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Les lois et les nombres au prisme de la pensée chinoise (partie 1/2)

Entretien avec Romain Graziani

« Une prouesse éditoriale », c’est la formule qui nous est venue à l’esprit à la lecture de l’ouvrage Les Lois et les Nombres. Essai sur les ressorts de la culture politique chinoise (Gallimard, 2025), tant il parvient à embarquer le lecteur, qu’il soit sinologue ou pas (c’est notre cas), dans la Chine ancienne de plusieurs siècles avant notre ère, non sans l’éclairer sur la Chine contemporaine… Forcément, nous avons voulu rencontrer son auteur, professeur en études chinoises à l’ENS de Lyon, spécialiste de la pensée chinoise.

– Au risque de vous surprendre, ma première question ne portera pas sur le fond de votre ouvrage, pas plus que les suivantes sinon à la marge, car j’estime que c’est au lecteur de le découvrir par lui-même, de faire honneur au travail que vous avez consenti pour lui rendre accessible les fruits de vos travaux de recherche. Ma première question portera donc sur l’objet éditorial lui-même, un livre de plus de 500 pages, que je tiens pour être une « prouesse éditoriale ». Nul doute que bien d’autres ouvrages pourraient prétendre à cette qualification. D’ailleurs, plusieurs me sont rétrospectivement revenus à l’esprit. Toujours est-il que c’est à l’occasion de la lecture du vôtre qu’elle m’est venue pour la première fois. Après tout, on parle de « prouesse sportive », de « prouesse artistique », etc. Pourquoi ne parlerait-on pas de prouesse éditoriale, en en attribuant le mérite à des auteurs – sans omettre bien sûr le précieux concours de leur éditeur. Mais en quoi consisterait-elle en l’occurrence ? Entre autres choses, en ceci que vous nous éclairez sur la Chine contemporaine à l’heure du numérique, de l’IA et de la cybersurveillance, en nous plongeant dans une Chine de plusieurs siècles avant notre ère ! Vous le faites en 500 pages, donc, qui n’en restent pas moins accessibles pour les non sinologues – dont je suis -, sans rien céder cependant à la rigueur, à la précision du propos. Il faut dire que l’ouvrage est servi par une plume qui rend la lecture d’autant plus agréable. Et quand bien même des passages pourraient paraître plus exigeants, quand bien même pourrait-on avoir la sensation de se perdre au milieu de l’évocation de tant de penseurs chinois, de règnes et de dates, après tout, ils ne sont pas moins surmontables que les passages délicats que réserve le gravissement d’une montagne ! Comment réagissez-vous à ce premier « feedback » d’un lecteur béotien ?

Romain Graziani : Dès l’instant où je me suis lancé dans la rédaction de ce livre, je me suis préoccupé du lecteur. Et quand je dis lecteur, je ne pense pas à une abstraction, mais à quelqu’un de concret, à tel ou tel de mes amis, qu’il soit érudit ou pas. J’ai toujours été ennemi du jargon, de cette pose du savant qui cherche à éblouir ou du philosophe qui se plaît à se démarquer en usant de termes techniques, de néologismes inutiles, ou en pratiquant une sorte de langage inspiré proche de la vaticination. Pour avoir poursuivi des études à l’ENS de la rue d’Ulm, passé l’agrégation de philosophie, m’être formé au chinois classique à Cambridge puis Harvard, pour avoir désormais à mon actif une carrière de sinologue de près de trois décennies, j’estime ne pas avoir à faire étalage d’une culture savante ou d’une certaine aisance sur le plan conceptuel et théorique, je préfère partager sous la forme d’un essai accessible les quelques idées que j’ai pu mûrir sans les encombrer de tous les travaux philologiques antérieurs et être jugé sur pièce. La clarté du propos et la possibilité à tout lecteur de juger la cohérence du raisonnement participe selon moi d’une éthique de la communication. Je relis donc mes textes en n’hésitant pas à simplifier si besoin, quitte à devoir développer mon propos et rendre le livre un peu plus épais – c’est la rançon de cette quête de clarté. Cette préoccupation se retrouve dans les enseignements que je donne à l’ENS de Lyon : je privilégie les cours transversaux pour intéresser les non-spécialistes, leur donner le goût de la Chine, sans chercher à en faire des érudits. Certes, je ne suis pas le seul à travailler ainsi, j’ai eu de remarquables maître à cet égard, Jean-François Billeter ou Jean Levi. Mais la plupart du temps les sinologues multiplient les références allusives, les renvois à des œuvres inconnues des lecteurs ou à des périodes dont ils ne connaissent rien. C’est fort de l’expérience de ces déconvenues que je soutiens l’effort de toujours remettre les choses à plat en usant d’un langage aussi commun que possible, ce qui ne signifie en rien renoncer à l’élégance du phrasé ou à la précision dans le choix des mots !

