Saison I, épisode 2/3
Suite de notre série d’entretiens avec la conteuse Sylvie Mombo, auteure de Matières à conter (Sérendip’éditions, 2019, réédition 2024). Elle revient ici sur la retraite proposée du 11 au 15 juillet, par la conteuse britannique Jan Blake, dans le nord du pays de Galles, en pleine nature, dans une forêt de chênes…
– Pour commencer, pouvez-vous décrire la manière dont s’est déroulée la retraite à laquelle vous avez participé au pays de Galles ?
Sylvie Mombo : Comme annoncé, cette retraite a débuté par une plongée dans « Woyengi et la guérisseuse », un mythe de création du peuple Ijo, vivant dans le Delta du Niger. Il y est question d’une femme, Ogboinba, qui renonce à remplir la mission de guérisseuse que le dieu Woyengi l’a chargée de mener sur terre. Une mission qu’elle avait dit vouloir elle-même remplir, désireuse qu’elle est de sauver le monde. Mais le désir de devenir mère l’a emporté. Enfanter, mettre au monde, c’est ce à quoi elle aspire désormais. Elle retourne donc sur ses pas pour l’annoncer au dieu Woyendi. Sur son chemin, elle rencontre plusieurs péripéties. À chaque fois, elle s’en sort saine et sauve jusqu’à ce que… Je m’arrêterai là pour vous laisser le plaisir d’en découvrir la suite dans la bouche de Jan. Quant à la suite de la retraite, elle a consisté pour nous, la douzaine de participants à proposer un autre mythe ou conte qui entrerait en résonance avec celui-ci.
– Vous-même, comment êtes-vous entrée en résonance avec ce mythe ?
Sylvie Mombo : Il se trouve que je le connaissais déjà avant d’imaginer faire cette retraite. Gilles Bizouerne, un conteur qui a beaucoup compté dans ma formation de conteuse, l’avait raconté dans le cadre d’un spectacle. C’était dans les années 2010. Depuis lors, je n’en avais plus jamais entendu parler. C’est dire ma surprise de recroiser le chemin d’Ogboinba. Cela étant dit, j’avoue qu’actuellement, les mythes de création ne font pas au cœur de mon travail. Non que je ne m’y intéresse pas. C’est tout le contraire : les mythes me passionnent, mais depuis maintenant quatre ans, je suis engagée dans un projet de contes du Moyen Age : les « Trois anneaux et autres récits décameronesques », une adaptation d’épisodes du Décaméron de Boccace, que j’ai conçue avec deux musiciennes et une chanteuse. Si je me suis inscrite malgré tout à cette retraite, c’est d’abord, ainsi que je l’ai dit lors du précédent entretien, pour le plaisir de rencontrer enfin Jan Blake, à laquelle je voue une grande admiration, et découvrir par la même occasion d’autres conteurs, le tout avec l’anglais comme langue de communication.
– Néanmoins, avec quel conte avez-vous fait résonner le mythe ?
Sylvie Mombo : Avec un conte que je raconte depuis une vingtaine d’années, « Le Guerrier d’ébène » et dans lequel un arbre se transforme en être humain par amour pour une jeune femme, Matsang. Une première résonance avec le mythe de Jan où il est aussi question de transformation, en l’occurrence de la psyché de Ogboinba, qui de guérisseuse veut devenir mère. Mais il y eut une autre résonance, cette fois avec un arbre qui se trouve sur le site même de Cae Mabon où se déroulait la retraite : un arbre particulièrement majestueux, autant que celui de mon conte, et dans le tronc duquel est sculpté un personnage féminin. Une belle synchronicité s’il en est.
– Quel défi cela a-t-il été pour vous de raconter « Le Guerrier d’ébène » en anglais, de surcroît devant un public anglophone ?
Sylvie Mombo : Pourquoi ne pas le dire : j’en ai eu les pétoches ! (Rire). Malgré le sentiment d’avoir progressé en anglais, ça n’a pas été simple. Parfois, j’ai dû m’exprimer en français – ce que Jan et d’autres « stagiaires » m’avaient recommandé de faire, considérant que la langue ne devait pas être un obstacle. Au final, ce bilinguisme apportait quelque chose d’intéressant. J’ai aussi apprécié le fait d’avoir pu essayer. En revanche, lors d’un précédent exercice, je me suis totalement dégonflée : il s’agissait d’écrire une lettre à un des personnages du mythe de Jan ; quand est venu mon tour de prendre la parole, j’ai décliné ! Je n’y arrivais tout simplement pas. Pour autant, je n’ai pas eu le sentiment de m’être tenue à l’écart. Le groupe a fait preuve de tant de bienveillance ! L’occasion pour moi de saluer au passage le travail de Jan qui a su en composer un particulièrement harmonieux malgré la diversité des profils et des natiionalités.
