à la lecture du vôtre, la sensation de cols si difficiles à emprunter, des passages m’ont donné l’impression de surgir non sans susciter un émerveillement et nourrir une réflexion bien au-delà du temps de la lecture. Je pense en particulier à ce passage qui fait à peine deux pages…

Romain Graziani : Je suis curieux de savoir de quel passage il peut bien s’agir !

– C’est le passage où vous rapportez le récit d’une rencontre entre un disciple confucéen et un vieux jardinier puriste… Un des rares, dites-vous, qui porte un regard critique sur le recours à la technique encouragé par la tradition légiste dans son souci d’améliorer la performance des systèmes de production agricole…

Romain Graziani : Je vois ! Dans ce récit tiré du Tchouang-tseu – ou Zhuangzi, l’un des deux textes fondateurs du taoïsme -, sans doute écrit entre la fin du IVe-et le début IIIe siècle avant notre ère, un jardinier un brin acariâtre refuse d’adopter une nouvelle technique d’arrosage et d’irrigation, en l’occurrence un puits à manivelle, qu’un disciple de Confucius recommande d’utiliser  pour lui épargner l’effort éreintant d’aller puiser directement l’eau au moyen d’une jarre, grâce à une construction souterraine. Ce jardinier considère que le recours à cette technique n’aura d’autre effet que celui de dénaturer son activité, de « mécaniser son esprit » et préfère donc aller chercher laborieusement de l’eau par lui-même.

– Vous mettez en avant la notion d’ « esprit machinique » par laquelle vous traduisez le risque dénoncé par ce jardinier. Une notion que je trouve particulièrement pertinente pour saisir celui que fait courir l’IA générative comme d’ailleurs tous les processus d’automatisation promus sous prétexte de nous faire gagner du temps et, donc, en efficacité…

Romain Graziani : Je suis content que ce récit ait retenu votre attention, car je tiens le récit dont il est tiré, le Tchouang-tseu, pour le recueil des histoires les plus belles et les plus frappantes de toute l’histoire de la pensée chinoise ; il offre un contrepoids puissant, et unique, à cette vision stratégique des lois et des nombres qui s’est imposée dans la culture politique chinoise. Je suis non seulement émerveillé par la beauté de ce récit, mais encore par la la clairvoyance et l’humour avec lesquels se formulent des critiques qui sont encore valables aujourd’hui face à l’essor de l’IA et le risque croissant et accéléré de délégation de tous nos efforts et de toutes nos aptitudes à un dispositif externe. Car, dans les faits, la critique est assez juste : ce jardinier est tout sauf un vieux hippie râleur. Il refuse la « technologie » en connaissance de cause de effets délétère exercés sur le son intérieur.

« Esprit machinique » est la formule que j’ai imaginée pour traduire une notion littéralement inouïe à l’époque de Tchouang-tseu. Elle illustre la tendance de l’époque à forger de nouvelles notions à l’aide d’un répertoire de mots primitifs pour rendre compte d’un processus que son auteur, Tchouang-tseu, percevait bien, avec une lucidité parfois vertigineuse, et que nous sommes en train de raffiner à l’extrême, sous une forme hyperbolique. Il était intéressant pour moi de ne pas me contenter de décrire théoriquement la façon dont prenait forme un projet étatique mais de montrer que des penseurs avaient su réagir en faisant preuve d’audace, de clairvoyance, de résistance, de créativité, en allant jusqu’à inventer un langage pour être en mesure de critiquer ce qui était en train de se passer. Le récit taoïste dont nous parlons est précédé dans mon livre d’une longue considération sur les métaphores mécaniques du pouvoir dans l’imaginaire politique chinois. Je montre que c’est la notion de montage impersonnel qui prévaut par rapport à celle de charisme ou de style politique individuel.