– Pour autant, vous ne vous inscrivez pas dans une démarche de vulgarisation – une démarche à l’égard de laquelle le journaliste que je suis a plus que des réserves considérant qu’on peut avoir aussi plaisir à entendre un spécialiste s’exprimer dans une langue disciplinaire…

Romain Graziani : Je me méfie moi aussi beaucoup de cette démarche de vulgarisation, qui tend à atténuer la force des idées, à encourager les opinions radicales, à appauvrir l’analyse plutôt qu’à restituer la subtilité des choses. Je préfère œuvrer à un travail d’« ennoblissement » au sens où j’essaie de partager ce qu’il y a de meilleur et de plus intéressant dans les études chinoises. Les idées des auteurs et penseurs que je cite sont restituées telles quelles dans leur développement et leur ambiguïté. Je m’appuie sur de très nombreuses sources et matériaux – des chroniques historiques, des traités savants, des manuels de divination ou de mathématiques, des codes juridiques, des fables poétiques, des manuscrits inédits, etc. – mais plutôt que d’alourdir indûment le texte, je précise dans des annexes où les consulter en ligne, et annote au besoin la traduction.

– Au risque de vous surprendre, j’aimerais m’arrêter également sur la facilité avec laquelle vous parvenez à parcourir une aussi longue période, près de trois millénaires, en passant avec aisance d’un auteur, d’un règne, d’un royaume, à l’autre. De quel travail cette fluidité qu’on perçoit à la lecture est-elle le résultat ? D’un long processus d’édition,  impliquant des allers-retours avec des collègues et l’éditeur ? Je pose la question même si je suppose qu’il est d’abord le fruit de plusieurs années d’apprentissage de la langue chinoise et d’une fréquentation ancienne des auteurs que vous citez…

Romain Graziani : Je vous répondrai par le truchement d’une autre question, qu’on me pose souvent : combien de temps m’a-t-il fallu pour écrire ce livre ? Une question à laquelle je ne saurais répondre car, en réalité, c’est indécidable. J’ai commencé à apprendre la langue chinoise en 1992 puis, quelques années plus tard, à lire les sources classique . Il y a eu depuis tant de travaux, d’articles qu’il est impossible de dire quand la genèse du livre a commencé. Comme en montagne – pour filer votre métaphore –  des marches d’approche précèdent l’escalade proprement dite : il a fallu me familiariser avec les ressources expressives du chinois, avec des auteurs de toutes les époques, les relire durant des années, pour parvenir à comprendre ce que je pouvais en faire et arriver à construire une perspective de déchiffrement inédit de cette tradition de pensée. Sans compter les articles de nature bien plus technique que j’ai rédigés au cours des dix dernières années pour en extraire dans ce livre la substantifique moelle.

– Cela participe de cette « prouesse éditoriale » que j’évoquais. Mais cette prouesse tient aussi au fond. Disons-en donc un mot : votre ouvrage rend compte des réponses qui ont été apportée tant au plan intellectuel que pratique à une question lancinante, ayant traversé l’histoire de la Chine ancienne tout en trouvant un écho dans celle de la Chine contemporaine, à savoir : comment assurer la prospérité de l’État, et donc sa puissance militaire (en vertu de ce qui fera jusqu’à aujourd’hui quasiment office de mantra : « Enrichir l’État, renforcer l’armée »), malgré l’imprévisibilité de la production agricole, mais aussi du comportement des élites dirigeantes, à commencer par le souverain. Réponses qu’on peut schématiquement associer à deux traditions : la tradition confucéenne et la tradition légiste… Une double réponse que vous parvenez à mettre clairement au jour tout en rendant justice à leur hétérogénéité et influence réciproques, et aux discontinuités historiques…

Romain Graziani : Les réponses apportées à cette question d’un style de gouvernance est effectivement l’enjeu principal du livre. Ce faisant, je voulais présenter au lecteur une autre vision que celle d’une Chine essentiellement confucéenne, travaillée par les seules vertus prêtées au confucianisme : l’exemplarité, la bienveillance des élites à l’égard de la population, leur souci de nourrir le peuple et de le transformer moralement. Une autre tradition a existé, celle des légistes, qui s’en remet davantage aux calculs et à l’intérêt personnel, aux leviers des passions humaines, et bien sûr aux lois et aux nombres, dont j’ai fait le titre de mon ouvrage.