– À vous entendre vous avez été plus traqueuse que lors d’une racontée devant un « vrai » public…
Sylvie Mombo : Oui, je me sentais très impressionnée, comme toute petite dans de grandes chaussures, encore plus quand j’entendais les conteurs raconter dans leur langue maternelle, l’anglais. C’était si fluide, si « naturel ». Bref, cette retraite fut aussi et peut-être d’abord une leçon d’humilité. Je mesure la hauteur du défi que je me suis lancé : avec le peu de mots dont je dispose, comparé à ces conteurs, il va falloir que je parvienne quand même à raconter une histoire, à faire voyager mon public, à l’émouvoir. Cela me conforte dans l’idée de continuer à séjourner régulièrement au Royaume-Uni, pour m’immerger dans sa langue, ses langues devrais-je dire. Dans mon souci de bien faire, j’articule chaque mot aussi distinctement que possible. Or, ce n’est pas ainsi qu’on parle, en anglais pas plus qu’en français. On passe son temps à manger des syllabes. Dans le langage quotidien, mais aussi quand on raconte des histoires.
– Au final, la retraite a-t-il été riche de motifs de satisfaction ?
Sylvie Mombo : Oui, absolument ! (Elle esquisse un large sourire). J’étais au milieu d’amoureux de la langue et c’est précisément ce à quoi j’aspirais avant toute chose. Quel plaisir que de pouvoir échanger autour des mots, parler en usant des termes les plus précis possible, sans avoir à s’en justifier…
– S’en justifier ?
Sylvie Mombo : Souvent, quand je parle en anglais, mes interlocuteurs anglophones me font remarquer que j’use de formules ou de termes « compliqués », en tout cas qu’eux utilisent rarement voire plus du tout. Il est vrai que c’est principalement par les livres, des œuvres littéraires – des romans, des contes, des poèmes – sans oublier la presse, que je m’emploie à parfaire mon anglais, avec toujours le souci de connaître les expressions idiomatiques, mais aussi les significations variées qu’un même mot peut revêtir. Mais le résultat, c’est que mes interlocuteurs se demandent parfois ce que je veux bien vouloir dire… D’où une certaine frustration ! Allez dans un pub, trois cents mots vous suffiront pour échanger avec les gens. C’est ce que m’a dit une Française, rencontrée peu après la retraite, lors d’un festival de blues, et qui vit en Angleterre depuis une trentaine d’années. Loin de moi comme d’elle de vouloir dénigrer ce pays et le nivellement par le bas dont sa langue serait l’objet. Nous pourrions faire le même constat en France ! Ainsi va l’usage de nos langues, dans la vie de tous les jours. C’est une tendance générale. Dans ce contexte, la retraite a été comme un îlot où j’ai eu tout loisir de renouer avec le plaisir de savourer les mots, de leur faire honneur !
– Qu’en a-t-il été de votre rencontre « en présentiel » avec Jan Blake, que vous ne connaissiez jusqu’à présent que de réputation et par vidéos interposées ?
Sylvie Mombo : Elle est telle que je l’ai vue dans ces vidéos ! Elle manifeste une telle authenticité quand elle raconte qu’il n’y a plus de sens à distinguer son statut de femme et celui de conteuse. Elle ne joue pas un personnage, elle est une femme qui raconte, femme et conteuse. Tant et si bien que je n’ai pas eu le sentiment d’avoir dû prendre le temps de la connaître. C’est comme si je retrouvais quelqu’un que je connaissais déjà. Pas de surprise, donc. En revanche, beaucoup d’émotion, d’enchantement. C’est quand même quelqu’un qui figure dans mon Panthéon personnel ! Je me suis même sentie honorée de pouvoir partager des journées avec elle, au milieu d’autres personnes qui la suivent depuis des années.
– Jusqu’à partager des repas, échanger de manière informelle en dehors des séances de travail ?
