Dans les pas d’Hippocrate

EN CHEMIN

Depuis dix jours, Pierre marche. Dix jours déjà. Il avance sur ce chemin fréquenté chaque année par des milliers de personnes. Certains sont des pèlerins, d’autres de simples randonneurs.

Pour Pierre, il ne s’agit pas d’un pèlerinage. Ce projet, il l’avait en tête depuis longtemps. Mais le temps lui manquait. Il travaillait. Il aura fallu attendre l’heure de la retraite pour qu’il s’accorde quelques semaines de liberté. Il espère en profiter pour réfléchir, donner un sens à cette nouvelle vie qui s’annonce.

Ce chemin ne lui est pas inconnu. Quelques années plus tôt, il en a parcouru quelques étapes dans une période bien cruelle. À la suite d’un évènement familial dramatique, sa femme et lui doutaient de pouvoir simplement rester debout. Des amis avaient prévu de marcher. Ils les ont invités à les accompagner. Pierre et sa femme ont ainsi pu se redresser, avancer, marcher. Leurs amis allaient jusqu’à leur prendre la main pour les aider à tenir. De tels souvenirs ne s’oublient pas.

Aujourd’hui, Pierre marche sans tristesse. Il aborde une nouvelle période de sa vie. Il espère qu’elle sera belle. Sans bien savoir de quoi elle sera faite.

Pierre marche. Il n’a pas de but. Il a entendu les puristes de ce chemin prétendre qu’il faut le faire « en une fois et en partant de chez soi ». Il est bien parti de chez lui mais ne sait pas vraiment jusqu’où et jusqu’à quand il marchera. Il ne s’intéresse qu’à ce qu’il vit sur l’instant et à sa prochaine étape du soir. Certes, il reste en contact avec ses proches mais le temps qu’il s’accorde est vraiment pour lui.

Les premiers jours, il a fallu que le corps se dérouille. Progressivement, les étapes se sont rallongées, sans grand effort. Il a retrouvé la conscience d’avoir des pieds et s’est rappelé que ceux-ci ont besoin de soins attentifs. Ceux qui n’ont jamais marché longtemps n’imaginent pas le temps qu’on peut consacrer à ses pieds…
Il se sent bien. Il profite de longs moments de solitude mais aussi de rencontres, bavardant parfois. Jamais longtemps.

Pierre a été médecin. Ce métier, il voulait l’exercer depuis longtemps et il n’est pas excessif de dire qu’il l’a pratiqué avec passion. Il a connu des périodes très fécondes, a pu réaliser des projets innovants. Mais il a aussi connu des moments de doute, de frustration. Il lui est même arrivé de cesser son activité pendant de longs mois, ne trouvant plus sa place, pensant que ce métier n’était finalement pas fait pour lui. Quand il porte un regard sur sa carrière, il se voit un peu comme un insecte se débattant dans un bocal, se cognant contre les parois face à d’incessantes difficultés. Son parcours a sans doute été atypique sur bien des points.

Pendant des années, il a repoussé l’idée de la retraite. Il aimait trop ce qu’il faisait. Il appréciait notamment de plus en plus les rencontres avec les patients. Il sentait qu’il devenait plus attentif, capable de déceler des éléments de leur vie qu’il n’aurait pas vus quand il était plus jeune. Puis les contraintes n’avaient cessé de croitre et l’avaient progressivement emporté sur son désir de poursuivre. Le plaisir disparaissait avec le temps. Son arrêt d’activité avait été progressif mais cette fois c’était bien fini. Il ne prendrait plus en charge de patients. Ce qui était inimaginable peu de temps avant, était finalement perçu comme un soulagement. Il a la chance d’avoir pu transmettre son activité de consultations à un successeur. Cette chance est devenue rare.

Les jours passant, Pierre descend un peu plus vers le sud. La chaleur se fait sentir. Il se met en route tôt le matin pour ne pas souffrir sous le soleil trop vif de l’après-midi.

Ce soir, il sera accueilli dans un gite qu’il a connu quand il avait emprunté le chemin quelques années plus tôt. Il est tenu par un couple qui après avoir fait le chemin a choisi d’accueillir les marcheurs d’aujourd’hui. Il se souvient d’un accueil chaleureux mais également prudent : pas de chaussure de marche dans les chambres, sacs à dos enfermés dans des sacs étanches pour éviter toute contamination par des punaises de lit.

Il y arrive en milieu d’après-midi et commence par se reposer au soleil. Puis arrive le moment du repas. Les hôtes proposent que chacun se présente brièvement. Ils disent que récemment un homme a raconté son histoire : arrivé à la retraite il avait parcouru le chemin de bout en bout en quelques mois pour la première fois. Cette année il le faisait pour la seizième fois… Ce même homme avait récemment rendu visite à son frère en Pologne. Au moment de repartir, celui-ci lui propose de l’accompagner à la gare mais il répond que c’est inutile puisqu’il rentre à pied…

Pierre dit quelques mots de lui et répond brièvement aux questions. Sans entrer dans les détails, il raconte qu’il a été médecin et qu’il aborde sa nouvelle vie de retraité. Tous les médecins savent qu’il est prudent de ne pas trop en dire. Il y a bien trop de questions qui ressemblent à des consultations, questions auxquelles il n’est le plus souvent ni possible ni souhaitable de répondre.

Chacun en fait autant. Parmi les personnes qui se présentent, il en est une, plutôt effacée, qui dit juste disposer de quelques jours après une année d’étude éprouvante. Son projet est ensuite de rejoindre des amis pour poursuivre des vacances qui paraissent bien méritées.

Le repas se passe dans une ambiance joyeuse puis chacun regagne sa chambre pour reposer ce corps qui en a bien besoin. Pierre sait qu’il se lèvera tôt et qu’une étape un peu longue l’attend le lendemain. Il faudra prévoir des pauses.