Ceux-ci ont été à mon sens trop négligés alors qu’ils sont fondamentaux dans l’organisation d’un Empire qui a fait très tôt, plusieurs siècles avant notre ère, la preuve de sa puissance au point de pouvoir prétendre être le précurseur des États modernes apparus en Europe. Je trouve d’ailleurs fascinant qu’à une époque aussi reculée soient pleinement attestés tous les critères d’un État si moderne, fondé sur une conception forte de la rationalité, un projet fédérateur parce que centralisateur, soucieux d’appliquer une politique d’homogénéisation et d’uniformisation. Bien plus, cette mécanique du pouvoir que je m’emploie à décrire, jusque dans ses rouages les plus concrets, a été en en certain sens un premier essai avant l’application des méthodes plus actuelles de digitalisation de l’État par l’exploitation des données numériques.

– C’est précisément ce que je trouve fascinant dans votre livre : sous prétexte de nous parler d’une Chine ancienne, de plusieurs siècles avant notre ère, c’est aussi de la Chine contemporaine que vous nous parlez en mettant au jour de troublantes continuités, sans pour autant verser dans l’anachronisme. Vous nous donnez à comprendre cette facilité avec laquelle la Chine contemporaine a adopté la ressource digitale à des fins de cybersurveillance.

Romain Graziani : L’idée selon laquelle tout peut être calculé, que tout peut être mesuré et donc anticipé et évalué, a été mise en œuvre très tôt en Chine, dès le IVe siècle avant l’ère chrétienne. Et ce, pour plusieurs raisons. D’abord parce que cela assurait une efficacité productive tout en améliorant les possibilités de prédiction – une idée qui est restée le credo des sociétés modernes. Ensuite, parce que cela permettait d’éviter les errances individuelles et, au niveau du pouvoir, l’inclination à l’arbitraire et au despotisme. Dès lors qu’on se fiait à des indicateurs, des mesures et des normes pour réguler le fonctionnement de l’État, de manière rationnelle, prévisible, on évitait les soubresauts de souverains en perdition, qui n’avaient d’autres effet que de ruiner leur peuple et leur territoire.

– On pourrait de prime abord vous soupçonner de projeter la Chine contemporaine sur ces États et Royaumes de la Chine ancienne. Sauf que vous ne manquez pas d’arguments forts : ces textes mis au jour au cours de ces dernières décennies par des fouilles archéologiques, qui témoignent de cette quasi obsession pour les nombres et les lois…

Romain Graziani : Précisons que nous disposons depuis longtemps des textes théoriques du légisme  qui, déjà, exprimaient une défiance à l’égard des décisions individuelles, des opinions, inspirations et intuitions personnelles et leur opposaient l’objectivité et la rationalité des nombres et des lois et leur nécessité pour un bon gouvernement. En cela, ces textes étaient déjà précurseurs de théories philosophiques apparues bien plus tard en Europe. Mais, désormais, en plus de ce corpus théorique, de très nombreux textes – des milliers –  sourdent depuis plusieurs années, de terre  à une fréquence accrue à l’occasion de fouilles archéologiques. Il s’agit de comptes-rendus d’inspection sur les lieux de travail et de production, de procès-verbaux d’arrestation, d’amendes, de jugements, de manuels pour fonctionnaire,  d’outils de calcul et d’évaluation, etc. Autant de textes qui montrent comment le credo politique des légistes s’est concrètement traduit dans les institutions, les règlements, dans la législation des différents royaumes chinois. Ils montrent comment la moindre activité, le moindre comportement est soumis à une évaluation chiffrée, à un contrôle débouchant sur sanctions et souvent des châtiments physiques. Le légisme n’a donc pas été seulement la vision théorique de penseurs et d’intellectuels ; il a été la philosophie pragmatique de l’État chinois depuis la période des Royaumes combattants. Je ne projette pas une réalité diffuse aujourd’hui dans un lointain passé, j’essaie au contraire de démontrer par le recoupement rigoureux des textes transmis et des données archéologiques l’extension et la solidité des racines de nos pratiques contemporaines dans le terreau de la Chine antique !