Sylvie Mombo : Vous faites bien d’évoquer les repas. Car Jan y accorde une grande importance. Elle a recouru aux services d’une cheffe qui les a tous confectionnés, pendant les cinq jours, avec des produits frais, locaux, et tout son cœur ! C’était si bon ! Or, j’en suis convaincue, quand votre palais est honoré par de bons plats, des aliments gorgés d’énergie, de vitalité, vous êtes plus enclin à partager : le repas, mais aussi la parole. De fait, j’ai été impressionnée et touchée par la qualité des échanges que j’ai eus avec chaque participant, y compris en dehors des séances de travail.
– Sur un plan plus strictement professionnel, quels enseignements avez-vous tirés de cette retraite ? Avez-vous appris de nouvelles techniques, « ficèles » ?
Sylvie Mombo : Aucune ! Et pour cause : ce n’était pas le propos. Cette retraite n’avait pas pour finalité de nous apprendre quoi que ce soit au plan technique. Jan a été on ne peut plus claire à ce sujet : il ne s’agissait pas d’un stage de formation, durant lequel elle nous dispenserait des outils, comme je peux le faire moi-même quand j’anime des stages, mais bien d’une retraite pour ce concentrer sur le matériau, un mythe de création en l’occurrence, pour voir comment il entrait en résonance avec notre propre histoire, un conte de notre choix. Il s’agissait aussi de voir comment à travers des expériences – par exemple : visiter la forêt alentour, y prélever des plantes, humer les odeurs, s’attarder sur les couleurs – on pouvait nourrir notre histoire, en enrichir la matière, les personnages…
– Nous y voilà ! Connaissant votre sensibilité aux milieux naturels, paysagers, à ce qu’ils peuvent recéler de vivants non humains – plantes, animaux, insectes… -, je m’attendais à ce que vous commenciez le récit de votre retraite par son cadre même…
Sylvie Mombo : C’est vrai, j’aurais pu commencer par là ! Le lieu dans lequel nous résidions, Cae Mabon, est un centre d’éco-retraite, situé, je le rappelle, dans le nord du pays de Galles, en pleine nature, dans une forêt de chênes. Il a été pensé, aménagé par un conteur, auteur et parolier, Eric Maddern, qui s’y est installé à la fin des années 1989. Il y a construit plusieurs cabanes, des huttes,… Il y a même créé une école, pour les besoins de la demi douzaine de familles qui y vivent en permanence. C’est encore lui qui a sculpté le tronc de l’arbre dont je vous ai parlé. Ce site, il ne l’a pas choisi par hasard: situé à proximité d’une carrière et d’un lac – où j’allais me baigner tous les matins -, il est traversé par une rivière… C’est dire si c’est un lieu chargé d’énergie, de vibrations. Aucun de nous, les stagiaires, n’y avons été indifférents. On peut même dire que l’environnement a directement influé sur notre travail. Il suffisait de voir comment chacun est comme descendu dans les profondeurs de son histoire pour s’en convaincre. Comme si le lieu était aussi devenu un personnage à part entière, auquel on se référait d’ailleurs d’une façon ou d’une autre dans nos histoires respectives. Eric Maddern lui-même nous a fait le cadeau de nous raconter une des siennes, à l’occasion d’une veillée. Un autre moment magique, qui a participé au charme de cette retraite.
– À vous entendre, on comprend que le mot même de retraite se justifiait pleinement, dès lors qu’on garde à l’esprit qu’il ne s’agit pas de se retirer du monde mais de se reconnecter à lui…
Sylvie Mombo : Je ne saurais mieux le dire. Il ne s’agit pas de se retirer, mais bien de se replacer au cœur du monde, profondément et, surtout, différemment. C’est précisément pour cela que j’aime bien ce mot de retraite.
– Au point d’en être repartie avec nostalgie ?
Sylvie Mombo : Avec nostalgie ? Non, aucune ! Plutôt avec l’assurance d’y renouveler l’expérience. Ce que Jan nous a proposé de faire l’année prochaine. J’en suis repartie également avec un enseignement on ne peut plus précieux, en forme de mot d’ordre : des histoires, des histoires et encore des histoires ! Le reste – le décor, le costume,… – en devient presque accessoire. Ce qui importe, c’est ce qu’on raconte, le matériau dont on dispose pour embarquer l’auditoire dans un récit, sans chercher à être un conteur/une conteuse, mais à être là, avec le public, tout simplement.
Propos recueillis par Sylvain Allemand