Nous avons rencontré

Un Glissant toujours actuel

Entretien avec Tiphaine Samoyault

Du 2 au 11 août 2022, se déroulait le colloque « Édouard Glissant, la relation mondiale » sous la direction de Sam Coombes, Tiphaine Samoyault et Christian Uwe. En voici un deuxième écho à travers le témoignage de sa codirectrice – professeure d’université, écrivaine et critique littéraire -, qui revient ici sur sa genèse et ses premiers enseignements, à quelques heures du départ.

– Pouvez-vous, pour commencer, revenir sur la genèse de ce colloque

T.S. : Elle remonte au colloque autour de Frédéric Jacques Temple[1], qui s’était tenu en 2015, avant de se préciser l’année suivante, lors du colloque sur les « Brassages planétaires »[2], auquel avaient participé Sylvie Glissant ainsi qu’un certain nombre de nos intervenants, comme l’écrivain et artiste Dénètem Touam Boa Pour ma part, j’ai rejoint l’aventure en 2019 – Sylvie et Édith m’ayant proposé de diriger le colloque. Je connaissais Cerisy pour avoir notamment participé au comité scientifique du « Roland Barthes : continuités, déplacements, recentrements », qui s’était tenu en juillet 2016 et avoir été invitée à bien d’autres colloques (Annie Ernaux, Michel Deguy, Julia Kristeva, etc.). J’ai ensuite proposé deux codirecteurs, Christian Uwe et Sam Coombes, Maîtres de de conférences respectivement en études culturelles et littérature comparée à l’université du Minnesota (Etats-Unis), au département des cultures et langues européennes à l’Université d’Edinburg. Depuis, la crise sanitaire et les périodes de confinement sont passées par là, contraignant à reporter notre projet. Il y a cependant une autre explication à cette longue gestation : la recherche autour d’Édouard Glissant et de son œuvre est multiple, parfois conflictuelle. Il nous a donc fallu prendre le temps de parvenir à un juste équilibre dans les perspectives. Cela n’a certes pas empêché à des tensions de se faire jour pendant le colloque, mais au moins étaient-elles motivées par des divergences intellectuelles et non idéologiques ou affectives.

– Comment avez-vous envisagé le programme, en dehors de cette recherche d’équilibre que vous avez évoquée ?

T.S. : Pour ce qui me concerne, je tenais à ce que le colloque ait une dimension internationale, en y faisant venir des intervenants du monde entier. Plus facile à dire qu’à faire ! Mais je crois que nous y sommes parvenus, malgré d’inévitables défections et indisponibilités, avec la présence de personnes venues des Antilles, d’Afrique, d’Amérique du Nord, d’Asie et d’Europe. Une Australienne s’est inscrite d’elle-même en dernière minute pour suivre nos travaux. Cette diversité est à mon sens une des premières caractéristiques du colloque. Une autre de ses caractéristiques, à laquelle je tenais également, est de pas être un colloque « de et pour » les spécialistes. Au contraire, j’ai souhaitais qu’il fût l’occasion de faire dialoguer des personnes dont Glissant est l’objet de recherche principal, dans tel ou tel domaine (l’anthropologie, la philosophie, la littérature et les arts plastiques) avec des personnes qui, sans en être des spécialistes, sont intéressées, pour ne pas dire frappées, par son œuvre, en empruntent des notions. De ce point de vue, je pense que l’objectif a, là aussi, été atteint : le dialogue a bien eu lieu et ce, pour le plus grand profit des uns comme des autres.

– Quel autre enseignement tirez-vous de ce colloque qui vient tout juste de s’achever ?

T.S. : [ Elle réfléchit… ] Forcément, beaucoup de choses se sont produites qui n’étaient pas prévues, mais cette imprévisibilité ajoute encore à l’intérêt de ce colloque. Elle doit beaucoup, justement, à la diversité des personnes qui y assistaient, que ce soit comme intervenantes ou comme auditrices, ou tout simplement au fait qu’elles se rencontrent, en vrai. Un véritable dialogue s’est instauré, que ce soit à l’issue des communications ou, de manière plus informelle, lors des repas ou de ces autres moments que nous pouvons partager au cours d’un colloque de Cerisy. Un dialogue à la fois générationnel et intergénérationnel, malgré ou, au contraire, grâce à des différences de points de vue, mais aussi de modes d’expression. Il y a de toute évidence, de la part de la jeune génération, une forme de combativité ; elle retient de Glissant quelque chose de plus offensif pour nourrir ses propres luttes notamment par rapport aux enjeux écologiques. Même si je souhaitais que cette dimension politique soit abordée – une journée entière lui était pleinement consacrée – elle s’est révélée plus importante que je ne le pensais. Plus intéressante aussi que cette manière lénifiante dont les sciences humaines ont de traiter parfois des défis de l’écologie. Le colloque a été l’occasion de le rappeler : qu’on le veuille ou non, la violence est inhérente à toute relation. Édouard Glissant ne dit pas autre chose. Chez lui, elle ne saurait être envisagée non plus comme un simple concept. Elle est une réalité concrète, à partir de laquelle peuvent s’inventer d’autres mondes. Soit le principe de la créolisation. Dans cette perspective, les luttes ont toute leur place. Elles doivent se poursuivre en toute lucidité, au quotidien, et pas seulement sur le terrain des concepts ou par concepts interposés. C’est une des conclusions de ce colloque, à laquelle je m’étais pas attendue mais dont je ne peux que me réjouir. Je tiens encore à souligner la qualité des contributions des jeunes chercheurs intervenus au cours du colloque, y compris les doctorants, dont la plupart se sont inscrits d’eux-mêmes et non à l’invitation de leurs directeurs/trices de thèse, et sans même y avoir été officiellement invités par nous, ses directeurs (c’est un autre intérêt des colloques de Cerisy que d’être ouverts à des auditeurs libres). La diversité de leur approche, en plus des nationalités qu’ils représentaient, a ajouté à la richesse des échanges et, j’ajouterai, à leur charme : c’est fou la diversité des accents, au sens littéral du terme, qu’on a pu entendre au cours de ce colloque ! C’est d’ailleurs peut-être ce que j’ai le plus aimé.