Précisons que les textes qui composent le Tchouang-tseu sont désormais inscrits au programme de formation de toutes les classes de terminale en France. Son auteur est censé représenter, avec Averroès, Avicenne et Nāgārjuna, des pensées autres qu’occidentales. Ce dont je ne peux que me réjouir, en cette ère destructrice de l’IA appliquée à l’éducation et la pédagogie, et dont je mesure déjà les effets – puisque, pour revenir à l’histoire du vieillard réfractaire dans le Tchouang-tseu, je reçois depuis l’an dernier des piles de dissertations rédigées de manière entièrement machinale sans une seule phrase personnelle. Le récit de notre vaillant paysan n’en est que plus d’actualité et fait même œuvre de salubrité publique dans le contexte présent.

Les processus d’automatisation en général et de l’IA générative en particulier privent de l’apprentissage inhérent à la moindre tâche à accomplir, sur le plan cognitif, mnésique, réflexif, pour ne rien dire de l’expression personnelle ou de la créativité. Ils nous privent de la capacité d’apprécier le rapport avec la matière concrète ou intellectuelle que l’on transforme selon les lois de notre personnalité et forcent à se faire le porte-voix et le garant de choses que l’on n’a ni pensées, ni dites ni formulées.

On peut d’autant moins taxer le jardinier taoïste de vieux conservateur que c’est en connaissance de cause qu’il s’en tient à sa pratique : il connaît parfaitement la machine évoquée par le confucéen qui prétend le « mettre à la page » , et perçoit donc bien le risque de se faire enrôler par la logique machinique dans une course à la productivité et, donc, une vision purement quantitative de son activité.

Romain Graziani : Certes, si la technique peut nous aider à nous dispenser de certains efforts ingrats et peu formateurs pour nous permettre de nous concentrer sur d’autres tâches, nous ne pouvons que nous en réjouir. Le problème est que l’intelligence artificielle vise à automatiser les tâches concernant les fonctions supérieures de l’esprit. On m’a demandé, devant l’ampleur de la documentation consultée, si j’ai eu recours à ChatGPT pour écrire ne serait-ce que des passages de mon livre. La réponse est un non sans équivoque, parce que c’est un bonheur et plus que cela, une fin dernière pour moi que de m’efforcer de rendre claire ma pensée, d’organiser ma réflexion, de composer mes idées, et que je suis toujours heureux en rédigeant, jusque dans les moments de vertige ou de désarroi. Au demeurant si vous me permettez cette formule immodeste, une IA ne pourrait écrire avec le soin et le rythme que je m’efforce d’apporter à mon phrasé, à la cadence de chaque paragraphe. Le soin que je mets à rédiger chaque page m’éloigne beaucoup du style de rédaction proposé par les IA génératives actuelles. Je vous tiens ce propos en 2025,nous verrons ce qu’il en sera dans cinq ou dix ans, mais alors je passerai peut-être au dessin ou à la musique pour m’exprimer….

En tout état de cause, cette espèce d’astreinte de l’écriture participe d’une forme d’athlétisme de l’esprit. Pourquoi m’en priverais-je en déléguant cette activité à une machine ? Ce serait aussi absurde pour moi que de demander à un robot de faire des pompes à ma place, d’aller courir avec le dossard qui m’a été attribué ou de jouer une partie de tennis en mon nom tandis que je le regarde assis sur un gradin. Le résultat n’est rien sans l’activité qui le produit.

– Ces échanges autour du récit du jardinier et de l’esprit machinique qu’il dénonce m’incitent à évoquer l’ouvrage de l’économiste et historien de la pensée économique Arnaud Orain, Les savoirs perdus de l’économie (Gallimard, 2023) dans lequel il s’emploie, comme son titre l’indique, à mettre au jour des savoirs perdus, notamment ceux d’une « physique oeconomique » attachée à préserver les équilibres des milieux exploités par les hommes. Des savoirs élaborés localement, avec le souci de rester au plus près des particularités du contexte, par opposition avec d’autres savoirs annonciateurs de la science économique moderne prétendant ériger des lois explicatives générales, abstraites, censées s’appliquer partout. Au fond, n’y a-t-il pas quelque chose de cette opposition qui se joue dans les réactions suscitées par la tradition légiste portée par cette même ambition d’appliquer des réponses, en formes de nombres et de lois, valables en toutes circonstances ?