– De prime abord, on ne peut s’empêcher de penser à La Gouvernance par les nombres, d’Alain Supiot (Fayard, 2020), que vous citez d’ailleurs, jusqu’à ce qu’on comprenne, sous votre plume, que les nombres, comme les lois, ne revêtent pas dans la pensée chinoise les mêmes dimensions que dans la pensée occidentale.

Romain Graziani : En effet, la Chine n’a pas connu cette idéalisation des mathématiques comme forme reine du savoir. En revanche, des valeurs et usages tout à fait distincts ont été associés aux nombres, comme si la structure intime de la réalité répondait à une correspondance numérologique au point de pousser les penseurs, les intellectuels, comme les hommes d’État, à numériser, si on peut dire, l’intégralité de la réalité. Dit autrement, les nombres ne sont pas conçus seulement comme des unités de compte pour évaluer les recettes et les revenus ou les taxes. Ils sont aussi les emblèmes de certaines valeurs, de certaines dynamiques de la réalité qu’il faut toujours pouvoir prévoir et agencer, traduire dans les actes de la vie pratique. Voici un exemple pour illustrer mon propos : parmi le institutions impériales sont créés 6 ministères. Pourquoi 6 et non 5 ou 7 ? Parce que le nombre 6 désigne l’intégralité des dimensions de l’univers : le haut et le bas, plus les quatre points cardinaux. Un projet de gouvernement qui prétendait à l’universalité ne pouvait donc que se traduire dans la somme numérique relative à l’univers qu’il prétend réguler bien au-delà de la communauté humaine, car l’empereur s’est donné une mission cosmique pour ainsi dire. D’autres chiffres symbolisent tout aussi bien la totalité, ou la complétude ou encore la perfection, mais de façon toujours située et relative dans une sorte de topologie du pouvoir. Pour parler de l’ensemble des créatures dans l’univers, ce sera le nombre 10 000, la myriade. Pour parler d’un ensemble structuré de choses appartenant au même ordre, on parlera de 100 (les Cent familles). Pour parler d’un groupement de l’ensemble des réalités selon une répartition par résonances, affinités et ressemblances, on parlera des cinq grandes catégories : toute chose en ce monde se fédère sous un élément dynamique parmi cinq. Or il est important de garder à l’esprit que chacun de ces chiffres est un véritable opérateur dans les changements et les transformations qui animent la réalité. Les nombres ont en eux-mêmes une vertu propre, un dynamisme singulier et à ce titre ils contiennent les principes de classification des êtres. Le réel suit des séquences de développement ou de renversement dictées par une logique que la science des nombres peut mettre à jour.  Il ne s’agit pas là de suites arithmétiques mais de séquences que peuvent seules détecter les experts de la science divinatoire. La science du devenir est un art des nombres. Des valeurs qualitatives et idéalisantes sont ainsi associées aux nombres, qu’on ne peut pas retrouver dans l’usage qui est fait des nombres en Occident. Certes, là aussi, ils peuvent revêtir une dimension symbolique – qu’on songe à la tradition de l’ésotérisme – mais pas d’une manière aussi systématique qu’en Chine où la divination, l’astronomie, les mathématiques et le gouvernement forment une sorte de matrice à partir de laquelle se déploient les pratiques politiques, stratégiques et sociales.

– Un nombre retient particulièrement l’attention des penseurs et intellectuels, au point de virer à l’obsession, c’est l’Un. À ce propos, vous avancez une autre hypothèse on ne peut plus séduisante selon laquelle cette obsession pourrait être le symptôme de l’épreuve qu’ont pu constituer les conflits incessants de la période des Royaumes combattants (481-211 avant notre ère)…

Romain Graziani : En effet, les sources  du désordre, de la confusion et de la violence ont été repérées  dans la pluralité, la concurrence et l’absence d’ « harmonie » entre des réalités diverses lorsqu’aucune instance supérieure ne s’impose. En sens inverse, toute solution en faveur de la paix et de l’ordre a été associée à la restauration d’une unité prévalant sur le multiple. En Chine ancienne comme dans la Chine contemporaine, Grande Unité et Grande Paix sont une seule et même chose. La première s’est rapidement traduite dans le culte politique du monarchisme avec son corollaire sur le plan métaphysique : le Tao – qu’ont traduit souvent par « la Voie », mais qui en l’occurrence désigne plutôt ici l’ordre suprême. Certes, dans la métaphysique chinoise concrète, on peut percevoir des interactions entre le yin et le yang, mais tout est en dernier ressort subordonné à une Unité qui les transcende.