– Précisons que ce colloque avait encore pour particularité de se dérouler en parallèle au Foyer de création et d’échanges qui, pour sa troisième édition, avait pour thème « Que peut la littérature pour les arbres » ? Cela a-t-il apporté quelque chose de particulier à la dynamique de votre colloque ?

T.S. : J’ai trouvé qu’il y avait une pertinence évidente à programmer les deux, le colloque et le Foyer, en parallèle. C’était d’ailleurs si évident qu’on pouvait se demander s’ils n’avaient pas été conçus dans un même mouvement ! Étant impliquée dans l’organisation de mon colloque, je n’ai pu malheureusement participé au Foyer, hormis une des soirées communes – la présentation d’un travail d’une des résidentes autour des fougères -, mais je sais que des membres du colloque y ont pris part comme Cécile Chapon dont la communication (« Le vivant comme relais pour un imaginaire du monde ») a fortement intéressée les animateurs du Foyer. En sens inverse, des résidents ont assisté à nos travaux, pensant ne venir qu’à une communication ou deux pour finalement y revenir à plusieurs reprises, se prenant au jeu de cette coïncidence magnifique, entre leur Foyer et notre colloque.

– J’en témoigne pour avoir assisté à bien plus de communications que je ne l’avais prévu ! Concluons cet entretien sur une autre particularité de ce colloque : il se déroulait à Cerisy ! Quelle valeur ajoutée a pu avoir ce cadre avec son château, son parc, ses rites… ? Pour le dire autrement, ce colloque aurait-il pu se produire ailleurs en produisant des effets tout aussi intéressants ?

T.S. : La pensée de la relation est aussi une pensée qui doit s’inscrire dans un lieu, dans lequel chacun peut se situer. Une île aurait tout aussi bien fait l’affaire, a fortiori si c’était celle de la Martinique ! Mais Cerisy en est une à sa façon : non pas qu’on y soit coupé du monde, mais on sort très peu du lieu, hormis le jour de détente, ou les écoles buissonnières qu’on peut s’autoriser. Pour ma part, c’est la première fois que j’y restais aussi longtemps (dix jours !). J’ai été très sensible à la force du lieu. Ici, nous sommes en symbiose avec les arbres, jusqu’au minéral, aux pierres, dont la couleur ajoute au caractère magique de l’ambiance qui règne ici, la rendant d’autant plus propice au déploiement de la pensée, aux échanges. Curieusement, les participants avaient beau venir de différents coins du monde, leur rencontre ici, dans ce lieu, semblait comme frappée du sceau de l’évidence. Son apparente insularité a eu pour effet de les rapprocher quand bien même ne se connaissaient-ils pas encore pour beaucoup d’entre eux. Tout s’est passé comme si nous participions d’une même communauté, par delà nos différences de langue, de culture. Nous n’avons pas eu d’effort à faire pour nous mettre au diapason les uns des autres. Un des maîtres mots du colloque a été sans surprise celui de traduction : il en a été largement question tant sur le plan théorique qu’en termes de pratique, au regard, bien sûr, de la relation, de son rapport à l’intraduisible, de l’« opacité » (un autre concept majeur d’Édouard Glissant, comme garde fou de l’appropriation de la pensée de l’autre). Un maître mot qui a permis d’approfondir l’expérience d’un être-ensemble.

– Ce que vous dîtes à propos de l’insularité me remet en mémoire ce qu’Édith dit de Cerisy, à savoir que ce serait une « oasis de décélération »… Vous retrouvez-vous dans une telle formule ?

T.S. : C’est vrai et, en même temps, pas autant que cela ! C’est vrai dans la mesure où, effectivement, à Cerisy, on prend le temps de la rencontre, de l’échange. Tant et si bien qu’au moment où je vous parle, à l’issue de ce colloque, j’ai l’impression qu’un temps indéfini s’est écoulé depuis le premier jour. Ce qui tranche avec des colloques plus académiques, durant lesquels les communications se succèdent sans réelles discussions. Ici, on prend le temps de revenir sur des sujets de débat. Le rythme des journées procure plus une sensation de lenteur que de décélération. D’autant plus que notre programme n’en a pas moins été chargé comme du reste la plupart des colloques de Cerisy. Chargé  en communications, mais aussi en moments de partages collectifs. Même si le lieu se prête aux promenades solitaires ou en petits groupes, on dispose finalement de peu de temps pour s’y consacrer, sauf à sécher des communications. On aimerait avoir plus la possibilité de jouir de ce temps-là, d’en avoir également pour lire comme nous y invite d’ailleurs la belle bibliothèque du château. Nous sommes finalement portés par une énergie qui peut être… fatigante !

– J’en témoigne même si à l’issue de ce colloque je vous perçois plutôt joyeusement épuisée !

T.S. : C’est tout à fait cela ! Je suis moins fatiguée que « joyeusement épuisée » ! [ rire ].

Propos recueillis par Sylvain Allemand

Portait de Thiphaine Samoyault ©-Benedicte-Roscot

Notes

[1] « Périples & parages. L’œuvre de Frédéric Jacques Temple », sous la direction de Marie-Paule Berranger, Pierre-Marie Héron, Claude Leroy », du 14 au 21 août 2015.

[2] Sous la direction de Patrick Moquay, Véronique Mure, Sébastien Thiéry, du 1er au 8 août 2016.

Retour en haut