Romain Graziani : Je n’ai pas lu cet ouvrage, mais ce que vous en dites fait pleinement sens notamment au regard de la notion de loi que les légistes ont voulu uniformiser en dépit des coutumes, des traditions politiques propres à chaque royaume. L’imposition de normes linguistiques, numériques, judiciaires a été la source d’une violence considérable. Tant et si bien que le gouvernement légiste a dû parfois mettre de l’eau dans son vin et parvenir de manière subreptice à une double législation pour arriver à composer avec les particularités locales. En revanche, les normes de production ne suivaient pas ce modèle aussi rigide, les inspecteurs prenant soin d’examiner les caractéristiques du sol, du terreau, le climat propre à chaque région pour y imposer des normes de production adaptées. En définitive, cette adaptation se vérifie aussi dans le cas de la loi : sous l’apparence de son universalité, de son inflexibilité, de son inéluctabilité, il y eut des adaptations locales, des réaménagements pour pouvoir continuer à assurer l’ordre et maintenir son autorité sur des régions éloignées de la capitale.

– On touche là à un autre intérêt de votre livre qui tout en mettant au jour des permanences n’en pointe pas moins également des discontinuités historiques, jusqu’à une certaine dialectique entre les deux traditions, confucéenne et légiste, en plus de leur hétérogénéité…

Romain Graziani : Non seulement les traditions évoluent en Chine, comme en Occident, mais encore elles s’imprègnent réciproquement ou composent avec d’autres traditions et apports extérieurs – comme en Chine à l’époque moderne, le concept de démocratie, la science occidentales ou encore le marxisme. La Chine n’en réussit pas moins toujours à recouvrer le legs de la double tradition de ses origines, l’humanisme moralisant du confucianisme et le légisme, pour se réformer et renforcer son identité culturelle.

En sens inverse, on constate une contribution de la Chine à la pensée politique européenne, notamment au XVIIIe siècle où, notamment, la correspondance des penseurs des Lumières avec les Jésuites a permis de voir en la Chine – avec son idéologie confucéenne rationnelle, son élite administrative formée aux lettres et à l’éthique des vertus, sa méritocratie (qui permettait censément au fils d’un commerçant, à l’égal d’un fils de la noblesse, d’accéder aux fonctions les plus hautes) – une sorte d’État idéal leur permettant de brandir un contre-modèle à la monarchie absolue et aux pouvoirs occultes du clergé, qui prévalaient alors. Bref, la Chine a servi de référence à l’Europe tout comme l’Europe plus tard devait servir  de modèle à la rénovation de l’État chinois.

– Un autre fil conducteur parcourt les trois millénaires de l’histoire chinoise, c’est cette expression en forme de mantra, apparu au IVe siècle avant notre ère, « Enrichir l’État et renforcer l’armée ». Il est fascinant de constater qu’il ait, en dehors d’éclipses, traversé les siècles jusqu’à la Chine de Xi Jinping.

Romain Graziani : C’est d’autant plus remarquable que ce mantra a traversé les siècles en conservant les mêmes caractères fondamentaux, sans que la formule change jamais de sens. Il est indissociable de la tradition légiste, fille de la guerre, à la différence de la tradition confucéenne. Il naît au IVe siècle avant notre ère, dans une période de conflits généralisés et particulièrement meurtriers. Ce slogan était au départ une tentative de réponse à la nécessité d’assurer la survie de chaque État territorial engagé dans une course à l’hégémonie contre tous les autres royaumes rivaux afin de ne pas été anéanti par ses anciens alliés ou ses nouveaux ennemis. C’est dans cette perspective que se formule le credo d’une priorité absolue de renforcement de l’appareil militaire productif, de préférence agricole plutôt que manufacturier. Une orientation qui refait surface régulièrement au cours de l’histoire chinoise.