–  Je trouve séduisante cette hypothèse selon laquelle la dimension emblématique d’un nombre, l’Un en l’occurrence, soit en réalité comme le symptôme de plusieurs siècles de troubles et de violences des plus concrètes…

Romain Graziani : En effet, cette conception de l’unité suprême, dépend beaucoup plus de conditions inscrites dans l’histoire de la formation d’un paradigme politique que d’un culte intemporel promu par les penseurs chinois toutes époques confondues.

– Voilà pour les nombres, venons-en aux lois, qui, là encore revêtent des dimensions encore différentes qu’en Occident.

Romain Graziani : Pour nous autres Occidentaux, c’est difficile à comprendre intuitivement, mais les lois sont conçues comme des nombres et les nombres comme des lois. D’abord, parce qu’elles ont l’évidence d’une objectivité indiscutable. De même qu’on ne peut prétendre avoir chacun sa propre idée du résultat d’un calcul, de même les lois ne peuvent en principe prescrire selon les légistes, des sanctions différentes. La tarification des peines et des mérites se doit d’être prévisible, égale pour tous, et, donc absolument homogène et uniforme. Elle ne saurait dépendre des opinions, des humeurs, des préférences d’un pouvoir discrétionnaire. Les lois ont vocation à fixer des barèmes sur la base d’évaluations objectives. C’est pourquoi les articles de loi passent leur temps à donner lieu à des équivalences numériques. Par exemple, pour le vol de telle somme d’argent, c’est tant de coups de bâton lourd ou léger ; ou bien, selon la faute perpétrée, on déterminera la distance de l’exil dont sera frappé l’accusé. Ces équivalences ne sont pas instituées pour protéger les citoyens et créer un espace de liberté. C’est en cela que les lois sont, dans la tradition légiste, différentes des lois occidentales qui ont au contraire vocation à rappeler aussi les droits des citoyens. Dans la perspective légiste, les lois sont d’abord des outils de contrôle et de manipulation pour instituer un ordre en jouant sur la peur de souffrir et le désir de favoriser ses intérêts ; elles restent exclusivement dans les mains du souverain pour lequel il n’y a pas de contrepartie juridique, car lui-même n’est pas lié par le lois, d’où son pouvoir théoriquement absolu. Pour le dire autrement, les lois sont des instruments de domination, des outils de maintien de l’ordre public et des dispositifs incitant à maximiser la production sociale ; elles sont en cela de même nature que les nombres.

– On pense alors cette fois à Michel Foucault et à Surveiller et punir, sur lequel vous revenez à différentes reprises, mais pour souligner le fait que, là encore, il y a antériorité de la Chine dans l’invention des dispositifs de contrôle et de surveillance…

Romain Graziani : De sorte que nous pourrions dire que les penseurs légistes ont fait ce que Michel Foucault a entrepris bien plus tard : ils ont remplaçé le concept de souveraineté par celui de domination et de pouvoir, cherché à comprendre la rationalité du celui-ci en instituant une forme de biopolitique et de dressage des comportements selon les mêmes modalités que celles que Foucault attribue à la naissance des sociétés sécuritaires dans l’Europe de l’âge classique. Nul doute qu’il se serait énormément intéressé à cette tradition étatique chinoise – le légisme – s’il avait disposé des sources et du temps pour les étudier. Les phénomènes d’étatisation et de subjectivation qu’il décrit dans l’Europe des XVIe-XVIIIe siècle ne m’en apparaissent pas moins comme les derniers soubresauts d’une onde de choc qui a commencé à se propager dès les premiers siècles de l’ère chrétienne sur le continent asiatique.

Pour autant, vous l’aurez compris, il ne s’agit pas de relativiser la portée de l’œuvre de Foucault. Je lui suis d’ailleurs redevable d’une autre idée, celle de ne pas opposer de façon stricte l’État et le sujet individuel, mais au contraire de saisir la complexité de la dialectique qui les associe. Il n’y a pas de sujet autonome et isolé face au pouvoir : le sujet est déjà traversé des tensions et dynamiques qui ont présidé à la formation de l’État, il est informé par des normes qui le poussent à se définir comme sujet face à l’autorité politique. Cette dialectique complexe s’enrichit encore de la considération de l’expérience chinoise.

Propos recueillis par Sylvain Allemand

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