– Ce mantra ne manque pas de faire penser aussi au mercantilisme apparu en Europe, au sens où l’enrichissement des marchands était censé assurer la prospérité d’un Royaume et lui permettre de lever des armées…

Romain Graziani : Le parallèle est d’autant plus limité que la Chine a très tôt condamné le mercantilisme. Elle s’est opposée à la prolifération des marchands et à leur enrichissement, considérant qu’il s’agissait avant tout de spoliateurs de l’État, privant ce dernier de recettes potentielles. Les marchands sont donc condamnés, du moins théoriquement, aussi bien par les confucéens que les légistes. Dans les faits, il en est allé autrement : certaines classes de marchands ont pu non seulement prospérer, mais encore influencer l’État en livrant leur méthode de calculs et de mesures. Les marchands n’en resteront pas moins toujours condamnés pour des raisons idéologiques. Les préjugés anti-mercantilistes se maintiennent tout au long de l’histoire chinoise, même si encore une fois, dans les faits, des marchands enrichis sont parvenus aux plus hautes fonctions.

– Le dernier chapitre de votre livre est consacré à des philosophes ou penseurs chinois actuels, dont vous faites l’exégèse des œuvres. Vous vous montrez particulièrement critique à leur égard…

Romain Graziani : J’ai choisi pour ce faire un panel représentatif d’idéologues d’Etat ou de philosophes qui, à mon goût, font un peu trop de zèle aux pouvoirs en place, au détriment de la rigueur et de l’honnêteté intellectuelle. Les penseurs que j’estime en Chine, on ne les entend plus, ils ont cessé d’écrire, ont pris congé du public et des publications, et on ne peut les en blâmer.

Mais revenons aux auteurs que j’épingle dans ce livre: sous couvert de faire de la philosophie, ils se montrent avant tout des idéologues. Qu’est-ce qui distingue l’idéologie d’un discours philosophique me direz-vous ? Dans le cas présent, la négation ou la  distorsion des faits, le révisionnisme historique. En l’occurrence, ces auteurs occultent la violence de l’État, certaines guerres d’annexion et de conquête, et se livrent à une lecture très biaisée de leur histoire depuis ses origines. Je ne dis pas que les penseurs chinois actuels seraient tous des idéologues, mais ceux que j’épingle m’ont paru particulièrement saillants et en cohérence avec la trajectoire de la pensée politique chinoise actuelle.

Ce regard critique que j’ai pu exprimer en d’autres circonstances m’a valu des courriels et des commentaires de gens furieux, pour ne pas dire haineux. Comme lorsque je rappelle, cela n’a rien d’original, le fait que le gouvernement chinois avait une fâcheuse tendance à recourir à la rhétorique de l’offense en avivant le souvenir traumatisant du siècle de l’humiliation et des traités inégaux pour réaffirmer sa légitimité. On me répond que les Chinois ne haïssent pas l’Occident, ce qui est une toute autre question. Au prétexte que je critiquais la façon dont la Chine contemporaine installait son hégémonie sur les territoires environnants, j’ai été aussitôt accusé d’être le suppôt de Taïwan. Que voulez-vous, dès qu’on parle de la Chine contemporaine, cela soulève les passions et les jugements à l’emporte-pièce. Ceux qui se risquent à des propos subtils et nuancés sur le conflit israélo-palestinien en savent quelque chose.

– Sans compter que vous rappelez, toujours dans votre livre, le caractère récent de l’entité « Chine »…

Romain Graziani : Si la Chine est une civilisation très ancienne, elle est en revanche une jeune nation, et même plus jeune que les États-Unis. Jusqu’au XXe siècle, elle est restée dans une logique impériale, en dehors de l’ordre westphalien instauré à partir du XVIIe siècle. Elle ne disposait pas jusqu’au XXe siècle des notions politiques, juridiques et diplomatiques, qui auraient permis d’en faire un État-nation, avec sa souveraineté, ses frontières, sa constitution, et d’engager ainsi un dialoguer de plain-pied avec les puissances occidentales. C’est sous la pression de l’Occident, qu’elle a dû repenser ses concepts d’identité et de nationalité, le statut des minorités, délimiter ses frontières, désigner une langue nationale officielle, définir ses relations avec ses voisins. Sa transformation en État-nation a été une expérience d’autant plus douloureuse que les Chinois eurent pendant des décennies l’impression douloureuse d’être à la traîne et de se laisser dépecer par des ennemis compétents, très organisés, très dominateurs, très humiliants, dont elle peinait à comprendre le langage et les tactiques.

– Avant d’en revenir à vous et votre cursus, j’aimerais évoquer un mot qui pourrait caractériser cette Chine ancienne et contemporaine, à savoir l’ambivalence. Ambivalence qui se manifeste notamment dans cette coexistence des traditions confucéenne et légiste ; d’une critique de la technique, aussi marginale soit-elle, avec une tradition plus favorable à son égard. J’utilise ce mot d’ambivalence en ayant en tête l’usage qu’en fait l’historien Antoine Lilti dans son histoire de L’Héritage des Lumières, le mot figurant même dans le sous-titre : « Ambivalence de la modernité »[1]. C’est un mot que vous auriez pu convoquer pour caractériser la modernité chinoise. Sauf que ses occurrences sont rares sous votre plume…

Romain Graziani : Votre remarque est l’occasion de dire combien j’apprécie le travail d’Antoine Lilti qui, non seulement rend compte de l’ambivalence des Lumières, mais montre comment certaines personnes qui ont voulu évaluer le projet des Lumières se sont fourvoyées dans une interprétation unilatérale en les traitant soit de colonisateurs, soit de racistes – sans avoir manifestement lu leurs textes -, au lieu de saisir l’étourdissante diversité de cet héritage. Je ne prétendrai pas avoir restitué la même richesse de la pensée chinoise. Je reconnais m’être concentré sur certaines lignes directrices. Mais, oui, la Chine est ambivalente. Je l’illustre notamment dans le chapitre sur la surveillance dans lequel je rends justice à l’usage que la Chine fait de la science et de la technologie pour des causes honorables : des projets de civilisation écologique, la lutte contre la corruption, etc. Il ne faudrait donc pas voir la Chine par le seul prisme de l’imagination dystopique, d’une sorte de « nation black mirror ». Des cadres du parti communiste s’ingénient en toute bonne foi à améliorer les conditions de vie de la population, Tous ne font pas preuve de cynisme, tous ne cherchent pas à instrumentaliser les lois aux seuls fins de renforcer la surveillance et l’oppression du peuple. Cela étant dit, mon intention n’était pas de me lancer dans une Encyclopaedia Universalis de la civilisation chinoise. J’ai d’abord voulu tirer les fils d’une double tradition plurimillénaire. Bien évidemment, elle comporte des ambivalences et des ambiguïtés que je ne demande qu’à préciser dans des travaux ultérieurs.

– Ambivalences qui sautent déjà aux yeux du lecteur, tout comme l’hétérogénéité des deux grandes traditions qui parcourent l’histoire de cette Chine et les rapports qu’elles ont pu entretenir entre elles. Je m’étonnais juste de ce que vous ne fassiez pas plus usage de ce mot. Un mot sur la collection dans laquelle s’inscrit cet ouvrage comme le précédent… ?

Romain Graziani : L’intérêt de la collection de la Bibliothèque des histoires est de proposer des livres  qui ne se périment pas au bout de quelques années, mais fondent une immense œuvre patrimoniale, littéraire et mémorielle ! Encore une fois, le propos de cet ouvrage était de comprendre le temps présent à partir du temps long.  Même quand j’aborde la Chine contemporaine, je ne cherche pas à traiter de l’actualité brûlante. Cela m’aurait entraîné vers un format sans plus aucune commune mesure avec mon projet d’historien.

– Avant de clore cet entretien, j’aimerais vous inviter à expliquer ce qui vous a prédisposé à vous intéresser à la Chine, à apprendre le chinois : un attrait pour cette apparente Chine éternelle ? L’intérêt pour son héritage philosophique ?

Romain Graziani : Les motifs sont plus prosaïques que cela : j’ai toujours eu une appétence pour les langues étrangères. Avant d’intégrer la rue d’Ulm (l’ENS de Paris), j’en pratiquais plusieurs, mais toutes européennes. Or, le projet pédagogique de l’école invitait à apprendre une langue étrangère encore jamais étudiée. Mon choix s’est porté sur le Chinois, un peu par hasard. Ayant le goût des langues, je me suis pris au jeu jusqu’au jour où j’ai découvert un ouvrage de François Julien, qui devait vivement m’intéresser et m’inspirer : Le Détour et l’accès[2]. Il m’a convaincu d’entreprendre un travail sur la pensée chinoise, dont j’avais encore tout ou presque à découvrir. J’étais d’autant plus motivé qu’à l’ENS, j’avais l’impression de stagner dans l’histoire de la philosophie, puis de me dessécher au contact de la philosophie analytique.

– Vous êtes depuis devenu sinologue. Comment fait-on de la recherche sur la Chine avec un regard critique comme le vôtre ?

Romain Graziani : Le regard critique que je peux porter dans cet ouvrage-ci, à propos des idéologues contemporains, a été longtemps mûri de lectures et d’observations personnelles, mais je ne l’avais absolument pas au début de mes études chinoises. Et pour cause : je me suis d’abord intéressé en philosophe et linguiste aux sources anciennes, en apprenant à les lire, les traduire et les commenter. C’est peu à peu, en remontant le cours de l’histoire que j’en suis venu à m’intéresser à la période contemporaine. Entre temps, le contexte a changé. Dans les années 1990, on pouvait encore faire de la recherche en Chine assez librement, une liberté qui, aujourd’hui, fait rêver et me fait revoir cette décennie de la Chine, disons entre 1995 et 2005, comme un petit âge d’or.  

– Qu’en est-il concrètement des possibilités de mener des recherches en Chine ?

Romain Graziani : Comment continuer à faire de la recherche dans ce pays où chacun se mure pour se protéger ? C’est devenu très difficile et l’enjeu de nombreux séminaires de méthodologie dans les sciences humaines et sociales. La question se pose cependant avec moins d’acuité pour moi dans la mesure où je ne fais pas de recherche de terrain ou d’enquêtes sociologiques ; je ne vais pas à la rencontre de la population. Les sources sur lesquelles je travaille – les livres, les textes de loi, les interviews, la littérature officielle, etc. – sont accessibles. Je lis par ailleurs les blogs aussi bien d’intellectuels chinois officiels que de dissidents en exil ou simplement expatriés. Je continue ainsi à avoir un accès quotidien et renouvelé aux sources chinoises. Mais j’aurais beaucoup de mal, comme des collègues sociologues, politologues et anthropologues aujourd’hui, à me frayer des terrains d’enquêtes, a fortiori en toute liberté.

– Peut-on néanmoins envisager une traduction chinoise de votre livre ?

Romain Graziani : C’est envisageable, mais il faudrait consentir à de sérieuses révisions éditoriales, accepter d’adapter les cartes au format réclamé par le gouvernement chinois en y intégrant notamment Taïwan, y compris dans les cartes relatives à l’époque des Royaumes combattants, à l’époque où ce n’était qu’un rocher couvert de ronces. Je doute que le chapitre relatif à l’Unité puisse être traduit tel quel…. Au final, je suis plus optimiste quant aux perspectives d’une publication outre-Atlantique – elle est déjà acquise pour l’Allemagne. Si une traduction chinoise paraît, elle sera publiée à Taiwan, mais je souhaite qu’elle aborde un jour les rivages de la Chine continentale : ce serait là un signe de salut, non pas tant pour mon livre que pour ce que cela dirait du climat politique ! 


Notes

{1] L’Héritage des Lumières. Ambivalences de la modernité, Seuil, 2019.

[2] Le Détour et l’accès. Stratégies du sens en Chine, en Grèce, Grasset, 1995, rééd. Le Livre de Poche, coll. « Biblio », 1997 ; Le Seuil, coll. «  Points », 2010.

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